Comprendre la décadence

Après avoir publié de nouvelles traductions de Max Scheller (L’homme du ressentiment) et de G.K. Chesterton (Orthodoxie), ainsi que la première version française de L’État servile d’Hilaire Belloc, les éditions Carmin poursuivent leur œuvre de salubrité intellectuelle en éditant deux œuvres de Théodore Darymple. Quel est l’intérêt de cet auteur britannique inconnu du public francophone ?

Depuis bien longtemps j’apprécie et goûte presque quotidiennement à la prose de Bossuet, l’intraitable et pourtant irénique évêque de Meaux. Je garde précieusement dans ma sabretache un petit volume de l’auteur du Grand Siècle, que ce soient les Oraisons funèbres, les Discours sur l’histoire universelle, les Elévations ou encore l’Histoire des variations des églises protestantes. Dans les transports publics, lors de pauses ou en compagnie de raseurs, je sors mon « Bossuet ». Il y a quelques semaines je suis tombé sur une phrase toujours mal citée et souvent tronquée du grand évêque : « Mais Dieu se rit des prières qu’on lui fait pour détourner les malheurs publics, quand on ne s’oppose pas à ce qui se fait pour les attirer. Que dis-je ? Quand on l’approuve et qu’on y souscrit, quoique ce soit avec répugnance ». Ce constat clair et sans appel n’a pas pris une ride et vaut pour nous aujourd’hui. Force est de constater que peu d’auteurs vont au-delà de la déploration de ce qui ne va pas. Les deux livres de Théodore Darymple : Life at the Bottom (Zone et châtiment) et Our Culture, What’s left of it (Culture du vide), que viennent de traduire et de publier les éditions Carmin, nous ouvrent un chemin sans concession ni prise de tête afin de comprendre les causes de la décadence de notre société.

Theodore Darlymple, de son vrai nom Anthony Malcolm Daniels est un auteur, psychiatre et critique culturel britannique. Loin de se contenter de théories et de vaticinations convenues, il nous propose des analyses profondément influencées par son expérience de médecin et de psychiatre dans les quartiers les plus défavorisés et les prisons anglaises. Il ne s’agit pas de résumer les ouvrages qui viennent de paraître en français, mais plutôt d’explorer les idées centrales de la pensée de Darymple.

Darlymple propose des analyses influencées par son expérience de médecin et de psychiatre dans les quartiers les plus défavorisés et les prisons anglaises

Littérature et philosophie

Bien que les écrits de Darymple fassent référence à ses riches expériences professionnelles, il s’appuie fréquemment sur des œuvres littéraires pour illustrer ses points de vue et fournir des perspectives plus approfondies tant sur la société que sur la nature humaine. Des auteurs tels que Fiodor Dostoïevski, Georges Orwell et Joseph Conrad comptent parmi ses influences clefs, offrant ainsi des perspectives sur la complexité de la condition humaine ainsi que les dilemmes auxquels sont confrontés les personnes et les sociétés.

L’utilisation de la littérature par Darymple n’est pas décorative mais elle sert à souligner ses arguments et à fournir un contexte plus riche à ses critiques. Par exemple, il fait souvent référence à Dostoïevski sur les questions existentielles, ceci afin de souligner l’importance de la clarté morale et les dangers du nihilisme. De même, la critique d’Orwell sur le totalitarisme et la manipulation de la vérité font échos aux préoccupations de Dalrymple concernant l’érosion des normes et l’impact du relativisme. Selon Darymple, « la littérature nous offre un miroir de la condition humaine, nous aidant à comprendre les profondeurs de l’âme et les enjeux moraux de nos actions ». (La Culture du vide – 2005)

Philosophiquement, Darymple s’inscrit dans la tradition conservatrice anglaise qui valorise la responsabilité individuelle, l’ordre social et la préservation de l’héritage culturel. Il est influencé par des penseurs tels qu’Edmund Burke, qui a mis en avant l’importance de la tradition et les dangers du changement radical. Darlymple partage le scepticisme de Burke à l’égard des grands projets utopiques et les réformes radicales, soulignant plutôt la nécessité de maintenir les structures sociales qui ont prouvé leur efficacité au fil du temps : « Les leçons du passé, incarnées par nos traditions, sont les guides indispensables pour affronter les défis du présent et du futur » (Spoilt Rotten : The Toxic Cult of Sentimentality – 2010)

Les malheurs de l’État-providence

La critique de l’État-providence est un thème récurrent de la pensée de Darlymple. Bien que l’État-providence soit conçu pour aider les nécessiteux, il crée souvent une culture de dépendance qui prive les individus de leur sens des responsabilités et de l’initiative personnelle. Dans Zone et châtiment, Darlymple illustre comment le système de protection sociale peut piéger les personnes dans un cycle de pauvreté et de désespoir, favorisant ainsi un microcosme où la dépendance à l’aide de l’État devient une façon de vivre.

Pour Dalrymple, l’État-providence encourage malgré lui une mentalité de droit plutôt qu’une mentalité de responsabilité. Il n’hésite pas à raconter de nombreuses anecdotes tirées de sa pratique médicale, décrivant des patients habitués à vivre des prestations sociales et perdant toute motivation pour améliorer leur situation. Cette dépendance éroderait la dignité et le respect de soi, conduisant à un sentiment d’apathie et de résignation inconscient. 

De plus, Darymple soutient que l’État-providence affaiblit les liens communautaires et familiaux. En effet, traditionnellement, les familles et les communautés locales fournissaient un soutien à leurs membres, développant un sens des obligations mutuelles et de l’interdépendance. L’État-providence remplace les réseaux traditionnels, conduisant à une atomisation sociale et à une diminution de la cohésion communautaire et sociale.  

Le relativisme comme nouvelle valeur

Un aspect significatif de la pensée de Dalrymple réside dans la critique sans concession de la décadence culturelle et morale de la société contemporaine. Il observe que l’érosion des valeurs traditionnelles telles que la discipline, le respect de l’autorité et la responsabilité personnelle a conduit à un malaise sociale généralisé. Dans La Culture du vide, Dalrymple déplore la montée du relativisme, qu’il considère comme une excuse et même une incitation aux comportements destructeurs.

Dalrymple soutient que l’abandon des normes mène à une société où tout est permis, ce qui entraîne une perte d’ordre et de cohésion sociale. Il critique les élites intellectuelles et culturelles autoproclamées, qu’il appelle les « mandarins », pour avoir promu le relativisme et sapé le tissu moral de la société. Ces pseudo-élites justifient trop souvent les comportements et les attitudes nuisibles sous prétexte de tolérance et de compréhension, affaiblissant ainsi les normes sociales qui maintiennent l’ordre et la civilité.

Les conséquences ne se font par attendre et sont évidente selon Dalrymple. L’auteur note une augmentation de l’incivilité, du manque de respect ainsi que de l’agressivité pure et simple dans la vie publique. Il attribue cela à l’affaissement de l’éducation et à l’absence de règles éthiques claires. A son avis, lorsque la société échoue à inculquer le sens du bien et du mal à ses membres, elle prépare le chemin à une augmentation des comportements antisociaux.

Dalrymple relève que cette décadence morale est souvent la plus visible dans les environnements défavorisés où il a travaillé. Pour lui, les attitudes permissives et l’absence de ligne éthique explicite contribuent à perpétuer les problèmes sociaux (toxicomanie, désintégration familiale, violence, etc.).

L’échec de la famille et de l’éducation

Dalrymple accorde une grande importance à la famille en tant que pilier de la stabilité sociale. Il critique les politiques et les « questions sociétales » qui sapent la structure familiale traditionnelle.  Dans un grand nombre de ses écrits, il souligne les effets néfastes de la désintégration de la cellule familiale, en particulier la montée des foyers monoparentaux, qu’il associe à divers maux sociaux, y compris la délinquance juvénile et l’échec scolaire.

N’en déplaise aux bien-pensants, Dalrymple croit que les enfants élevés dans des familles stables à deux parents sont plus susceptibles de développer les valeurs nécessaires à une vie réussie. Il soutient que la famille traditionnelle offre un environnement propice à l’apprentissage du respect, de la responsabilité et de la maîtrise de soi. Au contraire, la désintégration de la famille conduit souvent à des environnements où les enfants manquent de références et de soutien approprié : « La désintégration de la famille est à la racine de nombreux problèmes sociaux, privant les enfants d’un cadre stable et discipliné » (Spoilt Rotten : The Toxic Cult of Sentimentality – 2010)

En parallèle à la famille, l’éducation est un autre domaine où Dalrymple voit les problèmes les plus significatifs. Il critique les pédagogies modernes qui, selon lui, se sont éloignées de la transmission des connaissances fondamentales et des valeurs traditionnelles. Dalrymple est particulièrement critique avec les théories éducatives progressistes qui mettent l’accent sur l’expression et l’estime de soi au détriment des savoirs académiques et de l’éducation morale.

Il soutient que de telles approches n’arrivent pas à doter les étudiants des compétences et de la discipline nécessaires pour réussir dans la vie : « L’éducation moderne, centrée sur l’estime de soi plutôt que sur la rigueur académique, produit des individus mal préparés à affronter les défis de la vie» (idem). En fait, Dalrymple croit qu’un retour aux valeurs éducatives traditionnelles, accompagné d’une éthique du travail, de respect de l’autorité et de la transmission de l’héritage culturel sont essentiels pour inverser cette tendance mortifère.

Les causes de la délinquance

Dalrymple, ayant travaillé dans des prisons et des quartiers défavorisés, offre un autre regard sur les causes de la criminalité. Il rejette l’idée que cette dernière soit principalement causée par des facteurs économiques. Il soutient que la criminalité résulte bien souvent de déficiences éthiques et culturelles. Dans The Knife Went in (2014), examinant les parcours de vie des criminels, il trouve que beaucoup sont issus de milieux marqués par des dysfonctionnement familiaux et sociaux plutôt que par des difficultés économiques. Pour lui, « la criminalité n’est pas simplement une conséquence de la pauvreté, mais souvent le résultat de choix moraux et de contextes culturels défaillants ».

Dalrymple soutient que la vision habituelle des délinquants comme victimes de leurs circonstances ignore le rôle des choix individuels et éthique. Il soutient qu’en se concentrant trop sur les explications socio-économiques, on empêche la société de traiter les problèmes moraux et culturels sous-jacents qui conduisent à la délinquance. Cette constatation l’amène à plaide pour des actions sociales qui mettent l’accent sur la responsabilité personnelle et la réforme morale plutôt que sur une simple intervention économique.

Un thème récurrent dans l’analyse de la criminalité et de la délinquance est ce que Dalrymple appelle la « culture de l’excuse ». Il soutient que la société contemporaine cherche à excuser le comportement délinquant en l’attribuant à des facteurs externes tels que la pauvreté, le manque de chance ou des traumatismes psychologiques. Tout en reconnaissant que de tels facteurs puissent jouer un rôle, Dalrymple insiste sur le fait qu’ils ne déchargent pas les personnes de leur responsabilité.

Dalrymple n’est pas tendre avec le système de justice pénale ainsi qu’avec les services sociaux pour avoir adopté une approche thérapeutique bienveillante plutôt que punitive face à la criminalité. Cette tendance à excuser le comportement criminel conduit à un manque de responsabilité et perpétue un cycle de récidives. A rebours de la pensée dominante, il en appelle au retour d’une justice qui met l’accent sur la punition et la dissuasion, soutenant qu’une telle approche serait plus susceptible de réduire la criminalité et de préserver l’ordre social.

La faillite des élites

Dalrymple est très critique avec les élites intellectuelles et culturelles. Il les accuse d’avoir joué un rôle significatif dans la promotion d’idées et de politique qui ont sapé et affaibli les valeurs traditionnelles et l’ordre social. Il soutient que ces élites vivent de vies isolées, déconnectées de la réalité à laquelle sont confrontées les classes populaires. Cette déconnexion les conduit à endosser des idéologies et des politiques progressistes qui exacerbent les problèmes sociaux au lieu de les atténuer.

Dans Le Nouveau Syndrome de Vichy : pourquoi les intellectuels européens abdiquent face à la barbarie (2010), Dalrymple décrypte comment les intellectuels européens, animés par un sentiment de culpabilité et un désir de paraître compatissant, ont embrassé le relativisme culturel et l’anti-occidentalisme. Il soutient que cet état d’esprit affaiblit l’identité culturelle de l’Europe et sa capacité à relever efficacement les défis sociaux.

Les valeurs traditionnelles

La pensée de Dalrymple est fondamentalement conservatrice. Elle met l’accent sur l’importance des valeurs traditionnelles et la méfiance envers les grands projets « sociétaux ». Il croit que des principes tels que l’éthique du travail, l’autodiscipline et le respect de l’autorité sont essentiels pour maintenir une société stable et prospère. 

Le conservatisme de Dalrymple se méfie aussi de l’implication étendue de l’État dans la vie des personnes, soutenant que de telles interventions font souvent plus de mal que de bien. Il préconise des solutions plus petites et locales aux problèmes sociaux, mettant l’accent sur le rôle de la communauté et la responsabilité personnelle plutôt que sur les approches bureaucratiques centralisées.

La pensée de Dalrymple offre une critique profonde et provocatrice de la société moderne. Une chose est certaine on ne sort pas indemne d’un de ses ouvrages.

Paul Sernine

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Darlymple explique de façon fascinante comment les intellectuels progressistes aiment à nier les vérités encombrantes. Pour le découvrir, merci de vous connecter ou de prendre un abonnement.

« Les mécanismes mentaux utilisés par les intellectuels progressistes pour se cacher la vérité à eux-mêmes et aux autres » 

Tout d’abord, il y a le déni pur et simple. L’augmentation de la criminalité, par exemple, a longtemps été considérée comme un simple artefact statistique, avant qu’il devienne impossible de la nier sous le poids des preuves. À l’époque, on nous disait que ce n’était pas tant la criminalité qui augmentait que la volonté ou la possibilité pour les gens de la signaler — par la diffusion du téléphone. Quant à la baisse du niveau scolaire, elle a longtemps été niée par le recours aux statistiques montrant que de plus en plus d’enfants réussissaient les examens. Cette demi-vérité omettait de dire que ces examens avaient été délibérément rendus si faciles qu’il était pratiquement impossible d’y échouer (le concept d’échec ayant été aboli), sinon en refusant de s’y présenter. Cependant, même le plus progressiste des professeurs d’université ne peut plus nier que ses étudiants ne maîtrisent ni l’orthographe ni la ponctuation. 

Deuxièmement, on trouve la comparaison historique tendancieuse avec une lointaine époque. Oui, on l’admet, violence et vulgarité font partie intégrante de la vie britannique moderne, mais cela a toujours été le cas. Lorsque les supporters anglais se sont déchaînés en France pendant la finale de la Coupe d’Europe de football (comportement désormais systématiquement attendu de leur part), même le très conservateur Daily Telegraph a publié un article affirmant qu’il n’y avait là rien de nouveau et que l’Angleterre hanovrienne avait été une époque de révoltes et d’ivrognerie — laissant ainsi entendre qu’il n’y avait dès lors pas lieu de s’inquiéter. Pour quelque étrange raison, la persistance ininterrompue, durant des siècles, de comportements antisociaux est censée faire office de réconfort, voire de justification. De la même manière, les intellectuels décrivent le sentiment d’insécurité́ comme irrationnel (et ceux qui l’expriment comme manquant de connaissances historiques), parce qu’il n’est pas difficile de trouver des époques historiques où la criminalité́ était pire qu’aujourd’hui. J’ai même vu des gens moquer l’inquiétude causée par l’augmentation du taux d’homicide, au prétexte que, dans l’Angleterre médiévale, ce taux était bien plus élevé qu’actuellement. Ainsi donc, la comparaison historique avec une période remontant à plusieurs siècles est jugée plus pertinente que celle avec une période remontant à trente ans, ou même seulement dix ans — du moins, tant que cette comparaison relativise la gravité de phénomènes sociaux indésirables. 

Troisièmement, une fois les faits finalement admis sous la pression de l’accumulation des preuves, on en nie ou pervertit la signification morale. Vous vous inquiétez que les enfants sortent de l’école aussi dépourvus de connaissances qu’ils y sont entrés ? Enfin, voyons, c’est parce qu’on ne les oblige plus à apprendre par cœur, mais qu’on leur apprend à trouver par eux-mêmes les informations dont ils ont besoin. Leur incapacité à écrire lisiblement ne diminue en rien leur capacité à s’exprimer, bien au contraire. Au moins, ils ont évité l’horreur de l’apprentissage de règles arbitraires. La vulgarité ? C’est la libération des carcans malsains qui déforment le psychisme ; c’est simplement le renouveau vivifiant de la gouaille populaire, et ceux qui s’y opposent sont des rabat-joie élitistes. Quant à la violence, on peut la justifier, quelle qu’elle soit, par la « violence structurelle » de la société capitaliste. 

Théodore Dalrymple, Zone et châtiment, p. 29-31.




Venez comme vous êtes !

Je l’avoue, je suis de la vieille école. Les samedis ou durant les vacances, j’aime attendre le courrier et échanger quelques mots avec le facteur. C’est comme un rituel auquel je ne coupe pas. Durant l’été, un nouveau facteur a fait son apparition. Quelle n’a pas été ma stupeur quand j’ai vu qu’il ne portait pas la tenue officielle de l’ancienne régie fédérale. En effet, le jeune homme arborait un pantalon de jogging. Après une semaine et autant de nuances de jogging, je me décide enfin à lui demander si c’est la nouvelle tenue de la Poste. Il hausse les épaules en me disant que c’est une tenue agréable et qu’il faut vivre avec son temps, tout en désignant mon gilet et ma cravate. Quelques jours plus tard, lors l’apéritif au café du village, je fais part de ma déconvenue. Un père de famille m’explique alors que c’est un combat permanent avec ses enfants pour qu’ils n’aillent pas à l’école en jogging.

Le règne du laid

Tout d’abord, permettez-moi de constater que le jogging, c’est moche. Prenez les transports en commun, allez vous promener en ville le samedi et vous vous rendrez compte de la laideur de cette tenue. Le laid, Sylvain Tesson y voit le signe de la mondialisation et ce qui unit l’humanité : « La ruée des peuples vers le laid fut le principal phénomène de la mondialisation. Pour s’en convaincre il suffit de circuler dans une ville chinoise, d’observer les nouveaux codes de La Poste française ou la tenue des touristes. Le mauvais goût est le dénominateur commun de l’humanité. » (Dans les forêts de Sibérie, 2011)

Karl Lagerfeld avait-il raison ?

Aujourd’hui, il semble que la norme vestimentaire obéisse à un slogan de Mc Donald : « Venez comme vous êtes ! » En effet, le jogging étant tellement cosy et cool, pourquoi s’habiller autrement ? De plus, c’est si facile à enfiler le matin ! Alors pourquoi s’en priver ? Loin de moi l’idée de jouer au taliban ou à la police iranienne des mœurs, mais je pense que cette soi-disant « mode » est le signe d’autre chose. Karl Lagerfeld avait peut être raison en affirmant que « les pantalons de jogging sont un signe de défaite. Vous avez perdu le contrôle de votre vie, donc vous sortez en jogging ».

Une question éthique

En réalité, il s’agit bel et bien d’une question d’éthique, au sens étymologique du terme. En effet, le mot « éthique » a deux origines : « ithos », le style, la tenue de l’âme et « ethos », normes nées par le respect de la mesure.

Accepter que des écoliers, des gymnasiens ou des apprentis puissent suivre des cours en jogging, c’est accepter et cautionner qu’ils ont perdu le contrôle de leur vie. Interdire le jogging dans les lieux de formations relève donc de l’éthique. Il s’agit de permettre à une grande partie de la jeunesse de retrouver un style, une tenue intérieure (et non d’intérieur !) par le respect de certaines normes.

Il s’agit simplement de proposer la mise en œuvre des exigences du métier d’homme, au lieu de rester un éternel enfant en jogging. Il s’agit de se reconquérir soi-même par la tenue et la discipline en se fixant des normes et s’obliger.

Mais comment y parvenir concrètement ?

Artisan de son devenir

La première question à se poser n’est pas « Que dois-je faire pour correspondre au groupe ? » mais « Que dois-je faire pour être un homme ? » Soit je laisse la mode et le groupe l’emporter, soit je me prends en charge et façonne ma personnalité. La liberté est à ce prix. Qui suis-je si les opinions et le regard des autres me façonnent ?

Mettre en œuvre les exigences du métier d’homme, être artisan de son devenir c’est aussi accepter d’apprendre. Apprendre à nouer son nœud de cravate ou son nœud papillon, se raser à la lame, choisir une eau de toilette qui ne ressemble en rien à Axe ou Denim, s’habiller avec goût et élégance, porter un couvre-chef, cirer ses chaussures, renoncer au sac-à-dos boyscoutesque. Bref, choisir le beau et le vrai contre l’apparence « délinquant de banlieue ».

En fait on ne s’habille pas seulement pour les autres mais pour soi.

Nietzsche résume à merveille cette attitude : « La beauté d’une race, d’une famille, sa grâce, sa perfection dans tous les gestes est acquise péniblement : elle est comme le génie, le résultat du travail accumulé des générations. Il faut avoir fait de grands sacrifices au bon goût, il faut à cause de lui avoir fait et abandonné bien des choses ; le dix-septième siècle, en France, mérite d’être admiré sous ce rapport, — on avait alors un principe d’élection pour la société, le milieu, le vêtement, les satisfactions sexuelles ; il fallut préférer la beauté à l’utilité, à l’habitude, à l’opinion, à la paresse. Règle supérieure : on ne doit pas « se laisser aller » même devant soi-même. » (Crépuscule des idoles ou Comment on philosophe avec un marteau, 1888).

De grâce ne venez pas comme vous êtes mais comme vous devez être !

A bon entendeur, salut !




Oscar Wilde : Histoire d’une âme

J’ai toujours un ou deux livres avec moi. Il y a bien des années, à la suite d’un départ précipité, j’oublie d’emporter mon viatique. Sur le quai de la gare, j’ouvre ma musette et je constate avec effroi mon erreur. Que faire ? Je décide d’aller examiner ce que le kiosque à proximité propose. Les revues m’intéressant peu, j’examine le tourniquet à livres et mon regard s’arrête sur Le portrait de Dorian Gray d’Oscar Wilde. Faute de mieux, j’achète le roman et commence sa lecture en attendant le train. Le trajet terminé, saisi par cette œuvre, je décide d’acquérir l’édition de la Pléiade d’Oscar Wilde, qui fut suivie quelques jours plus tard par le volume de sa correspondance. 

Un provocateur dans l’Angleterre victorienne

Parmi les éclats de la société victorienne émerge une figure à la fois énigmatique et captivante : Oscar Wilde. Né sous les cieux d’Irlande, dans la paisible effervescence de Dublin, le 16 octobre 1854, il fut, dès sa jeunesse, marqué par une éducation raffinée. Après un passage au Trinity College de Dublin, la scène littéraire londonienne l’accueillie en lui ouvrant ses portes dorées et ses salons enivrants. Ses mots d’esprit captivent les esprits et enflamment les cœurs, révélant un talent sans égal dans l’art de l’écriture.

Ses œuvres, telles que Le Portrait de Dorian Gray ou L’importance d’être Constant, une comédie jouant avec les masques de la société, demeurent des œuvres intemporelles de la littérature anglophone. À travers elles, Wilde se révèle non seulement comme un conteur exceptionnel, mais aussi comme un observateur subtil des paradoxes de la condition humaine.

Sa destinée, telle un drame shakespearien, connaît une chute tragique. Sa relation avec Lord Alfred Douglas le conduit sur les routes tumultueuses de la condamnation sociale et de la tragédie personnelle. Après avoir affronté les tourments de la prison suivis des rigueurs de l’exil, Oscar Wilde trouve refuge à Paris où il meurt le 30 novembre 1900 à l’âge de 46 ans.

Condamnation d’Oscar Wilde à cause de son homosexualité.

Une éthique qui ne dit pas son nom

Il semble facile d’appliquer la citation de Dorian Gray à la vie d’Oscar Wilde : « Je n’ai recherché le bonheur. Qui désire le bonheur ? J’ai recherché le plaisir. » (Le Portrait de Dorian Gray, p. 537) Il serait aisé de faire de lui un autre Lord Henry ou un Dorian Gray de surcroît. Que nenni ! Une clef de lecture, autant intéressante que mystérieuse, se trouve dans la préface du Portrait de Dorian Gray : « Tout art est à la fois surface et symbole. Ceux qui plongent sous la surface le font à leurs risques et périls. Ceux qui déchiffrent les symboles le font à leurs risques et périls. » (Le Portrait de Dorian Gray, p. 347). En abordant la vie et l’œuvre du dandy scandaleux, on peut rester à la surface ou plonger à nos risques et périls. On ne s’approche pas sans crainte de la vérité mystérieuse et déroutante de l’âme humaine.

L’éthique de Wilde ne se résume pas une existence exclusivement hédoniste tournée vers les plaisirs sensibles. Certes, il y a bien un côté jouisseur chez lui qui n’hésiterait pas à se faire « tuer pour une sensation » (Lettre 59, 12 décembre 1885, p. 118). La fascination qu’il ressent pour « le mystère des goûts » (idem) et ses vertiges lui laisse cependant parfois une saveur amère. Une sorte de nostalgie des moments d’extases sensibles, les ombres de ce qu’il a éprouvé et de ce qu’il aspire à éprouver. Son regret d’un autre monde, d’une autre vie, n’est pas quelque chose de spirituel ou de métaphysique. Il s’en défend ardemment. Pour Wilde « la citta divina n’a pas de couleur, et la fruitio Dei pas de signification » (Le Critique comme artiste, p. 873). Il ferme alors ostensiblement la porte à la métaphysique et à « l’extase religieuse ». Refusant toute forme de transcendance, Wilde oriente volontairement son désir intime, sa nostalgie vers le monde sensible.

Cependant Wilde regrette de n’avoir « plus accès au parvis de la cité de Dieu » (idem). On peut se faire une idée de la portée de ce renoncement, un véritable drame intérieur dans la vie de Wilde, en le rapprochant de celui que doit faire le jeune Dorian Gray qui « sentait que le moment était véritablement venu pour lui de faire un choix. Mais son choix n’avait-il pas déjà été fait ? Oui, la vie avait décidé pour lui – la vie, mais aussi la curiosité infinie qu’il portait à la vie » (idem).

Wilde est conscient de cette quête du bonheur. Des deux voies qui se sont offertes à lui, il a choisi la moins fréquentée. Peut-être que cela a fait toute la différence ? Pour atteindre ce à quoi il aspire, il partage avec Lord Henry « l’un des grands secrets de la vie : guérir l’âme par les sens et les sens par l’âme » (ibid. p. 368). Mais devant l’impossibilité de guérir les sens par l’âme, il se contente de guérir l’âme par les sens. C’est là que prend naissance l’hédonisme ou « le nouvel hellénisme » prôné par Wilde. Contrairement aux apparences, le plaisir n’est pas premier dans cette option fondamentale. Il n’est que « la pierre de touche de la Nature, le signe d’approbation qu’elle nous donne » (ibid. p. 423).

Un nouvel hellénisme

Le « nouvel hellénisme » est en fait une éthique de la sculpture de soi. Wilde prend à son compte une idée antique qui lui a été enseignée à Oxford par Walter Pater via la Renaissance : « (Dieu) prit donc l’homme, cette œuvre indistinctement imagée, (…) il lui adressa la parole en ces termes : (…) si nous ne t’avons fait ni céleste ni terrestre, ni mortel ni immortel, c’est afin que, doté pour ainsi dire du pouvoir arbitral et honorifique de te modeler et de te façonner toi-même, tu te donnes la forme qui aurait eu ta préférence » (Pic de la Mirandole, Oratio de hominis dignitate, trad. Y. Hersant, Paris 1993, p. 9).

L’Artiste comme homme accompli

L’éthique est en même temps une esthétique. Le geste beau est un geste moral et vice-versa.  Les personnes qui peuvent poser des actes beaux et moraux, se sont déjà réalisées elles-mêmes : « les poètes, les philosophes, les hommes de science, les hommes de culture, en un mot les hommes véritables » (Le Critique comme artiste, p. 891). Wilde appelle ce type de personne des « Artistes », puisqu’ils sont les artisans de leur propre devenir, de leur propre personnalité. 

L’Artiste « passe, non du sentiment à la forme, mais de la forme à la pensée et à la passion » (idem). C’est cela guérir l’âme par les sens. Toutefois, il reste faible et limité derrière sa prétention à se sculpter soi-même. Wilde pense qu’il « ne peut qu’en être ainsi. Cette concentration même de la vision et cette intensité du projet, qui caractérisent le tempérament artistique, sont par elles-mêmes une forme de limitation » (La plume, le crayon, le poison – Etude en vert, p. 806). Il a bien pressenti l’incomplétude et l’imperfection de l’Artiste, lequel est une sorte d’être en crise, un perpétuel « adolescent solitaire, aux traits déjà formés, au cœur sans oreilles ou aux yeux sans entrailles, il détonne. Attiré, attirant, fait pour séduire, il sent sa tête trop lourde, sa peau trop fine, ses membres étrangers à l’étreinte » (F. Dolto, Le dandy, solitaire et singulier, Paris 1999, p. 18-19). Sans cette imperfection innée qui l’empêche de réaliser pleinement son idéal, l’Artiste ne serait plus un Artiste, mais un vague artisan qui marchande sa vie, un nouveau Sisyphe condamné à se sculpter perpétuellement. Cette tragédie, qui se joue dans l’âme de l’homme, est une tension permanente qui permet à l’Artiste d’exister quasi funambuli entre le déjà et le pas encore. 

Le refus de l’ascétisme

Comment se manifestent l’incomplétude et l’imperfection ? L’Artiste évacue de son éthique la souffrance, l’esprit de sacrifice, c’est-à-dire la dimension ascétique de l’existence humaine. Celle-ci « n’est qu’une méthode permettant à l’homme d’interrompre sa marche en avant » (Le Critique comme artiste, p. 849-850). L’ascèse est un obstacle parce qu’elle empêche d’avancer librement, et surtout parce qu’elle veut orienter la sculpture de soi. Il existe bien un type d’ascèse dans l’éthique wildienne ; elle est « d’ordre esthétique et non plus morale » (ibid., p. 841-842).

Le rejet de la souffrance implique automatiquement un refus clair et net de la compassion et de la charité. Telle est la vertu principale du « nouvel hellénisme » : l’individualisme. On serait porté à croire que l’individualisme s’identifie à l’égoïsme. Pas tout à fait. N’oublions pas que Wilde aime à manier le paradoxe qui « est le chemin de la Vérité » (Le Portrait de Dorian Gray, p. 386). En réalité, il opère ici un changement de paramètres éthiques qui représente une véritable inversion des valeurs morales traditionnelles de la société victorienne : « Lorsque l’homme réalisera l’individualisme, il réalisera la sympathie et la manifestera librement et spontanément. Jusqu’à présent l’homme n’a guère cultivé la sympathie. Il se contente de sympathiser avec la souffrance, et sympathiser avec la souffrance ne représente pas la forme de sympathie la plus haute. Toute sympathie est noble, mais la sympathie face à la souffrance en représente la forme la moins raffinée. Elle est entachée d’égoïsme. Elle court le risque de devenir morbide. Nous y révélons une certaine terreur à l’égard de notre propre sort. Nous redoutons de devenir nous-mêmes comme le lépreux ou l’aveugle, sans que personne prenne soin de nous. Elle est aussi curieusement restrictive. » (L’Âme de l’homme sous le socialisme, p. 962)

On ne peut donc qualifier cette éthique d’égoïste, mais plutôt de narcissique. L’Artiste ne doit s’occuper que de lui-même. Il se contemple, jamais satisfait, afin de tailler et de retailler sans cesse dans le marbre blanc son existence pour devenir une personne accomplie, une œuvre d’art. Le burin qui lui permet de tailler sa propre statue n’est autre que l’esprit critique face au monde extérieur mais aussi face à lui-même. La critique est le guide de l’Artiste dans sa marche vers le perfectionnement.

Wilde ne réussira pas à tenir en équilibre sur la corde raide du « nouvel hellénisme » et la chute sera d’autant plus douloureuse qu’il est brillant.

Couverture de la traduction russe de La Ballade de la geôle de Reading, en 1904 (portrait par Modest Durnov (1868-1928).

Le creuset de la souffrance

La vie de l’Artiste devait être « un long et ravissant suicide » (Lettre 59, 12 décembre 1855, p. 118), c’est ce qui est arrivé à Wilde. Il a assassiné sa réputation, sa vie mondaine, par les sens. Au lieu de guérir son âme, les sens l’ont emprisonnée et tuée : « Tandis que le corps mange, boit et prend ses plaisirs, l’âme dont il est la demeure peut mourir entièrement » (De Profundis, p. 290). Il n’est pas dupe de l’orientation erronée de son désir qui, au lieu d’assouvir son âme, l’a affamée. 

Au travers des événements qui ont signifié ce suicide aux yeux du monde et à ses propres yeux, effarés et consentants malgré lui, Wilde fait l’expérience de ce qu’il avait rejeté jusque-là : la souffrance. Ce dandy maniéré découvre la souffrance, tant physique que morale. Elle est « un terrible feu » (Lettre 180, 22 mai 1897, à Mrs Bernard Beere, p. 398) qui purifie et détruit.

Loin de la société mondaine de Londres, Wilde laisse tomber un à un ses masques, ses parures de séducteur pour se voir tel qu’il est. L’expérience carcérale l’invite à faire un retour sur lui-même afin de quitter « le vice suprême : être superficiel » (De Profundis, p. 280). Il analyse avec une réelle acuité sa situation et en tire les conséquences : « (…) Si ma vie semble ruinée aux yeux du monde extérieur, aux miens elle ne l’est pas. Vous aurez, je le sais, plaisir à savoir qu’à ce qu’il paraît, de toutes mes épreuves – du silence, de la vie solitaire, de la faim, des ténèbres, de la douleur, de l’abandon, de la disgrâce – de tout cela je peux extraire quelque bien » (Lettre 180, 22 mai 1897, à Mrs Bernard Beere, p. 398).

Par la souffrance, Wilde découvre un « nouveau monde » (De Profundis, p. 306). L’orgueil et le narcissisme sous-jacents dans le « nouvel hellénisme » font place à l’humilité qui est la ligne d’horizon de son « nouveau monde ».

La découverte du Christ

Alors que « les prêtres et les gens qui pérorent sans sagesse parlent parfois de la souffrance comme d’un mystère » (ibid. p. 306), Wilde la découvre comme une révélation. Ce qu’il avait d’instinct deviné de l’art, « de la vie ; il va le saisir » (idem) avec « une parfaite clarté de vision et une compréhension totale » (idem). Il tend à discerner ce qu’il n’avait pas encore aperçu auparavant, ce qui était plus intime à lui-même que lui-même : le Christ.

Il est vrai que Jésus-Christ n’est pas un inconnu pour Wilde. Il en parle dans d’autres de ses écrits avant la rédaction du De Profundis. Ce qui est curieux, c’est qu’il l’appelle « Jésus » ou « Jésus-Christ » mais rarement « Christ » avant ses dernières épreuves. Jésus est pour lui un grand homme historique qu’il n’hésite pas à comparer à César. Il n’admire en Jésus que le philanthrope, l’homme accompli mais jamais le Sauveur, le Christ. Dès ses écrits de prison, on assiste à un changement, Jésus est appelé simplement « Christ ». Ce changement de vocabulaire me porte à croire que Wilde, du tréfonds de sa misère, a quitté le Jésus de Renan pour le Christ des Évangiles : le Rédempteur. Il est d’ailleurs regrettable que dans la traduction française de la Pléiade on ait systématiquement remplacé « Christ » par « Jésus » dans le De Profundis, ceci afin de « souligner l’influence de l’ouvrage de Renan » (traduction française de la Pléiade, notice au De Profundis, p. 1691).

Wilde parle à demi-mot de sa rencontre avec le Christ : « Une fois au moins dans sa vie, tout homme chemine avec le Christ vers Emmaüs » (De Profundis, p. 326). Cette confession implique une réelle épiphanie du Sauveur dans la vie du prisonnier, comme dans celle des deux disciples qui reconnaissent Jésus au cœur même de leur doute et de leur souffrance. Les doutes, Wilde les a connus quand il écrit avec amertume : « J’ai le sentiment que j’aimerais fonder un ordre pour ceux qui ne peuvent croire : la Confrérie des Orphelins, l’appellerait-on, où devant un autel sur lequel ne brûlerait aucun cierge, un prêtre qui n’aurait pas la paix au cœur célébrerait l’office avec du pain profane et un calice vide de vin » (ibid. p. 300-301). Loin d’être purement et simplement un iconoclaste, Wilde vit une crise profonde, où il se trouve aux prises avec la foi nue qu’il nomme agnosticisme. Tout lui est inutile, rien ne l’aide : ni la morale, ni la religion, ni la raison.

Il prend, peu à peu, conscience que Jésus est le Rédempteur de l’humanité, ce qui éveille en lui une profonde réflexion : « Il me reste encore presque incroyable qu’un jeune paysan galiléen ait imaginé qu’il pourrait porter sur ses épaules le fardeau du monde entier, tout ce qui avait déjà été fait et souffert et tout ce qui serait encore fait et souffert : (…) que ce jeune paysan galiléen l’ait non seulement imaginé, mais accompli, de sorte qu’à l’heure présente tous ceux qui découvrent sa personnalité (…) se voient (…) libérés de la laideur de leur péché et se voient révélés à la beauté de leur souffrance » (ibid., p. 312-313).

L’expérience de la charité et de la miséricorde

Même si Wilde tâtonne quelque peu avant d’envisager réellement le fait que le Christ ait accompli l’œuvre de Rédemption, il s’agit bien pour lui d’une rencontre avec la personnalité du Christ qui le sauve au plus intime de sa souffrance. En s’approchant du Sauveur, il découvre la charité. L’amour que le Christ enseigne « est le secret primordial du monde, le secret perdu qu’ont cherché les sages (…). C’est seulement par l’amour qu’on peut approcher du cœur du lépreux et des pieds du Seigneur » (ibid. p. 315).

En lien avec cette charité, Wilde fait l’expérience de la miséricorde du Christ. Pour Jésus, « il n’était pas de lois : il n’existait que des exceptions » (ibid. p. 323) qui ne sont autres que les personnes qu’il rencontre et qu’il sauve. Les lois sont bonnes pour ceux que Wilde appelle les philistins, qui jugent et condamnent. Jésus, lui, regarde jusqu’au plus intime des cœurs. Il connaît le désir de l’homme, c’est pourquoi il n’existe pour lui « que des exceptions ». « Sa morale est toute de sympathie, exactement ce que doit être la morale » (idem). Et Wilde de prendre en exemple le passage évangélique de la femme adultère. Cette sympathie du Sauveur est une invite au repentir. « Mais pourquoi ? Pour cette simple raison qu’autrement il serait incapable de se rendre compte de ce qu’il a fait. Le moment du repentir est le moment de l’initiation (…). Le Christ prouve que le pécheur le plus ordinaire pourrait le faire, que c’est la seule chose qu’il puisse faire » (ibid. p. 325-326). Wilde va plus loin en sous-entendant que le Christ aurait dit au fils prodigue que ses débauches avec les prostituées sont les beaux et saints épisodes de sa vie. Le Christ ne regarde que le désir d’amour même s’il est parfois mal orienté et il pardonne. Comment ne pas reconnaître ici la confession à peine voilée de Wilde ? N’est-il pas ce nouveau fils prodigue condamné par tous mais pardonné par le Christ ? N’est-il pas une figure de cette courtisane, Marie-Madeleine, qui a été pardonnée car elle avait beaucoup aimé ?

Dans un élan quasi-mystique Wilde condense son expérience du Christ en quelques lignes : « Tout ce que le Christ nous enseigne par de petits avertissements c’est que chaque instant de notre vie doit être beau, que l’âme doit toujours être prête pour la venue de l’époux, toujours attentive à la voix de l’amant » (ibid. p. 325). 

Peut-on réellement parler d’une conversion dans le cas de Wilde ? Je crois que ce serait le faire mentir lui-même. Dès lors, il appelle son existence une vie nouvelle qui est simplement la continuation, l’évolution de sa vie première. Il ne renie pas son passé : « Rejeter le souvenir de ses propres épreuves, c’est arrêter sa propre évolution ; la renier, c’est mettre un mensonge sur les lèvres de sa propre vie. Ce n’est rien de moins que le reniement de son âme » (ibid. p. 302). 

Une conversion qui n’en est pas une

Il ne croit pas à la conversion morale et théologique, cette « résolution d’être meilleur est un acte empirique et hypocrite » (ibid. p. 328-329), tout juste bonne pour les philistins. Sa vie nouvelle réside simplement en ce qu’il est « devenu plus profond » (ibid. p. 329). C’est-à-dire qu’il a découvert la dimension spirituelle et transcendante de son existence grâce au Christ, le seul vrai Artiste, « le suprême individualiste » (ibid. p. 316), « le poète » (ibid. p. 313). 

Au cœur de la vie de Wilde peut réapparaître alors la cité de Dieu, longtemps rejetée, « semblable à une perle parfaite » (ibid. p. 308). « La vue en est si merveilleuse qu’il semble qu’un enfant puisse l’atteindre en une journée d’été » (idem). Malgré tout, Wilde se sent faible. Il sait que ses penchants ne se résorberont pas miraculeusement.

A sa sortie de prison, il vivra encore trois ans d’un exil douloureux où il doit apprendre à se laisser pénétrer par la grâce, « les effluves du ciel » (ibid. p. 309). Il a bien conscience qu’il peut tomber « maintes fois dans la boue et souvent s’égarer dans la brume » (idem). Finalement peu lui importe, du moment qu’il a son « visage tourné vers la porte qui est appelée la Belle » (idem).

A travers les souffrances de sa vie errante, condamné à mendier de l’argent à ses amis, privé de ses enfants, Wilde va discrètement se rapprocher du catholicisme. Dans la matinée du 29 novembre 1900, le Père Cuthbert Dunne reçoit Oscar Wilde dans la pleine communion de l’Église catholique. D’aucuns auront vu dans ce geste in articulo mortis un pied de nez de l’hédoniste impénitent aux philistins qui l’ont condamné. Comme si Wilde collectionnait sur son lit de mort les chasubles et les calices, symboles du faste catholique, à la manière de Dorian Gray. Peut-être a-t-il simplement réalisé son désir d’adolescent « de rendre visite à Newman, puis de contempler le Saint-Sacrement dans une église nouvelle et de connaître ensuite le calme et la paix de l’âme » (Lettre 8, 3 mars 1877, à William Ward, p. 46).

Bibliographie

  • Daniel Salvatore Schiffer, Oscar Wilde, Folio biographie, Paris, 2009.
  • Oscar Wilde, Œuvres, Bibliothèque de la Pléiade, Paris, 1996.
  • Lettres d’Oscar Wilde, Gallimard, Paris, 1994.
  • The Complete Letters of Oscar Wilde, 4th Estate, London, 2020.



Vive Charles Martel !

Mon enfance fut bercée par la série de bandes-dessinées Les Timours. Je me souviens plus particulièrement de l’album La francisque et le cimeterre qui commence par ces mots : « Dans un irrésistible élan, les Arabes avaient franchi le détroit de Gibraltar, en dix-huit mois, l’Espagne est soumise. Le temps de souffler, d’organiser leur conquête, et les rapides cavaliers maures franchissent les Pyrénées, Moussa-Ben-Hossaïr prend Narbonne, Carcasonne, pille et incendie les couvents et les églises et repasse en Espagne chargé de butin. Son successeur Al-Haok reprend Narbonne, la fortifie pour en faire la base de ses opérations ultérieures. Les Sarrasins assiègent Toulouse, s’avancent par la côte de la Méditerranée jusqu’au Rhône, qu’ils remontent jusqu’à Lyon. Nîmes perd ses dernières splendeurs, Arles ses derniers trésors. La Provence est dévastée, Abd-El-Hamman s’empare des grandes villes du sud-ouest. Les étendards du Prophète flottent au vent de l’Atlantique. Les burnous blancs escaladent les murailles de Bordeaux, qui flambe haut et clair. (…) Est-ce la fin de la chrétienté tout entière qui s’annonce ? » (Editions Dupuis, 1983, p. 3) La lecture de cette introduction et de la bande-dessinée qui suit renouvelle en moi des sentiments identiques à ceux du jeune lecteur que j’étais : un appel à l’héroïsme et à la grandeur. Nous sommes bien loin de ce temps-là !

Une polémique ridicule

Le 14 avril, à l’occasion de l’entrée du canton du Vaud dans la Confédération, les Jeunes UDC du canton mettent « à l’honneur une personnalité qui s’est démarquée par son engagement en faveur du patriotisme, de la liberté et d’une Suisse souveraine » (site des Jeunes UDC vaudois). Ce prix est placé sous le patronage de Charles Martel. On peut discuter du patronage qui semble faire peu de sens mais là n’est pas la question.

Dans son édition du 4 avril, le quotidien 24 Heures se demande si « les Jeunes UDC vont (-ils) convoquer Charles Martel ? » La réponse est laissée au camarade-historien Dominique Dirlewanger pour qui Charles Martel est « une figure guerrière qui appartient au folklore de l’extrême droite française depuis la fin du XIXe siècle ». Monsieur Dirlewanger poursuit sa condamnation sans appel : « Charles Martel renvoie à la bataille de Poitier (732), où le chef militaire franc a battu les Sarrasins. Et c’est ce qui aurait mis fin à l’invasion arabo-musulmane en Europe. Cette figure permet surtout de rassembler toute la cause nationaliste et chrétienne contre les musulmans. » Je ne conteste pas la science historique de Monsieur Dirlewanger mais peut-être oublie-t-il « qu’interpréter par l’histoire ne signifie pas encore l’histoire elle-même » selon la belle formule de Julien Freund ?

De qui parle-t-on ?

Né aux alentours de l’année 688, Charles Martel est le fils de Pépin de Herstal, maire du palais de l’Austrasie, et d’une concubine, ce qui lui conférait une position à la fois puissante et précaire au sein de la hiérarchie franque.

À la mort de son père en 714, le pouvoir des Francs est assuré par les maires du palais, une fonction initialement administrative qui gagne en autorité au détriment des rois mérovingiens, désormais réduits à un rôle largement symbolique. Toutefois, la position de Charles n’est pas garantie. Il lui faut lutter pour affirmer son autorité.

Rendu célèbre pour sa victoire à la bataille de Poitiers en 732, Charles Martel est aussi un réformateur et un administrateur habile. Il consolide et étend les territoires sous le contrôle franc, réforme l’armée et joue un rôle crucial dans la nomination des dirigeants religieux, ce qui lui permet de renforcer l’influence de la dynastie carolingienne dans les affaires ecclésiastiques. Charles prépare ainsi le terrain à son fils, Pépin le Bref, qui deviendra roi des Francs, mettant fin à la lignée des rois mérovingiens et établissant la dynastie carolingienne, qui atteindra son apogée avec Charlemagne, le petit-fils de Charles. Il meurt en 741 en laissant un royaume stable et puissant.

N’en déplaise au 24 Heures et à son historien attitré, Charles Martel ne peut se réduire à la bataille de Poitiers. Au demeurant, au sujet de ladite bataille, relevons avec Georges Minois « qu’après la bataille de Poitiers il n’y aura plus d’incursions musulmanes d’ampleur en Aquitaine et dans le nord de la Gaule. Charles Martel a sauvé (…) le royaume mérovingien. Il a agi en chef des Francs, et désormais il va concentrer son action sur la lutte contre les Sarrasins en Bourgogne et en Provence. (…) Après 732, il regarde essentiellement vers le monde arabo-musulman, signe d’une prise de conscience du nouveau danger qui menace le monde franc. Là réside l’importance de la bataille de Poitiers » (Charles Martel, Perrin, Paris, 2020, p. 283).

L’archétype, le symbole et le mythe

Charles Martel, connu comme le maire du palais des Francs, émerge de l’histoire médiévale comme une figure emblématique qui transcende les frontières du temps et de l’espace pour devenir un archétype, un symbole et un mythe dans la conscience collective. Le maire du palais incarne l’archétype du héros guerrier dont les actions héroïques marquent l’histoire. Selon Carl Gustav Jung, les archétypes sont des modèles universels présents dans l’inconscient collectif de l’humanité. Charles Martel représente le guerrier courageux et déterminé qui défend son peuple contre ce qui l’oppresse. Dans son ouvrage « Le héros aux mille et un visages », Joseph Campbell souligne le rôle du héros dans les mythes et légendes. Le vainqueur de Poitiers incarne le héros mythique qui triomphe de l’adversité pour sauver sa communauté.

Au-delà de son rôle d’archétype, Charles Martel devient un symbole puissant de la résistance et de la défense face aux menaces extérieurs. Dans son ouvrage The Age of Charles Martel, l’historien Paul Fouracre souligne que le nom de l’aïeul de Charlemagne est synonyme de lutte pour la liberté et la justice. On peut dire sans exagérer que son nom est un cri de ralliement pour ceux qui cherchent à défendre leur patrie contre les forces de l’oppression. Bien plus son histoire symbolise le courage et la détermination pour toutes les générations.

Charles Martel, Grandes Chroniques de France. BL Royal MS Royal 16 G VI f. 118v.

Enfin, Charles Martel devient une figure mythique dont les exploits sont magnifiés au fil du temps. Les récits épiques et les légendes populaires embellissent son histoire, en faisant de lui une figure légendaire dont l’influence perdure. Son histoire continue d’être racontée et célébrée, témoignant son impact durable sur l’histoire et la culture occidentales. 

Les contempteurs de Charles Martel souscrivent-il à la proclamation du Méhémet-Ali, pacha d’Égypte, en 1848 : « Peuple d’Occident, on vous avait étrangement abusé en vous faisant croire que nous étions à la queue ; reconnaissez enfin que nous sommes vos aînés en civilisation ; inclinez-vous devant la sagesse du Coran, et maudissez la mémoire des Charles Martel, des Sobieski qui ont barré le chemin aux armées musulmanes alors qu’elles venaient, il y a plusieurs siècles, vous apporter le régime bienheureux que les apôtres du socialisme vont inaugurer aujourd’hui parmi vous. Dieu seul est grand ! Louis Blanc et Cabet sont ses prophètes tout aussi bien que Mahomet » ? (cité par W. Blanc et Ch. Naudin, Charles Martel et la bataille de Poitiers de l’histoire au mythe identitaire, Libertalia, Paris, 2015-2022)

Finalement, même si on peut discuter le choix des Jeunes UDC, je préfère qu’ils choisissent Charles Martel que Conchita Wurst.

A bon entendeur, salut !




Apprendre à mourir

A l’aube de l’adolescence j’étais un enfant rebelle et un peu sauvage. Devant mes résultats médiocres au sortir de l’école primaire, mes parents n’ont pas eu d’autres choix que de m’inscrire dans une école privée. Je me souviens encore très bien de cette belle journée de septembre, dans le hall principal de cet établissement où les nouveaux élèves sont rassemblés. Le directeur depuis les marches de l’escalier en colimaçon, qui mène vers les salles de cours, nous adresse une brève harangue : « Mesdemoiselles, messieurs, comme l’écrivait Ernst von Salomon, vous êtes ici pour apprendre à mourir. » Soudain le silence se fait et tout le monde tourne les yeux vers l’orateur. Celui reprend « Vous êtes ici pour apprendre à mourir, mourir à votre paresse, mourir à votre nonchalance, mourir à votre bêtise et à votre inculture, » Le silence gagne en densité. « Mourir pour devenir des hommes nouveaux aptes à vivre en société. Bonne année scolaire ». Je suis resté dans cette école trois ans et cela a changé ma vie. Le sauvageon est mort progressivement et un homme est né.

La légende affirme qu’ils ne commençaient pas les cours à 9 heures.

Un étrange postulat

Le postulat présenté au Grand Conseil par le député Vincent Bonvin, enseignant de formation, est simple : « (…) plusieurs études récentes, dans différents pays, démontrent l’impact significatif des horaires scolaires sur les performances des élèves et sur leur santé mentale. Ces recherches suggèrent que pour les adolescents en particulier, un démarrage de l’école plus tardif peut être bénéfique en raison de leurs rythmes circadiens naturels. » Ledit postulat est justifié par l’émission de la RTS On en parle du 6 février 2024. Outre le fait de cautionner un postulat par une émission télévisée, on peut se poser la question de savoir si un parlement cantonal doit légiférer sur les horaires scolaires.

De quoi est-ce le nom ?

Ne s’agirait-il pas d’une énième tentative pour adapter l’école aux élèves ? Je le pense. Les établissements scolaires deviennent des Club Med et les enseignant de gentils animateurs. Il faut enseigner ce que les élèves aiment. L’approche des thèmes enseignés doit être ludique. L’école est avant tout un lieu de socialisation. Renonçons aux apprentissages par cœur, à une orthographe soignée et aux temps inutiles des verbes. Bref, il faut mettre l’élève au centre et le savoir de côté. 

Une école qui mérite son nom

Or l’école doit promouvoir les valeurs traditionnelles dans l’éducation, telles que la discipline, la rigueur académique et le respect de l’autorité. Il faut aussi remettre à la première place du cursus scolaire les matières fondamentales telles que les mathématiques, la lecture et l’écriture. Ce qui est fondamental à mes yeux, c’est avant tout que l’école retrouve la culture de l’excellence et de l’émerveillement. 

L’excellence

La culture de l’excellence a mauvaise presse. On préfère aujourd’hui la médiocrité uniforme. Une culture de l’excellence authentique valorise et récompense l’effort. Les élèves sont encouragés à persévérer et à développer des compétences propres pour atteindre les objectifs. De fait, l’excellence stimule les adolescents à se dépasser et à repousser leurs limites. Cela implique de sortir de sa zone de confort, d’accepter les défis et de viser l’idéal même dans des situations difficiles. De plus l’excellence implique de prendre des initiatives, de faire preuve d’auto-discipline et de prendre des mesures pour atteindre les objectifs. Il ne faudrait pas oublier que l’excellence favorise l’innovation et la créativité en encourageant à chercher de nouvelles solutions

Les esprits chagrins me diront favoriser l’individualisme, je ne le crois pas. La culture de l’excellence reconnaît également l’importance de la collaboration et du soutien mutuel. Les élèves sont ainsi stimulés à travailler ensemble, à partager leurs connaissances et leurs compétences, et à s’entraider pour atteindre leurs objectifs communs.

L’émerveillement

Les adolescents sont-ils encore émerveillés à l’école ? Poser la question c’est y répondre. L’émerveillement encourage à poser des questions, à explorer de nouveaux sujets et à découvrir des perspectives insoupçonnées. L’émerveillement permet de réenchanter l’intelligence et cela n’est pas rien. En effet, réenchanter l’intelligence implique de dépasser les approches positivistes mesurables par des tests. Cela signifie la mise en valeur des différentes formes d’intelligence, y compris l’intelligence émotionnelle, sociale, créative et intuitive.

L’école part à la dérive et ce n’est certainement pas le postulat du député Bonvin qui inversera la tendance. Peut-être que nos politiciens, qui glosent sur l’école, devraient apprendre à mourir.

A bon entendeur, salut !




Le marquis de Sade en théologien ?

« Est-ce un poisson d’avril ? » me dis-je en laissant tomber mon monocle. Terminant mon café pour reprendre mes esprits, mon regard se pose à nouveau sur le document qu’un ami m’a envoyé. Il s’agit du programme du groupe inclusivité de l’Église réformée du canton de Vaud : « Dieu-e e(s)t orgasme ? », « BDSM : éthique ? », « Café Queer Spiritualités – Christianisme ». Je n’en reviens pas. Le 13 mars, interrogé par le quotidien 24 Heures, Laurent Zumstein, conseiller synodal de ladite Église, justifie cette dérive : « Pourquoi l’Église ne devrait-elle pas aborder ces questions alors que justement les personnes qui nous ont demandé d’organiser cet événement se les posent ? Je pense au contraire que l’EERV répond pleinement à sa mission en permettant à toutes et tous de réfléchir au sens de leurs pratiques, quelles qu’elles soient. La loi stipule que l’Église se doit de répondre aux besoins spirituels des citoyens et citoyennes. C’est ce que nous faisons aussi lorsque nous organisons une conférence comme celle de ce jeudi. »

Chouette programme d’Église.

Une révolution

N’en déplaise à Monsieur Zumstein, il ne s’agit pas seulement de répondre à une demande minoritaire mais d’un véritable retournement théologique. En 2022, les célèbres éditions protestantes Labor et Fides publiaient Théologie queer une traduction du livre de Linn Marie Tonstad qui enseigne la théologie à l’Université de Yale. Cet ouvrage de plus de deux cents pages, présente cette « théologie » qui cherche à remettre en question les interprétations traditionnelles des textes religieux, à la reconnaissance et à la diversité des expériences humaines, en particulier des personnes LGBTQIA+. Elle examine également les rôles qu’ont la religion et la spiritualité dans la construction des identités queer, ainsi que la façon dont les identités influent sur la compréhension et la pratique de la foi.

Vous avez dit queer ?

Le mot anglo-saxon queer est souvent utilisé, mais ce terme à une histoire, une origine et un sens. Il n’est pas inintéressant de s’y attarder. A l’origine, queer signifie « bizarre », « étrange », « inadapté ». C’est à la fin XIXème siècle que ce mot va désigner les femmes trop masculines, les hommes efféminés ainsi les personnes vivant une sexualité autre que l’hétérosexualité. A l’époque, il s’agit d’une insulte. L’utilisation de ce terme pour se référer à une identité remonte aux années 1980, lorsque des activistes et des universitaires ont commencé à l’employer comme un moyen de rejeter les étiquettes binaires et les catégories strictes de genre et de sexualité. Plutôt que de se conformer aux normes établies, le terme queer a été adopté comme une revendication de la diversité et de la non-conformité. Aujourd’hui, queer est souvent utilisé comme un terme générique pour désigner toute personne dont l’identité de genre ou l’orientation sexuelle ne correspond pas aux normes hétérosexuelles. Le mot queer est également utilisé comme un terme politique et militant pour remettre en question les structures de pouvoir et les normes sociales. C’est d’ailleurs ce qu’écrit Linn Marie Tonstadt : « Dans la mesure où ce livre avance l’argument selon lequel la théologie queer ne consiste pas à faire l’apologie de l’inclusion des minorités sexuelles et de genre dans le christianisme, mais à proposer des visions de transformation sociopolitique qui modifient les pratiques de distinction, pratiques préjudiciables aux minorités sexuelles et de genre ainsi qu’aux autres populations minorisées, alors queer semble un terme raisonnablement (in)adéquat à utiliser » (Théologie queer, p. 13-14).

Une certaine légitimité

On peut affirmer qu’il existe des aspirations bonnes au fondement des questions queer : le désir de mettre fin aux discriminations que d’aucuns subissent quant à leur choix de vie, la volonté de rechercher l’égalité entre les hommes et les femmes ainsi que la condamnation de toute violence, rapports non consentis et atteintes à la dignité des personnes concernées sont justes. Cela ne doit pas faire oublier le développement et la finalité recherchée qui ne peut obtenir notre adhésion. Cela ne justifie pas une « théologie queer ».

Qu’est-ce que la théologie ?

Posons le cadre. Le mot grec theologia est composé des mots logos qui signifie « parole » ou « discours » et theos qui veut dire « Dieu ». Étymologiquement « théologie » signifie « discours ou parole sur Dieu ». La théologie s’enracine dans la Tradition qui se compose de l’Écriture Sainte, des Conciles et de l’enseignement des Pères de l’Église.  Je sais bien que le mot « Tradition » avec un « T » majuscule peut heurter certains esprits sensibles tournés vers les lendemains qui chantent et adeptes de la tabula rasa.  Comme l’écrit fort justement le théologien orthodoxe, Jean-Claude Larchet : « On peut dire ainsi que la théologie conforme à la Tradition est une théologie en continuité et en harmonie avec la théologie du passé, mais aussi avec la théologie de l’avenir qui exprimera la même Vérité immuable sous une forme qui la respecte pleinement » (Qu’est-ce que la théologie ? p. 30). Le théologien est celui qui vit de la prière et par la prière. Le discours théologique qui ne s’enracine pas dans la prière de l’Église est vaine spéculation : « Si tu pries, tu es théologien et, si tu es théologien tu pries vraiment » (Evagre le Pontique, Chapitres sur la prière 60)

Sade nouveau père de l’Église

Comme vous l’avez bien compris, la prétendue « théologie » queer n’a de théologie que le nom. Après les théologies dites de la libération, contextuelles ou de la mort de Dieu, nous voici face à un énième essai de pervertir le message chrétien sous l’égide discrète et implicite du marquis de Sade. Est-ce exagéré de ma part. Que nenni ! 

William F. Edmiston présente et analyse comment le marquis de Sade, à travers sa révolte contre les tabous sexuels, moraux et sociaux, anticipe les discours queer. Selon Edmiston, Sade serait le premier à détruire l’idée de normalité sexuelle : « L’œuvre de Sade défait la relation male-masculin-hétérosexuel, et la remplace par une autre relation mâle/masculin-féminin/homosexuel, qui marginalise les femmes et l’approche chrétienne et reproductive de la sexualité » (Sade : queer theorist, p. 100). 

Portrait du marquis de Sade par Charles Amédée Philippe van Loo

Face à une Église qui propose des conférences sur le BDSM et la spiritualité, face à une « théologie » qui veut déconstruire la théologie traditionnelle, je me dis que Sade doit être proclamé nouveau docteur de l’Église et qu’un donjon doit être aménagé dans le clocher de la cathédrale de Lausanne. Je me dis aussi que la vision d’Oscar Wilde est en train de devenir réalité : « J’ai le sentiment que j’aimerais fonder un ordre pour ceux qui ne peuvent croire : la Confrérie des Orphelins, l’appellerait-on, où devant un autel sur lequel ne brûlerait aucun cierge, un prêtre qui n’aurait pas la paix au cœur célébrerait l’office avec du pain profane et un calice vide de vin. Tout à vrai dire, doit devenir une religion (…). » (Lettres, trad. H. de Boissard, Gallimard, 1994, p. 300-301).  En ce qui me concerne mon choix est fait et il ne me reste qu’à secouer la poussière de mes pieds et à m’écrier avec saint Athanase d’Alexandrie : « Ils ont les Églises, mais nous avons la foi apostolique. »

Paul Sernine

Bibliographie 

  • Linn Marie Tonstad, Théologie queer, Labor et Fides, 2022.
  • Jean-Claude Larchet, Qu’est-ce que la théologie ?, Editions des Syrtes, 2022.
  • William F. Edmiston, Sade : queer theorist, Voltaire Foundation Oxford, 2013.

Quand l’avant-propos devient un manifeste

« La pertinence nous semble évidente : la question du genre et du sexe, les études qui interrogent l’hétéronormativité en tant qu’idéologie, qui remettent en question les relations entre individus, notre rapport à l’argent, au pouvoir et au système de domination tel qu’il est maintenu en place en Occident, tout cela dérange certain.es, mais ces travaux inéluctables à nos yeux. Nous ne pouvons plus nous permettre de penser et de vivre avec des présupposés aussi rigides ou essentialisants en ce qu’ils sont sources d’injustices et d’exclusion. Les stéréotypes ont la vie dure. Ils méritent d’autant plus d’être bousculés.

L’impertinence est tout aussi remarquable dans bon nombre d’ouvrages de théologie queer. Le présent livre est d’ailleurs relativement mesuré en la matière. Nous laissons les lecteurs et les lectrices découvrir cet aspect au fil de la lecture. Cette attitude d’impertinence, voire d’indécence, décontenancera et même choquera certain.es, nous le savons. Et pourtant il peut y avoir quelque chose d’intéressant et de positif dans cette démarche de la théologie queer : elle permet désacraliser, si besoin était, le discours théologique, de nous souvenir de son caractère humain – pas à moitié mais de part en part. Bien sûr, le fait que la théologie parle de réalité « sacrées » pour beaucoup est la source de l’étonnement, voir du choc que peuvent provoquer certaines assertions ou suggestions de la théologie queer. Voici toutefois notre recommandation : éviter toute pudibonderie et pruderie et consentir à se laisser désarçonner par tel ou tel propos.  La théologie travaille avec un certain nombre de présupposés implicites, non interrogé, concernant ce qui « convient » (ce qui est « décent » en latin : decet) à Dieu et surtout à nos discours sur Dieu. La théologie queer se moque de ces convenances ; elle les bouscule allégrement et non sans humour. Mais ça n’est pas une raison pour ne pas écouter ce que la théologie queer a à nous dire non seulement sur les êtres humains, leur chair et leur corps, la manière dont sexe et genre façonnent qui nous sommes, les formes d’injustice qui existent par rapport aux personnes qui ne se reconnaissent pas dans l’hétéronormativité inhérente à notre culture, mais aussi sur Dieu et ce que le christianisme confesse comme étant la révélation de Dieu dans sa parole. »

Apolline Thomas et Christophe Chalamet,
Avant-propos à la traduction française de Théologie queer de Linn Marie Tonstad

Notre vidéo sur la dérive:




La tradition comme régénération

Un adolescent en mal de vivre, un samedi après-midi pluvieux dans une maison vide, un vieux poste de télévision, une cassette VHS et au détour d’un film l’émerveillement poétique. Je me souviens encore parfaitement de cette scène d’Apocalypse Now de Coppola. Le capitaine Willard (Martin Sheen) arrive au bout de son périple. De la brume émergent des idoles du passé. Le colonel Kurtz, incarné par Marlon Brando, lit : « Nous sommes des hommes creux… » Ce texte est en fait un poème de T.S. Eliot. Cet après-midi-là, je suis resté tétanisé et j’ai pleuré. Je ne serai jamais un homme creux.

Humble Mister Eliot

Un citoyen des États-Unis d’Amérique qui renonce à sa nationalité pour devenir anglais, un protestant unitarien qui devient un pilier de l’Église anglicane et un homme élevé dans les valeurs démocratiques qui se transforme en royaliste ? Voilà la vie de T.S. Eliot que nous allons découvrir.

C’est dans la ville de Saint-Louis baignée par les eaux du Mississippi que Thomas Stearns Eliot a vu le jour en 1888. Grandissant au sein d’une famille aisée, Eliot a très tôt accès à la littérature et à la culture, domaines pour lesquels il montre un grand intérêt. Ses études, qui vont le mener de Saint-Louis à Harvard en passant par le Massachusetts, lui font découvrir la littérature, les langues anciennes et la philosophie. En 1914, après l’obtention de son diplôme à Harvard, il part pour l’Europe et s’installe définitivement en Angleterre l’année suivante.

Dans les années qui suivent, Eliot publie ses premiers poèmes et essais. En plus de son travail poétique, Eliot est aussi un critique littéraire reconnu. En 1922, il fonde la revue littéraire Criterion qu’il dirige pendant dix-sept ans. Il devient sujet de sa gracieuse majesté en 1928 et est reçu dans l’Église anglicane dans laquelle il s’engage activement. En 1948, il reçoit le prix Nobel de littérature « pour sa contribution exceptionnelle et pionnière à la poésie actuelle ». Qui aurait alors pensé que son œuvre serait aujourd’hui connue du grand public pour avoir inspiré Andrew Lloyd Webber pour sa comédie musicale Cats ?

Loin d’être un long fleuve tranquille, la vie personnelle d’Eliot est marquée par des hauts et des bas allant jusqu’à des phases dépressives. Son mariage avec Vivienne Haigh-Wood a été difficile. À l’âge de soixante-huit ans, il épouse Valerie Fletcher de trente-huit ans sa cadette. Eliot retourne vers son Créateur le 4 janvier 1965. Si vous allez à Londres, arrêtez-vous quelques minutes dans l’église Saint Stephen et plus particulièrement dans la chapelle de la Vierge. Vous y découvrirez, sur une plaque de marbre blanc, ces quelques vers d’Eliot surplombant son épitaphe :

« Il faut toujours nous mouvoir 
Au sein d’une autre intensité
Pour une communion plus intime, 
Une communion plus profonde. »

Le poème Les Hommes Creux a profondément influencé Francis Ford Coppola pour son film Apocalypse Now (1979). Dans ce dernier, le personnage du colonel Kurtz, joué par Marlon Brando, lit plusieurs extraits du poème.

Un regard lucide sur le monde

Chef-d’œuvre de la littérature du XXe siècle, La Terre vaine (The Waste Land) est le poème du chaos. Publiée en 1922, cette œuvre en cinq parties reflète le désenchantement, la déshumanisation et la fragmentation du monde issu du premier conflit mondial. Les amateurs de musique métal l’ont certainement découverte à travers les chansons du groupe Hord.

« Quelles racines s’agrippent, quelles branches croissent
Parmi ces rocailleux débris ? Ô fils de l’homme, Tu ne peux le dire ni le deviner, ne connaissant
Qu’un amas d’images brisées sur lesquelles frappe le soleil :
L’arbre mort n’offre aucun abri, la sauterelle aucun répit,
La roche sèche aucun bruit d’eau. Point d’ombre Si ce n’est là, dessous ce rocher rouge » (I, 19-15)

Truffé de références mythologiques, ce poème est une satire de la société où règnent la décadence morale, la superficialité, la vacuité et la perte de la transcendance. Les êtres humains y sont représentés comme des individus (et non des personnes) solitaires et blessés :

« Cité fantôme
Sous le fauve brouillard d’une aurore hivernale :
La foule s’écoulait sur le Pont de Londres : tant de gens…
Qui eût dit que la mort eût défait tant de gens ? Des soupirs s’exhalaient, espacés et rapides,
Et chacun fixait son regard devant ses pas. »
(I. 60-65)

L’errance de l’humanité dans une « cité fantôme » est le fait d’une absence de sens qui conduit à l’amoralité et au nihilisme :

« Quel est ce bruit ?
C’est le vent sous la porte.
Qu’est-ce encore que ce bruit ? Que peut bien faire le vent ?
Rien. Toujours rien.
Comment !
Tu ne sais rien ? Tu ne vois rien ? Tu n’as gardé mémoire
De rien ?
Je me souviens
Those are pearls that were his eyes.
Es-tu vivant, oui ou non ? N’as-tu donc rien dans la tête ? »
(II. 117-126) 

Il n’est pas difficile d’imaginer cette humanité morte-vivante errante dans les rues de cités anonymes les yeux fixés sur un téléphone portable !

À la fin du poème, Eliot se demande comment mettre de « l’ordre dans (ses) terres » et veut essayer, avec les fragments de ce monde, d’« étayer (ses) ruines ». Comment y parvenir ? The Waste Land s’achève sans offrir de résolution ou de conclusion claire. Il n’y a que l’incertitude et l’incomplétude à l’image de la condition humaine.

La comédie musicale britannique Cats, composée en 1978 et 1979, a largement été inspirée par le recueil de poésie Old Possum’s Book of Practical Cats, de 1939.

Après nous avoir offert une vision sombre de la modernité en soulignant le vide et la désespérance qui caractérisent la condition humaine, Eliot ne nous a-t-il pas montré « la peur dans une poignée de poussière » ? Mais il ne s’arrête pas là, il nous fait entrevoir un chemin au milieu des ruines : la tradition. Dans son essai, La tradition et le talent individuel » (1917), il soutient que l’art véritable éclot lorsque l’artiste est en harmonie avec la tradition. C’est-à-dire que l’artiste authentique est celui qui reconnaît et s’inscrit humblement dans une lignée plutôt que de chercher à rompre avec elle. La tradition n’est pas un corps momifié à préserver mais une source vive pour l’expression artistique.

Sur le plan politique, T.S. Eliot est influencé par la pensée classique et médiévale et se montre sceptique à l’égard des démocraties libérales et de leur égalitarisme. Que leur reproche-t-il ? Eliot critique la démocratie moderne pour son manque de cohésion sociale, qui découle d’un individualisme excessif. Dans ses essais sociaux, Eliot défend l’idée d’une société hiérarchisée et organique. Bien à rebours de la pensée dominante, déjà à son époque, Eliot pense que la stabilité sociale et morale dépend des distinctions sociales et d’un ordre traditionnel : « Plus une société est démocratique, moins il devient possible de passer du passé connu au futur inconnu » (Notes towards the Definition of Culture).

La tradition se transmet par la culture classique et surtout par le christianisme. Pour Eliot, « nous ne pouvons nous contenter d’être chrétiens dans le secret de notre vie dévote et, le reste de la semaine, tout bonnement des réformateurs laïcistes et profanes ; car une question s’impose à nous quotidiennement, à propos de quelque entreprise que ce soit. Et l’Église a pour mission de répondre perpétuellement à cette question, que voici : dans quel but sommes-nous venus au monde ? Quelle est la fin de l’homme ? » (Sommes-nous encore en chrétienté ?)

Bâtir dans la Lumière

Eliot considère le christianisme comme le rempart contre les affres de la modernité. Dans son poème Chorus from « The Rock » (1934), il évoque un monde matérialiste qui se substitue à Dieu.

« Les hommes ont abandonné DIEU pour aucun autre dieu ; et cela ne s’est jamais produit auparavant
Que les hommes ont renié les dieux et les ont adorés, professant d’abord la Raison
Et puis l’Argent, le Pouvoir, et ce qu’ils appellent la Vie, ou la Race, ou la Dialectique.
L’Église répudiée, le clocher démoli, les cloches renversées, que pouvons-nous faire ?
Autre que rester les mains vides et les paumes ouvertes face vers le haut
Dans une époque qui recule, progressivement ? »
(chœur VII)

Eliot en appelle à un retour de la foi, de la charité et de la justice. Contrairement à ce que l’on pourrait penser, il ne s’agit pas de « valeurs » qu’il faut défendre. Il s’agit d’une personne : Jésus-Christ, la lumière du monde. Le chœur final de « The Rock » s’achève par une action de grâce à la « lumière de l’Invisible ». Pour Eliot, c’est le chemin qui peut permettre à la société de retrouver un équilibre spirituel et moral.

« Nous Te rendons grâce pour notre petite lumière, mêlée avec l’ombre.

Nous Te rendons grâce pour nous avoir poussés à construire, à chercher, à former du bout de nos doigts et à la portée de nos yeux.

Et lorsque nous aurons construit un autel à la Lumière Invisible, puissent y être placées les petites lumières pour lesquelles notre vision corporelle a été créée.

Et nous Te rendons grâce car les ténèbres nous rappellent la lumière.

Ô Lumière Invisible, nous Te rendons grâce pour Ta grande gloire ! »

(chœur X)

Vivre dans et pour la Lumière, rendre grâce et bâtir dans la fidélité, voilà ce que notre monde attend, voilà ce dont notre monde a besoin.

Début du poème Les Hommes Creux cité par le colonel W. E. Kurtz dans Apocalypse Now :

« Nous sommes des hommes creux
Les hommes empaillés
Cherchant appui ensemble
La caboche pleine de bourre. Hélas !
Nos voix desséchées, quand
Nous chuchotons ensemble
Sont sourdes, sont inanes
Comme le souffle du vent parmi le chaume sec
Comme le trottis des rats sur les tessons brisés
Dans notre cave sèche.
Silhouette sans forme, ombre décolorée.
Geste sans mouvement, force paralysée ;
Ceux qui s’en furent
Le regard droit, vers l’autre royaume de la mort
Gardent mémoire de nous – s’ils en gardent – non pas
Comme de violentes âmes perdues, mais seulement
Comme d’hommes creux
D’hommes empaillés. »

Extrait du poème Les Hommes Creux, trad. de P. Leyris

Biographies et œuvres :

  • Georges Cattaui, T.S. Eliot, Editions Universitaires, 1957.
  • Peter Ackroyd, T.S. Eliot, Penguin Books, 1993.
  • Stéphane Giocanti, T.S. Eliot ou le monde en poussières, JC Lattès, 2002. 
  • T.S. Eliot, Poésie, édition bilingue, trad. P. Leyris, Seuil, 1976.
  • T.S. Eliot, Essais choisis, trad. H. Fluchère, Seuil, 1950.
  • T.S. Eliot, Meurtre dans la cathédrale, trad. H. Fluchère, L’Arche éditeur, 1952.
  • T.S. Eliot, Cori da « La Rocca », édition bilingue, trad. R. Sanesi, BUR Rizzoli, 2020.
  • T.S. Eliot, Sommes-nous encore en chrétienté ? trad. A. Frédérik, Éditions Universitaires, 1946.



Dieu sans Dieu

En me promenant au boulevard de Grancy, à Lausanne, j’ai été intrigué par une étrange structure architecturale. Qu’était-ce donc ? Comme il était impossible que ce soit une station intermédiaire de télécabine, j’ai opté pour une entrée de parking souterrain avec kiosque et toilettes publiques. Fort de cette constatation, je m’approche dudit édifice et je constate qu’il s’agit d’un lieu de culte, une City-Church. Quel ne fut pas mon étonnement ! A peine de retour chez moi, je me renseigne sur cette étrange église et je dois constater que ce que l’on y fait me semble à l’image de son architecture : vide et froid.

Une architecture qui veut tout dire

De quoi à l’air ce lieu ? Une chapelle ronde et dépouillée ressemblant à une salle de gymnastique, une salle de méditation aussi vide et terne qu’une salle polyvalente, des salles de rencontres et des espaces pour entretiens individuels.

Est-ce bien sérieux ?

La City-Church est présentée dans une vidéo de moins de quatre minutes. En la regardant, je suis pris entre tristesse et colère. J’ai envie de crier ces paroles venant d’un autre temps : Deus Vult ou Montjoie ! Saint Denis !

Dans cette vidéo, on entend, tel un mantra, les mots « intériorité », « recentrer », « chercheur de sens ». La religion présentée ici n’est pas la religion du Dieu qui se fait homme mais bien celle de l’homme qui s’imagine et se pense Dieu. Cela n’a rien à voir avec le christianisme, c’est même son inversion. En fait, nous sommes devant une bouillabaisse psycho-affective de développement personnel.

Ce lieu est pensé et conçu comme un « laboratoire à travers des expositions et des conférences ». Bien plus, pour être certain de plaire et d’être efficace, une chargée de projets culturels y a été engagée. Cette dernière nous apprend, entre autres, que tout un chacun pourra « valoriser le moment » et « le lien avec notre propre corps ». Cela ne s’invente pas !

Un panel d’activités révélateur

En parcourant le site de l’Église catholique du canton de Vaud, on peut découvrir, outre les messes et des méditations de différents types, les activités proposées. Tout d’abord il y a une « atelier d’écriture Maurice Zundel ». De quoi s’agit-il ? « Le but de l’atelier est de créer une carte en forme de flamme pour signifier la lumière. Chaque personne prend un livre de Maurice Zundel et essaie de trouver une phrase qui l’interpelle pour ensuite l’écrire sur la flamme cartonnée. » Rassurez-vous : ce n’est pas pour les enfants, même si cela ressemble à une activité catéchétique de première communion ou de confirmation. Parlons maintenant des conférences « Un auteur spirituel par mois ». Je m’attendais à y trouver saint Augustin, saint Jean de la Croix, le cardinal de Bérulle, saint Théophane le Reclus, saint Nicolas Vélimirovitch et bien non. Il semble que les auteurs faisant autorité cadrent mal dans cette architecture futuriste. On préfère nous entretenir sur Thich Nhat Hanh, moine bouddhiste, ou Antony de Mello, jésuite dénoncé en 1998 par le cardinal Ratzinger (futur Benoît XVI) pour son syncrétisme.

Rien de nouveau sous le soleil

Cette religiosité du Pays des Merveilles n’est pas nouvelle. En 1963, l’évêque anglican John Robinson publie Honest to God, une véritable bombe qui fait pénetrer dans la communion anglicane la « théologie de la mort de Dieu ». Robinson s’attaque à l’idée d’un Dieu transcendant et extérieur à l’homme et propose une conception immanente de Dieu, présente dans chaque être humain. Fini l’Être transcendant et tout-puissant, la théologie et la spiritualité doivent dorénavant s’adapter au monde moderne.

De quoi est-ce le nom ?

Cette City Church est le signe et l’illustration du mal dont est rongé le christianisme. L’église urbaine du boulevard de Grancy et ses activités ne sont pas un progrès, mais un retour à l’arianisme, l’hérésie négatrice de la divinité du Christ. Comme le souligne saint Justin Popovitch (1894-1979) : « L’arianisme n’a pas encore été enterré, il est aujourd’hui plus à la mode et plus diffusé que jamais. Il s’est répandu comme l’âme dans le corps de l’Europe contemporaine. Si vous considérez la culture de l’Europe, vous verrez qu’elle cache, au fond, l’arianisme : tout s’y limite à l’homme et à lui seul, et l’on a réduit le Dieu-Homme, le Christ, aux limites de l’homme. » (L’homme et le Dieu-Homme, trad. J.-L. Palierne, L’Age d’homme, 1989)

En écrivant, j’écoute le Cantique de Racine mis en musique par Gabriel Fauré et je me dis que la City Churchet ses activités ne sont rien par rapport à la foi de l’Église. Ce n’est qu’une mode et la mode ça passe. Preuve en est, les audaces qu’on programme à Lausanne sont pour la plupart dépassées depuis cinquante ans.

A bon entendeur, salut !




Sortir de la crise avec Carlyle

Comment puis-je m’intéresser à Thomas Carlyle, auteur presque oublié et peu traduit en français ? Une simple remarque d’une voisine anglo-saxonne a titillé ma curiosité pour ce personnage. Il y a quelques années, me promenant un livre à la main et absorbé dans je ne sais quelle réflexion, je vis Suzanne se planter devant moi et me lancer : « Quand je vous vois ainsi, vous me faites penser à un croisement entre Mr. Pickwick et Thomas Carlyle. » Autant étonné que gêné, je lui ai souhaité le bonjour et j’ai poursuivi ma marche studieuse. Si je connaissais Mr. Pickwick, personnage fictif du premier roman de Charles Dickens, je devais reconnaître que Carlyle m’était totalement inconnu. Après m’être renseigné et avoir lu certains de ses ouvrages, j’ai trouvé le personnage et son œuvre fort sympathiques. C’est ainsi que Thomas Carlyle a pris place entre Edmund Burke et Chesterton sur les rayons de ma bibliothèque.

Un mastodonte irascible

Évoquer la vie et l’œuvre de Carlyle, qui est à la fois critique, pamphlétaire, historien et philosophe, c’est s’attaquer à une vingtaine de forts volumes et découvrir une pensée déroutante et paradoxale. Comme l’écrivait Hippolyte Taine, Carlyle est comme « un animal extraordinaire, débris d’une race perdue, sorte de mastodonte égaré dans un monde qui n’est point fait pour lui. » (H. Taine, L’idéalisme anglais – Étude sur Carlyle, Germer Baillière, 1864).

La maison natale.

Celui qui allait pratiquement traverser tout le XIXe siècle est né en 1795 à Ecclefechan, en Écosse, dans une famille de calvinistes rigoureux. Sa première expérience scolaire est désastreuse à cause du harcèlement constant subi de la part de ses camarades. Cela ne l’empêche pas de sortir diplômé de l’Université d’Édimbourg en 1809. Après une dizaine d’années d’enseignement des mathématiques, il retourne à l’Université d’Édimbourg, où il vit une intense crise spirituelle accompagnée de douleurs stomacales qui ne le laisseront plus en paix jusqu’à la tombe. Renonçant à une carrière de ministre du culte, il préfère s’engager dans l’écriture. Son passage à Édimbourg avait éveillé en lui un grand intérêt pour l’idéalisme allemand, en particulier pour Fichte et Goethe, dont il est le traducteur.

En 1826, il épouse la femme de lettres Jane Welsh. À peine marié, il entraîne sa jeune épouse dans la propriété campagnarde de Craigenputtock. Perdu au milieu de nulle part, Craigenputtock est un havre de paix pour Carlyle et un enfer pour Jane, qui veille sur tout afin que son époux puisse écrire et qui subit sa mauvaise humeur et ses accès de fureur. Dans un moment de lucidité et de reconnaissance, il écrit à sa femme : « C’est comme si les écailles étaient tombées de mes yeux et comme si, dans la solitude qui est la mienne, je commençais à voir des choses qui me touchent au plus vif de ma chair. Oh ! ma femme ! quelles souffrances tu as endurées et combien noblement tu les as supportées ! avec une simplicité, dans un silence, avec un courage et un héroïsme patient que maintenant seulement je commence à voir clairement. » (cité par Victor Basch, Carlyle, Gallimard, 1938)

En 1834, à la suite du succès de Sartor resartus, il s’installe à Londres. Celui qui allait rapidement devenir le « sage de Chelsea » va écrire une impressionnante histoire de la Révolution française en trois volumes. Il aborde le sujet sous l’angle de l’oppression des pauvres, un sujet qui lui est cher. En 1840, il publie son ouvrage sur les héros (il faut entendre ici les grands hommes) et leur influence sur l’histoire. Il réussit même à présenter une image positive d’Olivier Cromwell en publiant ses lettres et discours commentés en 1845. Il s’attaque au monde industriel avec Passé et présent (1843). Sa dernière grande œuvre, qui s’étale sur treize ans (1852-1865), est une monumentale biographie de Frédéric le Grand. Après le décès de sa femme, en 1866, qui le plonge dans un profond désespoir, il se retire de la société. Nommé recteur de l’Université d’Édimbourg, il publie ses derniers ouvrages avant de passer dans l’autre monde en 1881. Notons qu’il a refusé des funérailles et un enterrement à l’abbaye de Westminster pour se contenter d’être enseveli aux côtés de ses parents à Ecclefechan.

La meilleure description de Thomas Carlyle demeure l’autoportrait qui clôt Sartor resartus : « Confessons-le, il y dans cet homme abrupt, tourmenté, tourmentant, quelque chose qui nous attache. Son attitude, nous en avons l’espoir, la conviction, est celle d’un homme qui a dit à l’Hypocrisie : Va-t’en ; et au dilettantisme : Ici tu ne peux être ; et à la Vérité : Tiens-moi lieu de tout ; d’un homme qui a virilement défié en face le Prince-du -Temps, c’est-à-dire le Mal, qui, peut-être même fut, comme Hannibal, mystérieusement voué dès sa naissance à cette guerre, que nous le trouvons maintenant résolu à soutenir avec n’importe quelle arme, en tout temps et en tout lieu. » (Th. Carlyle, Sartor resartus (1831), trad. L. Cazamian, Aubier-Montaigne, 1973)

L’humour comme arme

Le style de Carlyle est marqué par cet humour, ce que nous appelons « l’humour anglais ». Souvenons-nous du film Ridicule (1996), de Patrice Leconte, qui décrit de façon comique la vie à la cour de Versailles quelques années avant la Révolution française. C’est le règne des bons mots et de l’esprit, mais pas de l’humour, qui est une spécificité tout anglaise. Au début du film, un baron qui revient du Royaume-Uni tente d’expliquer ce qu’est l’humour anglais et personne ne comprend sa plaisanterie. Dans l’épilogue, nous sommes en 1794. Le marquis de Bellegarde, réfugié en Angleterre, évoque pour un lord local la vie de sa famille restée en France. Un chapeau qui s’envole donne à Bellegarde l’occasion de comprendre ce qu’est l’humour : « Mieux vaut perdre un chapeau que la tête ».

Tout comme le marquis de Bellegarde, qui a tout perdu avec la Révolution, Carlyle n’est pas un boute-en-train mais bien plutôt un mélancolique. Cela illustre bien que l’humour dit anglais est comme le surgissement d’une joie violente cachée sous la tristesse. Une autre caractéristique de cet humour est que le public ne compte pas ; nul besoin d’approbation ni de compréhension. Le lecteur de Carlyle doit faire l’effort de le comprendre. À ces deux caractéristiques, on peut ajouter un éclair d’imagination, puis tout rentre dans la solennité d’une prose banale.

Tantôt prophétique, tantôt drolatique, Carlyle est déroutant. Son style émaillé de langage populaire, de mots surannés et de néologismes nous étourdit. Cette impression de quelqu’un qui ne tient pas en place peut nous donner le mal de mer. En les purgeant de leurs idées préconçues, le sage de Chelsea propose à ses lecteurs une remise en question fondamentale.

Le triste monde moderne

Marteau-pilon à vapeur élaboré par James Nasmyth (1808-1890). (The Board of Trustees of the Science Museum)

Carlyle est confronté à la révolution industrielle anglaise, qui ne fait pas que des heureux. Au début de Passé et présent, il décrit l’état de l’Angleterre de 1843. Étrange paradoxe, malgré une réussite économique globale, la pauvreté et les inégalités se creusent chaque jour davantage. Deux millions de travailleurs croupissent dans les workhouses, sortes de prisons de travail instituées par la New Poor Law de 1834. Mais ce n’est pas tout, 1 429 089 indigents, dont 221 687 vivent dans des asiles et 1 207 402 sont secourus à domicile. Et l’on ne parle même pas de l’Écosse et de l’Irlande. Contemplant ce triste état des lieux, Carlyle s’interroge et ose affirmer que le développement industriel n’a pas fait la richesse de la nation et n’a encore enrichi personne : « Comment en est-on arrivés là ? D’où vient que ces choses se produisent, d’où vient qu’il est fatal qu’elles se produisent ? Il ne faudrait cependant pas croire que les résidents des workhouses de Saint-Yves, des ruelles de Glasgow et des caveaux de Stockport soient les seuls infortunés parmi nous. Cette industrie prospère de l’Angleterre avec la fortune pléthorique qu’elle amène, n’a jusqu’ici enrichi personne : c’est une fortune ensorcelée, qui n’appartient encore à personne. (…) C’est une fortune ensorcelée que la nôtre ; nul homme parmi nous n’y peut encore toucher. S’il est une classe d’hommes ayant vraiment le sentiment d’être réellement plus heureux au moyen de cette fortune, qu’ils viennent nous donner leur nom ! » (Th. Carlyle,Passé et présent (1843), trad. de C. Bos revue par T. Matrat, Les Belles Lettres, 2023).

Le Moyen Âge comme idéal

Carlyle tourne nos yeux vers le Moyen Âge pour essayer d’entrevoir un autre type de société possible. Une société qui n’est pas basée sur le « marché », le « laisser-faire », le « salaire » ou encore « l’offre et la demande ». Le sage de Chelsea va nous emmener au XIIIe siècle avec la Chronique de Jocelin de Brackelonde, qui fait revivre sous nos yeux l’abbaye de Saint-Edmund. Carlyle nous montre combien la vie du Moyen Âge, malgré des hauts et des bas, était aimable parce qu’ordonnée vers le bien commun et vers Dieu.

Un vestige de l’abbaye de St-Edmund. (Sumit Surai/Wikimedia Commons).

Pour bien comprendre cela, transportons-nous en plein Moyen Âge et partons à la rencontre de six brigands chargés par le seigneur local d’enlever une religieuse du couvent. Nous verrons les brigands, avant de commettre leur méfait, se mettre à genoux et dire un Ave Maria et un Pater noster pour le succès de leur opération. De même, dans le chœur du monastère, les religieuses averties de l’arrivée des brigands se mettent à prier… Au Moyen Âge, Dieu a quelque chose à voir partout, même si cela n’est pas toujours à propos.

Bien plus, pour Carlyle, l’Angleterre est ce qu’elle doit être grâce à l’humble travail de cette multitude anonyme de moines poussés par leur foi en Dieu : « De leurs propres mains, des braves oubliés en ont fait le monde dont nous jouissons ; c’est eux qui l’on fait honneur à eux ! C’est eux qui l’on fait en dépit des fainéants et des lâches. Cette terre d’Angleterre telle qu’elle est là, c’est la somme de tout ce qui fut trouvé sage, noble, et d’accord avec la Vérité de Dieu, à travers toutes les générations d’Anglais. Si notre langue anglaise est parlable, c’est parce qu’il y eut des Poètes-Héros du même sang que nous et parmi nos ancêtres. (…) Je vous le répète, ils n’avaient même pas un marteau quand ils commencèrent : et cependant Wren bâtit Saint-Paul ; ils n’avaient pas une syllabe intelligible : et cependant ils ont rendu possible la littérature anglaise, la littérature élisabéthaine (…) et d’autres littératures encore (…). » (Th. Carlyle, Passé et présent (1843), trad. de C. Bos revue par T. Matrat, Les Belles Lettres, 2023) 

Le retour du héros

Dans sa critique du monde moderne, Carlyle évoque le héros (c’est-à-dire le grand homme) comme la solution aux malheurs du présent. Cette idée du héros bute sur deux écueils. Tout d’abord l’histoire des mandarins de l’université, qui rejette la notion de héros et lui préfère l’histoire sociale, cela en désaccord avec le commun des mortels, qui se passionnent pour les biographies historiques et les émissions comme Secrets d’Histoire, de Stéphane Bern. Ensuite, la notion de héros de Carlyle n’est pas conventionnelle. En effet, sa vision du héros va au-delà de la simple célébration des exploits militaires ou des réalisations extraordinaires. Le héros incarne des qualités morales et spirituelles, et son influence dépasse le domaine individuel pour transformer toute la société.

Secrets d’Histoire, ou quand l’intérêt pour les grandes figures l’emporte sur l’histoire sociale.

Le héros est, avant tout, une figure morale. Ce ne sont pas ses actes extérieurs qui le définissent, mais ses vertus telles que la loyauté, la justice, la compassion et le courage. Pour Carlyle, la grandeur ne réside pas dans la puissance, le pouvoir ou la richesse. Le héros doit contribuer au bien commun, à une transformation de la société et il peut se décliner sous différentes formes tant religieuse, politique, militaire que littéraire.

Si tout homme est un héros en puissance, Carlyle ne nous dit pas comment le trouver ou le devenir. On peut cependant déjà les fréquenter de loin : « Il est néanmoins réconfortant de penser que les grands hommes, de quelque façon qu’on les étudie et les observe, sont toujours d’une compagnie profitable. Nous ne pouvons lever les yeux, si imparfaitement que ce soit, sur un grand homme sans en gagner quelque chose. Il est une vivante fontaine de lumière, dont il est bienfaisant et agréable de s’approcher. Il est la clarté qui illumine, qui a dissipé les ténèbres du monde. Et il ne faut pas voir en lui une simple lampe allumée, mais plutôt un flambeau qui étincelle naturellement grâce à un don des Cieux : je le répète, une généreuse fontaine de lumière, un être doué originellement et de manière innée d’une flamboyante capacité d’intellection et d’une noblesse tout à la fois héroïque et humaine, qui enveloppe dans son rayonnement toutes les âmes. À aucun égard on ne peut ressentir de regret d’avoir passé quelques moments dans une telle proximité. » (Th. Carlyle, Les Héros (1840), trad. F. Rosso, Éditions des Deux Mondes, 1998.) 

Aujourd’hui, la crise se décline sous différentes modalités : économique avec l’inflation et son cortège funèbre, morale avec le relativisme contemporain, sociale avec des mouvements de contestation, politique avec les montées des populismes et des discours faciles, religieuse avec l’absence de transcendance. Le combat est-il perdu d’avance ? Je ne le pense pas. Face aux soubresauts d’un monde agonisant, nous devons porter un regard lucide, ancré dans notre passé, et peut-être accepter d’être un grand homme quoi qu’il nous en coûte.

Paul Sernine

L’humour de Carlyle : la fange du monde moderne ou le catéchisme des cochons

« Supposons que les porcs (je veux dire les porcs à quatre pattes), dotés d’une sensibilité et d’une logique supérieure, aient atteint une telle culture ; et si, après examen et réflexion, ils pouvaient nous exposer leur conception de l’univers, ainsi que leurs intérêts et devoirs là-bas, cela ne pourrait-il pas intéresser un public averti, peut-être de manière inattendue, et stimuler le commerce languissant du livre ? (…) Sous une forme approximative, les propositions des cochons sont en quelque sorte les suivantes :

  1. L’univers, autant qu’une saine conjecture peut le définir, est une immense auge à porcs, consistant en solides et en liquides, et autres variétés ou contrastes, mais spécialement en lavures (ndlr nourriture donnée aux porcs) qu’on peut atteindre, ces dernières étant en quantité suffisante pour la majorité des cochons.
  2. Le mal moral est l’impossibilité d’atteindre les lavures. Le bien moral, la possibilité d’atteindre lesdites lavures.
  3. Qu’est-ce que le paradis ou l’état d’innocence ? Le paradis, appelé aussi état d’innocence, âge d’or et d’autres noms, était (selon un cochon au jugement faible) un accès illimité au bain du cochon ; l’accomplissement parfait de ses désirs, de sorte que l’imagination du cochon ne puisse pas dépasser la réalité : une fable, une impossibilité, comme le voient maintenant les cochons sensés.
  4. Définissez le devoir complet des cochons. La mission de la cochonnerie universelle et le devoir de tous les cochons en tous les temps, est de diminuer la quantité des lavures qu’on ne peut atteindre, et d’augmenter la quantité de celles qu’on peut atteindre. Toute connaissance, toute industrie, tout effort doit être dirigé vers ce terme et vers ce terme seul. La science des cochons, l’enthousiasme des cochons, le dévouement des cochons, n’ont pas d’autre but. C’est le devoir complet des cochons.
  5. La poésie des cochons consiste à reconnaître universellement l’excellence des lavures et de l’orge moulue, ainsi que la félicité de cochons dont l’auge est en bon ordre, et qui ont le ventre plein. Grun !
  6. Le cochon connaît le temps. Il doit mettre le nez au vent pour regarder quelle sorte de temps va venir.
  7. Qui a fait le cochon ? On ne le sait pas. Peut-être le boucher ?
  8. Le droit et la justice existent-ils au royaume des cochons ? Les cochons observateurs ont découvert qu’il existe, ou était censé exister, une chose appelée justice. Indéniablement au moins, il existe dans la nature un sentiment appelé indignation, vengeance, etc., qui, si un cochon en provoque un autre, se manifeste d’une manière plus ou moins destructrice : il faut donc des lois, des quantités étonnantes de lois. Les querelles s’accompagnent d’une perte de sang, de vies, en tout cas d’une diminution effrayante du stock général de cochons, et d’une ruine (ruine temporaire) de grandes parties de la porcherie universelle : c’est pourquoi la justice doit être observée et qu’il faut donc éviter les querelles.
  9. Qu’est-ce que la justice ? Votre propre part de l’auge générale : pas une quelconque part de ce qui m’est dû.
  10. Mais quelle est ma part ? Ah ! c’est là, en effet, la grande difficulté ; sur quoi la science porcine, méditant si longtemps, ne peut absolument rien dire. Ma part – hrumph ! – ma part est, en somme, tout ce que je peux obtenir sans être pendu ou envoyé aux carcasses. »

Thomas Carlyle, Latter-Day Pamphlets, Chapman and Hall, 1850.

Poursuivre la réflexion

  • Thomas Carlyle, Passé et présent (1843), trad. de C. Bos revue par T. Matrat, Les Belles Lettres, 2023.
  • Thomas Carlyle, Les Héros (1840), trad. F. Rosso, Éditions des Deux Mondes, 1998.



Haro sur les chefs !

En lisant l’article de Blick, on apprend que « le groupe d’assurance a supprimé tous les titres de son organigramme et de ses cartes de visites pour le début de cette nouvelle année. » Aux orties directeurs et vice-présidents, finies les « structures dépassées, marquées par la hiérarchie ». La nostalgie m’a soudain envahi. J’ai remonté le temps et je suis redevenu, l’espace d’un instant, un apprenti employé de commerce. 

Je me souviens d’un temps

Le bureau, c’était tout une hiérarchie qui reposait sur l’ancienneté tant pour les apprentis que pour les employés. A la tête de ce petit monde, on trouvait le chef de bureau. Je le revois devant moi : un grand homme sec, avare de son sourire et placide comme un sphinx. Ses vêtements étaient ternes et parfois d’une couleur indéfinissable. Pour couronner le tout, étant manchot il portait un bras en bois naturel. Tous les matins, il inspectait chaque employé et n’hésitait pas à remettre à l’ordre pour une jupe trop courte, un décolleté par trop plongeant, des souliers mal cirés ou un nœud de cravate trop lâche. Pas question de faire une pause trop longue ou de rapporter des bruits de couloirs durant la pause-café. Bref, chacun était à sa place et savait ce qu’il devait faire.

Au-dessus du chef de bureau, il y avait l’agent général qui gérait l’administration et l’organisation extérieure. On le voyait peu et on évitait même son regard. Comme apprenti, j’ai eu l’honneur d’être appelé quelquefois dans son bureau. Imaginez une grande pièce fermée par une porte dont l’intérieur était doublé de cuir, une moquette de velours recouverte d’un tapis persan. Aux fenêtres pendait un double voilage et de superbes rideaux de velours assortis à la moquette. Tableaux, estampes et gravures ornaient les murs. Un bureau Louis XV et une bibliothèque occupaient le fond de la pièce. Sur le bureau étaient empilés de façon faussement désordonnée des ouvrages aux reliures usées. J’aime cet « ancien monde », comme l’appelle avec dédain Daniela Fischer (directrice des ressources humaines chez Axa), où tout respirait le sens de l’ordre, la grandeur et la hiérarchie.

A la fin de mes trois ans d’apprentissage, au moment de quitter l’entreprise, comme tous les apprentis méritants j’ai été reçu pour la dernière fois dans le bureau de l’agent général. Après un bref échange, il m’a tendu une anthologie des Mémoires du duc de Saint-Simon en me disant : « J’ai appris votre goût pour l’histoire et la monarchie française. J’espère que cela vous sera utile. » Puis il a ajouté, en désignant les livres sur son bureau : « Je relis souvent Saint-Simon ».

Le duc de Saint-Simon ne venait pas en short au travail.

Le duc de Saint-Simon

Qui se souvient de Louis de Rouvroy, duc de Saint-Simon (1675-1755) ? Il faut dire que dans une société égalitariste où le nivellement par le bas semble être la norme, Saint-Simon est devenu illisible. Trois mille pages qui couvrent la fin du règne du Louis XIV et la période de la Régence (soit de 1691 à 1723) où l’on découvre, entre autres, l’obsession du duc pour les préséance et l’étiquette. Comment ne pas imaginer Saint-Simon portant fièrement, sous le règne de Louis XV, le justaucorps à brevet, bleu doublé de rouge à passementeries d’or et d’argent. Habit démodé, vestige du temps du Roi Soleil en plein siècle qui se croyait des Lumières. On pouvait aussi le voir déambuler avec des souliers à talons rouges, signe de sa haute noblesse. Ce devait être un des derniers à encore les porter et à y attacher de l’importance.

La rocambolesque histoire de la quête rapportée par le mémorialiste illustre bien le sens de la hiérarchie qui fait si cruellement défaut aux « dirigeants » d’Axa. Pendant les fêtes de fin d’année, il était d’usage qu’une grande dame de la cour fasse la quête pour les miséreux. On peut facilement imaginer que tout le monde cherchait à se dispenser de cette tâche. Les princesses lorraines essayaient maintes ruses et stratagèmes pour y échapper. Cela faisait croire qu’elles se plaçaient au-dessus des duchesses et pratiquement au même rang que les princesses du sang qui étaient dispensées de cette corvée. Apprenant cela, le sang de Saint-Simon n’a fait qu’un tour. Selon l’étiquette, une princesse étrangère n’était pas au-dessus d’une comtesse française. Il a incité les duchesses à ne pas quêter puisque les Lorraines refusaient de le faire. Cela a déclenché un véritable scandale dans le microcosme de la cour, scandale qui a suscité l’ire du roi lui-même. Par-delà cette histoire cocasse, on peut mesurer le sens de la hiérarchie. Pour le duc de Saint-Simon, toucher à cela, c’était porter atteinte à l’ordre du monde. Peut-on l’en blâmer ?

Mutatis mutandis, qu’aurait pensé l’ombrageux duc en lisant les propos de Madame Fischer dans Blick : « L’abolition des titres s’inscrit parfaitement dans un monde du travail en rapide évolution. Cela ouvre de toutes nouvelles possibilités d’organisation. » Il me semble l’entendre murmurer « révolution » et « chaos ». Ce sera chose faite trente-quatre ans après son trépas, une certaine nuit du 10 août 1789 et l’on en connaît les sanglantes conséquences.

Un management aux origines troubles

Blick souligne que « l’objectif de l’assureur est une organisation du travail dans laquelle les collaborateurs se rencontrent « d’égal à égal », et dans laquelle ils peuvent également s’investir de manière profitable pour l’entreprise, quelle que soit leur position ». Tout cela me fait penser à l’excellent essai de Johann Chapoutot sur le management du nazisme à nos jours. Loin de moi l’idée de faire une reductio ad Hitlerum mais cela mérite quand même le détour.

Dans son petit livre, Chapoutot s’intéresse au parcours et aux idées de l’Oberführer SS Reinhard Höhn (1904-2000). Voulant adapter l’administration du IIIe Reich en expansion, Höhn entreprit de faire mieux avec moins d’hommes. Pour ce faire il développa l’idée d’un travail non autoritaire basé sur la délégation des pouvoirs et la responsabilisation de chacun dans une communauté de travail tendue vers des objectifs. Peu inquiété après la défaite allemande, il fonda un institut de formation au management à Bad Harzburg où il enseigna, à plus de 600’000 cadres, la gestion de l’humain.

Il est intéressant de relever le vocabulaire similaire entre une vision du monde nazie et les enseignements de Bad Harzburg : culte de la performance, mise en avant du leadership, importance de la communauté et obsession de l’efficacité.

Pour Chapoutot, l’Oberfüher Höhn et ses séides « ont élaboré, paradoxalement, une conception du travail non autoritaire, où l’employé et l’ouvrier consentent à leur sort et approuvent leur activité, dans un espace de liberté et d’autonomie a priori bien incompatible avec le caractère illibéral du IIIe Reich, une forme de travail « par la joie » qui a prospéré après 1945 et qui nous est familière aujourd’hui à l’heure ou l’ « engagement », la « motivation » et l’ « implication » sont censés procéder du « plaisir » de travailler et de la « bienveillance » de la structure »  (J. Chapoutot, Libres d’obéir, Gallimard, 2020, p. 20).

Je laisse le soin au lecteur de se faire sa propre opinion, mais n’en déplaise au professeur Heike Bruch (également citée par Blick), pour qui « la suppression des titres et des symboles de statut est une étape très cohérente si une entreprise veut travailler de manière moins hiérarchique et donc plus moderne », je préfère le duc de Saint-Simon aux audaces du siècle dernier.

A bon entendeur, salut !