Oscar Wilde : Histoire d’une âme

J’ai toujours un ou deux livres avec moi. Il y a bien des annĂ©es, Ă  la suite d’un dĂ©part prĂ©cipitĂ©, j’oublie d’emporter mon viatique. Sur le quai de la gare, j’ouvre ma musette et je constate avec effroi mon erreur. Que faire ? Je dĂ©cide d’aller examiner ce que le kiosque Ă  proximitĂ© propose. Les revues m’intĂ©ressant peu, j’examine le tourniquet Ă  livres et mon regard s’arrĂŞte sur Le portrait de Dorian Gray d’Oscar Wilde. Faute de mieux, j’achète le roman et commence sa lecture en attendant le train. Le trajet terminĂ©, saisi par cette Ĺ“uvre, je dĂ©cide d’acquĂ©rir l’édition de la PlĂ©iade d’Oscar Wilde, qui fut suivie quelques jours plus tard par le volume de sa correspondance. 

Un provocateur dans l’Angleterre victorienne

Parmi les Ă©clats de la sociĂ©tĂ© victorienne Ă©merge une figure Ă  la fois Ă©nigmatique et captivante : Oscar Wilde. NĂ© sous les cieux d’Irlande, dans la paisible effervescence de Dublin, le 16 octobre 1854, il fut, dès sa jeunesse, marquĂ© par une Ă©ducation raffinĂ©e. Après un passage au Trinity College de Dublin, la scène littĂ©raire londonienne l’accueillie en lui ouvrant ses portes dorĂ©es et ses salons enivrants. Ses mots d’esprit captivent les esprits et enflamment les cĹ“urs, rĂ©vĂ©lant un talent sans Ă©gal dans l’art de l’Ă©criture.

Ses Ĺ“uvres, telles que Le Portrait de Dorian Gray ou L’importance d’ĂŞtre Constant, une comĂ©die jouant avec les masques de la sociĂ©tĂ©, demeurent des Ĺ“uvres intemporelles de la littĂ©rature anglophone. Ă€ travers elles, Wilde se rĂ©vèle non seulement comme un conteur exceptionnel, mais aussi comme un observateur subtil des paradoxes de la condition humaine.

Sa destinĂ©e, telle un drame shakespearien, connaĂ®t une chute tragique. Sa relation avec Lord Alfred Douglas le conduit sur les routes tumultueuses de la condamnation sociale et de la tragĂ©die personnelle. Après avoir affrontĂ© les tourments de la prison suivis des rigueurs de l’exil, Oscar Wilde trouve refuge Ă  Paris oĂą il meurt le 30 novembre 1900 Ă  l’âge de 46 ans.

Condamnation d’Oscar Wilde Ă  cause de son homosexualitĂ©.

Une Ă©thique qui ne dit pas son nom

Il semble facile d’appliquer la citation de Dorian Gray Ă  la vie d’Oscar Wilde : « Je n’ai recherchĂ© le bonheur. Qui dĂ©sire le bonheur ? J’ai recherchĂ© le plaisir. Â» (Le Portrait de Dorian Gray, p. 537) Il serait aisĂ© de faire de lui un autre Lord Henry ou un Dorian Gray de surcroĂ®t. Que nenni ! Une clef de lecture, autant intĂ©ressante que mystĂ©rieuse, se trouve dans la prĂ©face du Portrait de Dorian Gray : Â« Tout art est Ă  la fois surface et symbole. Ceux qui plongent sous la surface le font Ă  leurs risques et pĂ©rils. Ceux qui dĂ©chiffrent les symboles le font Ă  leurs risques et pĂ©rils. Â» (Le Portrait de Dorian Gray, p. 347). En abordant la vie et l’œuvre du dandy scandaleux, on peut rester Ă  la surface ou plonger Ă  nos risques et pĂ©rils. On ne s’approche pas sans crainte de la vĂ©ritĂ© mystĂ©rieuse et dĂ©routante de l’âme humaine.

L’éthique de Wilde ne se rĂ©sume pas une existence exclusivement hĂ©doniste tournĂ©e vers les plaisirs sensibles. Certes, il y a bien un cĂ´tĂ© jouisseur chez lui qui n’hĂ©siterait pas Ă  se faire « tuer pour une sensation Â» (Lettre 59, 12 dĂ©cembre 1885, p. 118). La fascination qu’il ressent pour « le mystère des goĂ»ts Â» (idem) et ses vertiges lui laisse cependant parfois une saveur amère. Une sorte de nostalgie des moments d’extases sensibles, les ombres de ce qu’il a Ă©prouvĂ© et de ce qu’il aspire Ă  Ă©prouver. Son regret d’un autre monde, d’une autre vie, n’est pas quelque chose de spirituel ou de mĂ©taphysique. Il s’en dĂ©fend ardemment. Pour Wilde « la citta divina n’a pas de couleur, et la fruitio Dei pas de signification Â» (Le Critique comme artiste, p. 873). Il ferme alors ostensiblement la porte Ă  la mĂ©taphysique et Ă  « l’extase religieuse Â». Refusant toute forme de transcendance, Wilde oriente volontairement son dĂ©sir intime, sa nostalgie vers le monde sensible.

Cependant Wilde regrette de n’avoir « plus accès au parvis de la citĂ© de Dieu Â» (idem). On peut se faire une idĂ©e de la portĂ©e de ce renoncement, un vĂ©ritable drame intĂ©rieur dans la vie de Wilde, en le rapprochant de celui que doit faire le jeune Dorian Gray qui « sentait que le moment Ă©tait vĂ©ritablement venu pour lui de faire un choix. Mais son choix n’avait-il pas dĂ©jĂ  Ă©tĂ© fait ? Oui, la vie avait dĂ©cidĂ© pour lui – la vie, mais aussi la curiositĂ© infinie qu’il portait Ă  la vie Â» (idem).

Wilde est conscient de cette quĂŞte du bonheur. Des deux voies qui se sont offertes Ă  lui, il a choisi la moins frĂ©quentĂ©e. Peut-ĂŞtre que cela a fait toute la diffĂ©rence ? Pour atteindre ce Ă  quoi il aspire, il partage avec Lord Henry « l’un des grands secrets de la vie : guĂ©rir l’âme par les sens et les sens par l’âme Â» (ibid. p. 368). Mais devant l’impossibilitĂ© de guĂ©rir les sens par l’âme, il se contente de guĂ©rir l’âme par les sens. C’est lĂ  que prend naissance l’hĂ©donisme ou « le nouvel hellĂ©nisme Â» prĂ´nĂ© par Wilde. Contrairement aux apparences, le plaisir n’est pas premier dans cette option fondamentale. Il n’est que « la pierre de touche de la Nature, le signe d’approbation qu’elle nous donne Â» (ibid. p. 423).

Un nouvel hellénisme

Le « nouvel hellĂ©nisme Â» est en fait une Ă©thique de la sculpture de soi. Wilde prend Ă  son compte une idĂ©e antique qui lui a Ă©tĂ© enseignĂ©e Ă  Oxford par Walter Pater via la Renaissance : « (Dieu) prit donc l’homme, cette Ĺ“uvre indistinctement imagĂ©e, (…) il lui adressa la parole en ces termes : (…) si nous ne t’avons fait ni cĂ©leste ni terrestre, ni mortel ni immortel, c’est afin que, dotĂ© pour ainsi dire du pouvoir arbitral et honorifique de te modeler et de te façonner toi-mĂŞme, tu te donnes la forme qui aurait eu ta prĂ©fĂ©rence Â» (Pic de la Mirandole, Oratio de hominis dignitate, trad. Y. Hersant, Paris 1993, p. 9).

L’Artiste comme homme accompli

L’éthique est en mĂŞme temps une esthĂ©tique. Le geste beau est un geste moral et vice-versa.  Les personnes qui peuvent poser des actes beaux et moraux, se sont dĂ©jĂ  rĂ©alisĂ©es elles-mĂŞmes : « les poètes, les philosophes, les hommes de science, les hommes de culture, en un mot les hommes vĂ©ritables Â» (Le Critique comme artiste, p. 891). Wilde appelle ce type de personne des « Artistes Â», puisqu’ils sont les artisans de leur propre devenir, de leur propre personnalitĂ©. 

L’Artiste « passe, non du sentiment Ă  la forme, mais de la forme Ă  la pensĂ©e et Ă  la passion Â» (idem). C’est cela guĂ©rir l’âme par les sens. Toutefois, il reste faible et limitĂ© derrière sa prĂ©tention Ă  se sculpter soi-mĂŞme. Wilde pense qu’il « ne peut qu’en ĂŞtre ainsi. Cette concentration mĂŞme de la vision et cette intensitĂ© du projet, qui caractĂ©risent le tempĂ©rament artistique, sont par elles-mĂŞmes une forme de limitation Â» (La plume, le crayon, le poison – Etude en vert, p. 806). Il a bien pressenti l’incomplĂ©tude et l’imperfection de l’Artiste, lequel est une sorte d’être en crise, un perpĂ©tuel « adolescent solitaire, aux traits dĂ©jĂ  formĂ©s, au cĹ“ur sans oreilles ou aux yeux sans entrailles, il dĂ©tonne. AttirĂ©, attirant, fait pour sĂ©duire, il sent sa tĂŞte trop lourde, sa peau trop fine, ses membres Ă©trangers Ă  l’étreinte Â» (F. Dolto, Le dandy, solitaire et singulier, Paris 1999, p. 18-19). Sans cette imperfection innĂ©e qui l’empĂŞche de rĂ©aliser pleinement son idĂ©al, l’Artiste ne serait plus un Artiste, mais un vague artisan qui marchande sa vie, un nouveau Sisyphe condamnĂ© Ă  se sculpter perpĂ©tuellement. Cette tragĂ©die, qui se joue dans l’âme de l’homme, est une tension permanente qui permet Ă  l’Artiste d’exister quasi funambuli entre le dĂ©jĂ  et le pas encore. 

Le refus de l’ascétisme

Comment se manifestent l’incomplĂ©tude et l’imperfection ? L’Artiste Ă©vacue de son Ă©thique la souffrance, l’esprit de sacrifice, c’est-Ă -dire la dimension ascĂ©tique de l’existence humaine. Celle-ci « n’est qu’une mĂ©thode permettant Ă  l’homme d’interrompre sa marche en avant Â» (Le Critique comme artiste, p. 849-850). L’ascèse est un obstacle parce qu’elle empĂŞche d’avancer librement, et surtout parce qu’elle veut orienter la sculpture de soi. Il existe bien un type d’ascèse dans l’éthique wildienne ; elle est Â« d’ordre esthĂ©tique et non plus morale Â» (ibid., p. 841-842).

Le rejet de la souffrance implique automatiquement un refus clair et net de la compassion et de la charitĂ©. Telle est la vertu principale du « nouvel hellĂ©nisme Â» : l’individualisme. On serait portĂ© Ă  croire que l’individualisme s’identifie Ă  l’égoĂŻsme. Pas tout Ă  fait. N’oublions pas que Wilde aime Ă  manier le paradoxe qui « est le chemin de la VĂ©ritĂ© Â» (Le Portrait de Dorian Gray, p. 386). En rĂ©alitĂ©, il opère ici un changement de paramètres Ă©thiques qui reprĂ©sente une vĂ©ritable inversion des valeurs morales traditionnelles de la sociĂ©tĂ© victorienne : « Lorsque l’homme rĂ©alisera l’individualisme, il rĂ©alisera la sympathie et la manifestera librement et spontanĂ©ment. Jusqu’à prĂ©sent l’homme n’a guère cultivĂ© la sympathie. Il se contente de sympathiser avec la souffrance, et sympathiser avec la souffrance ne reprĂ©sente pas la forme de sympathie la plus haute. Toute sympathie est noble, mais la sympathie face Ă  la souffrance en reprĂ©sente la forme la moins raffinĂ©e. Elle est entachĂ©e d’égoĂŻsme. Elle court le risque de devenir morbide. Nous y rĂ©vĂ©lons une certaine terreur Ă  l’égard de notre propre sort. Nous redoutons de devenir nous-mĂŞmes comme le lĂ©preux ou l’aveugle, sans que personne prenne soin de nous. Elle est aussi curieusement restrictive. Â» (L’Âme de l’homme sous le socialisme, p. 962)

On ne peut donc qualifier cette éthique d’égoïste, mais plutôt de narcissique. L’Artiste ne doit s’occuper que de lui-même. Il se contemple, jamais satisfait, afin de tailler et de retailler sans cesse dans le marbre blanc son existence pour devenir une personne accomplie, une œuvre d’art. Le burin qui lui permet de tailler sa propre statue n’est autre que l’esprit critique face au monde extérieur mais aussi face à lui-même. La critique est le guide de l’Artiste dans sa marche vers le perfectionnement.

Wilde ne réussira pas à tenir en équilibre sur la corde raide du « nouvel hellénisme » et la chute sera d’autant plus douloureuse qu’il est brillant.

Couverture de la traduction russe de La Ballade de la geĂ´le de Reading, en 1904 (portrait par Modest Durnov (1868-1928).

Le creuset de la souffrance

La vie de l’Artiste devait ĂŞtre « un long et ravissant suicide Â» (Lettre 59, 12 dĂ©cembre 1855, p. 118), c’est ce qui est arrivĂ© Ă  Wilde. Il a assassinĂ© sa rĂ©putation, sa vie mondaine, par les sens. Au lieu de guĂ©rir son âme, les sens l’ont emprisonnĂ©e et tuĂ©e : « Tandis que le corps mange, boit et prend ses plaisirs, l’âme dont il est la demeure peut mourir entièrement Â» (De Profundis, p. 290). Il n’est pas dupe de l’orientation erronĂ©e de son dĂ©sir qui, au lieu d’assouvir son âme, l’a affamĂ©e. 

Au travers des Ă©vĂ©nements qui ont signifiĂ© ce suicide aux yeux du monde et Ă  ses propres yeux, effarĂ©s et consentants malgrĂ© lui, Wilde fait l’expĂ©rience de ce qu’il avait rejetĂ© jusque-lĂ  : la souffrance. Ce dandy maniĂ©rĂ© dĂ©couvre la souffrance, tant physique que morale. Elle est « un terrible feu Â» (Lettre 180, 22 mai 1897, Ă  Mrs Bernard Beere, p. 398) qui purifie et dĂ©truit.

Loin de la sociĂ©tĂ© mondaine de Londres, Wilde laisse tomber un Ă  un ses masques, ses parures de sĂ©ducteur pour se voir tel qu’il est. L’expĂ©rience carcĂ©rale l’invite Ă  faire un retour sur lui-mĂŞme afin de quitter « le vice suprĂŞme : ĂŞtre superficiel Â» (De Profundis, p. 280). Il analyse avec une rĂ©elle acuitĂ© sa situation et en tire les consĂ©quences : « (…) Si ma vie semble ruinĂ©e aux yeux du monde extĂ©rieur, aux miens elle ne l’est pas. Vous aurez, je le sais, plaisir Ă  savoir qu’à ce qu’il paraĂ®t, de toutes mes Ă©preuves – du silence, de la vie solitaire, de la faim, des tĂ©nèbres, de la douleur, de l’abandon, de la disgrâce – de tout cela je peux extraire quelque bien Â» (Lettre 180, 22 mai 1897, Ă  Mrs Bernard Beere, p. 398).

Par la souffrance, Wilde dĂ©couvre un « nouveau monde Â» (De Profundis, p. 306). L’orgueil et le narcissisme sous-jacents dans le « nouvel hellĂ©nisme Â» font place Ă  l’humilitĂ© qui est la ligne d’horizon de son « nouveau monde Â».

La découverte du Christ

Alors que « les prĂŞtres et les gens qui pĂ©rorent sans sagesse parlent parfois de la souffrance comme d’un mystère Â» (ibid. p. 306), Wilde la dĂ©couvre comme une rĂ©vĂ©lation. Ce qu’il avait d’instinct devinĂ© de l’art, « de la vie ; il va le saisir Â» (idem) avec « une parfaite clartĂ© de vision et une comprĂ©hension totale Â» (idem). Il tend Ă  discerner ce qu’il n’avait pas encore aperçu auparavant, ce qui Ă©tait plus intime Ă  lui-mĂŞme que lui-mĂŞme : le Christ.

Il est vrai que JĂ©sus-Christ n’est pas un inconnu pour Wilde. Il en parle dans d’autres de ses Ă©crits avant la rĂ©daction du De Profundis. Ce qui est curieux, c’est qu’il l’appelle « JĂ©sus Â» ou « JĂ©sus-Christ Â» mais rarement « Christ Â» avant ses dernières Ă©preuves. JĂ©sus est pour lui un grand homme historique qu’il n’hĂ©site pas Ă  comparer Ă  CĂ©sar. Il n’admire en JĂ©sus que le philanthrope, l’homme accompli mais jamais le Sauveur, le Christ. Dès ses Ă©crits de prison, on assiste Ă  un changement, JĂ©sus est appelĂ© simplement « Christ Â». Ce changement de vocabulaire me porte Ă  croire que Wilde, du trĂ©fonds de sa misère, a quittĂ© le JĂ©sus de Renan pour le Christ des Évangiles : le RĂ©dempteur. Il est d’ailleurs regrettable que dans la traduction française de la PlĂ©iade on ait systĂ©matiquement remplacĂ© « Christ Â» par « JĂ©sus Â» dans le De Profundis, ceci afin de « souligner l’influence de l’ouvrage de Renan Â» (traduction française de la PlĂ©iade, notice au De Profundis, p. 1691).

Wilde parle Ă  demi-mot de sa rencontre avec le Christ : Â« Une fois au moins dans sa vie, tout homme chemine avec le Christ vers EmmaĂĽs Â» (De Profundis, p. 326). Cette confession implique une rĂ©elle Ă©piphanie du Sauveur dans la vie du prisonnier, comme dans celle des deux disciples qui reconnaissent JĂ©sus au cĹ“ur mĂŞme de leur doute et de leur souffrance. Les doutes, Wilde les a connus quand il Ă©crit avec amertume : « J’ai le sentiment que j’aimerais fonder un ordre pour ceux qui ne peuvent croire : la ConfrĂ©rie des Orphelins, l’appellerait-on, oĂą devant un autel sur lequel ne brĂ»lerait aucun cierge, un prĂŞtre qui n’aurait pas la paix au cĹ“ur cĂ©lĂ©brerait l’office avec du pain profane et un calice vide de vin Â» (ibid. p. 300-301). Loin d’être purement et simplement un iconoclaste, Wilde vit une crise profonde, oĂą il se trouve aux prises avec la foi nue qu’il nomme agnosticisme. Tout lui est inutile, rien ne l’aide : ni la morale, ni la religion, ni la raison.

Il prend, peu Ă  peu, conscience que JĂ©sus est le RĂ©dempteur de l’humanitĂ©, ce qui Ă©veille en lui une profonde rĂ©flexion : Â« Il me reste encore presque incroyable qu’un jeune paysan galilĂ©en ait imaginĂ© qu’il pourrait porter sur ses Ă©paules le fardeau du monde entier, tout ce qui avait dĂ©jĂ  Ă©tĂ© fait et souffert et tout ce qui serait encore fait et souffert : (…) que ce jeune paysan galilĂ©en l’ait non seulement imaginĂ©, mais accompli, de sorte qu’à l’heure prĂ©sente tous ceux qui dĂ©couvrent sa personnalitĂ© (…) se voient (…) libĂ©rĂ©s de la laideur de leur pĂ©chĂ© et se voient rĂ©vĂ©lĂ©s Ă  la beautĂ© de leur souffrance Â» (ibid., p. 312-313).

L’expérience de la charité et de la miséricorde

MĂŞme si Wilde tâtonne quelque peu avant d’envisager rĂ©ellement le fait que le Christ ait accompli l’œuvre de RĂ©demption, il s’agit bien pour lui d’une rencontre avec la personnalitĂ© du Christ qui le sauve au plus intime de sa souffrance. En s’approchant du Sauveur, il dĂ©couvre la charitĂ©. L’amour que le Christ enseigne « est le secret primordial du monde, le secret perdu qu’ont cherchĂ© les sages (…). C’est seulement par l’amour qu’on peut approcher du cĹ“ur du lĂ©preux et des pieds du Seigneur Â» (ibid. p. 315).

En lien avec cette charitĂ©, Wilde fait l’expĂ©rience de la misĂ©ricorde du Christ. Pour JĂ©sus, « il n’était pas de lois : il n’existait que des exceptions Â» (ibid. p. 323) qui ne sont autres que les personnes qu’il rencontre et qu’il sauve. Les lois sont bonnes pour ceux que Wilde appelle les philistins, qui jugent et condamnent. JĂ©sus, lui, regarde jusqu’au plus intime des cĹ“urs. Il connaĂ®t le dĂ©sir de l’homme, c’est pourquoi il n’existe pour lui « que des exceptions Â». « Sa morale est toute de sympathie, exactement ce que doit ĂŞtre la morale Â» (idem). Et Wilde de prendre en exemple le passage Ă©vangĂ©lique de la femme adultère. Cette sympathie du Sauveur est une invite au repentir. « Mais pourquoi ? Pour cette simple raison qu’autrement il serait incapable de se rendre compte de ce qu’il a fait. Le moment du repentir est le moment de l’initiation (…). Le Christ prouve que le pĂ©cheur le plus ordinaire pourrait le faire, que c’est la seule chose qu’il puisse faire Â» (ibid. p. 325-326). Wilde va plus loin en sous-entendant que le Christ aurait dit au fils prodigue que ses dĂ©bauches avec les prostituĂ©es sont les beaux et saints Ă©pisodes de sa vie. Le Christ ne regarde que le dĂ©sir d’amour mĂŞme s’il est parfois mal orientĂ© et il pardonne. Comment ne pas reconnaĂ®tre ici la confession Ă  peine voilĂ©e de Wilde ? N’est-il pas ce nouveau fils prodigue condamnĂ© par tous mais pardonnĂ© par le Christ ? N’est-il pas une figure de cette courtisane, Marie-Madeleine, qui a Ă©tĂ© pardonnĂ©e car elle avait beaucoup aimĂ© ?

Dans un Ă©lan quasi-mystique Wilde condense son expĂ©rience du Christ en quelques lignes : « Tout ce que le Christ nous enseigne par de petits avertissements c’est que chaque instant de notre vie doit ĂŞtre beau, que l’âme doit toujours ĂŞtre prĂŞte pour la venue de l’époux, toujours attentive Ă  la voix de l’amant Â» (ibid. p. 325). 

Peut-on rĂ©ellement parler d’une conversion dans le cas de Wilde ? Je crois que ce serait le faire mentir lui-mĂŞme. Dès lors, il appelle son existence une vie nouvelle qui est simplement la continuation, l’évolution de sa vie première. Il ne renie pas son passĂ© : « Rejeter le souvenir de ses propres Ă©preuves, c’est arrĂŞter sa propre Ă©volution ; la renier, c’est mettre un mensonge sur les lèvres de sa propre vie. Ce n’est rien de moins que le reniement de son âme Â» (ibid. p. 302). 

Une conversion qui n’en est pas une

Il ne croit pas Ă  la conversion morale et thĂ©ologique, cette « rĂ©solution d’être meilleur est un acte empirique et hypocrite Â» (ibid. p. 328-329), tout juste bonne pour les philistins. Sa vie nouvelle rĂ©side simplement en ce qu’il est « devenu plus profond Â» (ibid. p. 329). C’est-Ă -dire qu’il a dĂ©couvert la dimension spirituelle et transcendante de son existence grâce au Christ, le seul vrai Artiste, « le suprĂŞme individualiste Â» (ibid. p. 316), « le poète Â» (ibid. p. 313). 

Au cĹ“ur de la vie de Wilde peut rĂ©apparaĂ®tre alors la citĂ© de Dieu, longtemps rejetĂ©e, « semblable Ă  une perle parfaite Â» (ibid. p. 308). « La vue en est si merveilleuse qu’il semble qu’un enfant puisse l’atteindre en une journĂ©e d’étĂ© Â» (idem). MalgrĂ© tout, Wilde se sent faible. Il sait que ses penchants ne se rĂ©sorberont pas miraculeusement.

A sa sortie de prison, il vivra encore trois ans d’un exil douloureux oĂą il doit apprendre Ă  se laisser pĂ©nĂ©trer par la grâce, « les effluves du ciel Â» (ibid. p. 309). Il a bien conscience qu’il peut tomber « maintes fois dans la boue et souvent s’égarer dans la brume Â» (idem). Finalement peu lui importe, du moment qu’il a son « visage tournĂ© vers la porte qui est appelĂ©e la Belle Â» (idem).

A travers les souffrances de sa vie errante, condamné à mendier de l’argent à ses amis, privé de ses enfants, Wilde va discrètement se rapprocher du catholicisme. Dans la matinée du 29 novembre 1900, le Père Cuthbert Dunne reçoit Oscar Wilde dans la pleine communion de l’Église catholique. D’aucuns auront vu dans ce geste in articulo mortis un pied de nez de l’hédoniste impénitent aux philistins qui l’ont condamné. Comme si Wilde collectionnait sur son lit de mort les chasubles et les calices, symboles du faste catholique, à la manière de Dorian Gray. Peut-être a-t-il simplement réalisé son désir d’adolescent « de rendre visite à Newman, puis de contempler le Saint-Sacrement dans une église nouvelle et de connaître ensuite le calme et la paix de l’âme » (Lettre 8, 3 mars 1877, à William Ward, p. 46).

Bibliographie

  • Daniel Salvatore Schiffer, Oscar Wilde, Folio biographie, Paris, 2009.
  • Oscar Wilde, Œuvres, Bibliothèque de la PlĂ©iade, Paris, 1996.
  • Lettres d’Oscar Wilde, Gallimard, Paris, 1994.
  • The Complete Letters of Oscar Wilde, 4th Estate, London, 2020.



Vive Charles Martel !

Mon enfance fut bercĂ©e par la sĂ©rie de bandes-dessinĂ©es Les Timours. Je me souviens plus particulièrement de l’album La francisque et le cimeterre qui commence par ces mots : « Dans un irrĂ©sistible Ă©lan, les Arabes avaient franchi le dĂ©troit de Gibraltar, en dix-huit mois, l’Espagne est soumise. Le temps de souffler, d’organiser leur conquĂŞte, et les rapides cavaliers maures franchissent les PyrĂ©nĂ©es, Moussa-Ben-HossaĂŻr prend Narbonne, Carcasonne, pille et incendie les couvents et les Ă©glises et repasse en Espagne chargĂ© de butin. Son successeur Al-Haok reprend Narbonne, la fortifie pour en faire la base de ses opĂ©rations ultĂ©rieures. Les Sarrasins assiègent Toulouse, s’avancent par la cĂ´te de la MĂ©diterranĂ©e jusqu’au RhĂ´ne, qu’ils remontent jusqu’à Lyon. NĂ®mes perd ses dernières splendeurs, Arles ses derniers trĂ©sors. La Provence est dĂ©vastĂ©e, Abd-El-Hamman s’empare des grandes villes du sud-ouest. Les Ă©tendards du Prophète flottent au vent de l’Atlantique. Les burnous blancs escaladent les murailles de Bordeaux, qui flambe haut et clair. (…) Est-ce la fin de la chrĂ©tientĂ© tout entière qui s’annonce ? » (Editions Dupuis, 1983, p. 3) La lecture de cette introduction et de la bande-dessinĂ©e qui suit renouvelle en moi des sentiments identiques Ă  ceux du jeune lecteur que j’étais : un appel Ă  l’hĂ©roĂŻsme et Ă  la grandeur. Nous sommes bien loin de ce temps-là !

Une polémique ridicule

Le 14 avril, Ă  l’occasion de l’entrĂ©e du canton du Vaud dans la ConfĂ©dĂ©ration, les Jeunes UDC du canton mettent « Ă  l’honneur une personnalitĂ© qui s’est dĂ©marquĂ©e par son engagement en faveur du patriotisme, de la libertĂ© et d’une Suisse souveraine Â» (site des Jeunes UDC vaudois). Ce prix est placĂ© sous le patronage de Charles Martel. On peut discuter du patronage qui semble faire peu de sens mais lĂ  n’est pas la question.

Dans son Ă©dition du 4 avril, le quotidien 24 Heures se demande si « les Jeunes UDC vont (-ils) convoquer Charles Martel ? Â» La rĂ©ponse est laissĂ©e au camarade-historien Dominique Dirlewanger pour qui Charles Martel est « une figure guerrière qui appartient au folklore de l’extrĂŞme droite française depuis la fin du XIXe siècle Â». Monsieur Dirlewanger poursuit sa condamnation sans appel : Â« Charles Martel renvoie Ă  la bataille de Poitier (732), oĂą le chef militaire franc a battu les Sarrasins. Et c’est ce qui aurait mis fin Ă  l’invasion arabo-musulmane en Europe. Cette figure permet surtout de rassembler toute la cause nationaliste et chrĂ©tienne contre les musulmans. Â» Je ne conteste pas la science historique de Monsieur Dirlewanger mais peut-ĂŞtre oublie-t-il « qu’interprĂ©ter par l’histoire ne signifie pas encore l’histoire elle-mĂŞme Â» selon la belle formule de Julien Freund ?

De qui parle-t-on ?

NĂ© aux alentours de l’annĂ©e 688, Charles Martel est le fils de PĂ©pin de Herstal, maire du palais de l’Austrasie, et d’une concubine, ce qui lui confĂ©rait une position Ă  la fois puissante et prĂ©caire au sein de la hiĂ©rarchie franque.

Ă€ la mort de son père en 714, le pouvoir des Francs est assurĂ© par les maires du palais, une fonction initialement administrative qui gagne en autoritĂ© au dĂ©triment des rois mĂ©rovingiens, dĂ©sormais rĂ©duits Ă  un rĂ´le largement symbolique. Toutefois, la position de Charles n’est pas garantie. Il lui faut lutter pour affirmer son autoritĂ©.

Rendu cĂ©lèbre pour sa victoire Ă  la bataille de Poitiers en 732, Charles Martel est aussi un rĂ©formateur et un administrateur habile. Il consolide et Ă©tend les territoires sous le contrĂ´le franc, rĂ©forme l’armĂ©e et joue un rĂ´le crucial dans la nomination des dirigeants religieux, ce qui lui permet de renforcer l’influence de la dynastie carolingienne dans les affaires ecclĂ©siastiques. Charles prĂ©pare ainsi le terrain Ă  son fils, PĂ©pin le Bref, qui deviendra roi des Francs, mettant fin Ă  la lignĂ©e des rois mĂ©rovingiens et Ă©tablissant la dynastie carolingienne, qui atteindra son apogĂ©e avec Charlemagne, le petit-fils de Charles. Il meurt en 741 en laissant un royaume stable et puissant.

N’en dĂ©plaise au 24 Heures et Ă  son historien attitrĂ©, Charles Martel ne peut se rĂ©duire Ă  la bataille de Poitiers. Au demeurant, au sujet de ladite bataille, relevons avec Georges Minois « qu’après la bataille de Poitiers il n’y aura plus d’incursions musulmanes d’ampleur en Aquitaine et dans le nord de la Gaule. Charles Martel a sauvĂ© (…) le royaume mĂ©rovingien. Il a agi en chef des Francs, et dĂ©sormais il va concentrer son action sur la lutte contre les Sarrasins en Bourgogne et en Provence. (…) Après 732, il regarde essentiellement vers le monde arabo-musulman, signe d’une prise de conscience du nouveau danger qui menace le monde franc. LĂ  rĂ©side l’importance de la bataille de Poitiers » (Charles Martel, Perrin, Paris, 2020, p. 283).

L’archétype, le symbole et le mythe

Charles Martel, connu comme le maire du palais des Francs, Ă©merge de l’histoire mĂ©diĂ©vale comme une figure emblĂ©matique qui transcende les frontières du temps et de l’espace pour devenir un archĂ©type, un symbole et un mythe dans la conscience collective. Le maire du palais incarne l’archĂ©type du hĂ©ros guerrier dont les actions hĂ©roĂŻques marquent l’histoire. Selon Carl Gustav Jung, les archĂ©types sont des modèles universels prĂ©sents dans l’inconscient collectif de l’humanitĂ©. Charles Martel reprĂ©sente le guerrier courageux et dĂ©terminĂ© qui dĂ©fend son peuple contre ce qui l’oppresse. Dans son ouvrage « Le hĂ©ros aux mille et un visages Â», Joseph Campbell souligne le rĂ´le du hĂ©ros dans les mythes et lĂ©gendes. Le vainqueur de Poitiers incarne le hĂ©ros mythique qui triomphe de l’adversitĂ© pour sauver sa communautĂ©.

Au-delà de son rôle d’archétype, Charles Martel devient un symbole puissant de la résistance et de la défense face aux menaces extérieurs. Dans son ouvrage The Age of Charles Martel, l’historien Paul Fouracre souligne que le nom de l’aïeul de Charlemagne est synonyme de lutte pour la liberté et la justice. On peut dire sans exagérer que son nom est un cri de ralliement pour ceux qui cherchent à défendre leur patrie contre les forces de l’oppression. Bien plus son histoire symbolise le courage et la détermination pour toutes les générations.

Charles Martel, Grandes Chroniques de France. BL Royal MS Royal 16 G VI f. 118v.

Enfin, Charles Martel devient une figure mythique dont les exploits sont magnifiĂ©s au fil du temps. Les rĂ©cits Ă©piques et les lĂ©gendes populaires embellissent son histoire, en faisant de lui une figure lĂ©gendaire dont l’influence perdure. Son histoire continue d’être racontĂ©e et cĂ©lĂ©brĂ©e, tĂ©moignant son impact durable sur l’histoire et la culture occidentales. 

Les contempteurs de Charles Martel souscrivent-il à la proclamation du Méhémet-Ali, pacha d’Égypte, en 1848 : « Peuple d’Occident, on vous avait étrangement abusé en vous faisant croire que nous étions à la queue ; reconnaissez enfin que nous sommes vos aînés en civilisation ; inclinez-vous devant la sagesse du Coran, et maudissez la mémoire des Charles Martel, des Sobieski qui ont barré le chemin aux armées musulmanes alors qu’elles venaient, il y a plusieurs siècles, vous apporter le régime bienheureux que les apôtres du socialisme vont inaugurer aujourd’hui parmi vous. Dieu seul est grand ! Louis Blanc et Cabet sont ses prophètes tout aussi bien que Mahomet » ? (cité par W. Blanc et Ch. Naudin, Charles Martel et la bataille de Poitiers de l’histoire au mythe identitaire, Libertalia, Paris, 2015-2022)

Finalement, même si on peut discuter le choix des Jeunes UDC, je préfère qu’ils choisissent Charles Martel que Conchita Wurst.

A bon entendeur, salut !




Apprendre Ă  mourir

A l’aube de l’adolescence j’étais un enfant rebelle et un peu sauvage. Devant mes rĂ©sultats mĂ©diocres au sortir de l’école primaire, mes parents n’ont pas eu d’autres choix que de m’inscrire dans une Ă©cole privĂ©e. Je me souviens encore très bien de cette belle journĂ©e de septembre, dans le hall principal de cet Ă©tablissement oĂą les nouveaux Ă©lèves sont rassemblĂ©s. Le directeur depuis les marches de l’escalier en colimaçon, qui mène vers les salles de cours, nous adresse une brève harangue : « Mesdemoiselles, messieurs, comme l’écrivait Ernst von Salomon, vous ĂŞtes ici pour apprendre Ă  mourir. Â» Soudain le silence se fait et tout le monde tourne les yeux vers l’orateur. Celui reprend « Vous ĂŞtes ici pour apprendre Ă  mourir, mourir Ă  votre paresse, mourir Ă  votre nonchalance, mourir Ă  votre bĂŞtise et Ă  votre inculture, Â» Le silence gagne en densitĂ©. « Mourir pour devenir des hommes nouveaux aptes Ă  vivre en sociĂ©tĂ©. Bonne annĂ©e scolaire Â». Je suis restĂ© dans cette Ă©cole trois ans et cela a changĂ© ma vie. Le sauvageon est mort progressivement et un homme est nĂ©.

La lĂ©gende affirme qu’ils ne commençaient pas les cours Ă  9 heures.

Un Ă©trange postulat

Le postulat prĂ©sentĂ© au Grand Conseil par le dĂ©putĂ© Vincent Bonvin, enseignant de formation, est simple : « (…) plusieurs Ă©tudes rĂ©centes, dans diffĂ©rents pays, dĂ©montrent l’impact significatif des horaires scolaires sur les performances des Ă©lèves et sur leur santĂ© mentale. Ces recherches suggèrent que pour les adolescents en particulier, un dĂ©marrage de l’école plus tardif peut ĂŞtre bĂ©nĂ©fique en raison de leurs rythmes circadiens naturels. » Ledit postulat est justifiĂ© par l’émission de la RTS On en parle du 6 fĂ©vrier 2024. Outre le fait de cautionner un postulat par une Ă©mission tĂ©lĂ©visĂ©e, on peut se poser la question de savoir si un parlement cantonal doit lĂ©gifĂ©rer sur les horaires scolaires.

De quoi est-ce le nom ?

Ne s’agirait-il pas d’une Ă©nième tentative pour adapter l’école aux Ă©lèves ? Je le pense. Les Ă©tablissements scolaires deviennent des Club Med et les enseignant de gentils animateurs. Il faut enseigner ce que les Ă©lèves aiment. L’approche des thèmes enseignĂ©s doit ĂŞtre ludique. L’école est avant tout un lieu de socialisation. Renonçons aux apprentissages par cĹ“ur, Ă  une orthographe soignĂ©e et aux temps inutiles des verbes. Bref, il faut mettre l’élève au centre et le savoir de cĂ´tĂ©. 

Une école qui mérite son nom

Or l’école doit promouvoir les valeurs traditionnelles dans l’Ă©ducation, telles que la discipline, la rigueur acadĂ©mique et le respect de l’autoritĂ©. Il faut aussi remettre Ă  la première place du cursus scolaire les matières fondamentales telles que les mathĂ©matiques, la lecture et l’Ă©criture. Ce qui est fondamental Ă  mes yeux, c’est avant tout que l’école retrouve la culture de l’excellence et de l’émerveillement. 

L’excellence

La culture de l’excellence a mauvaise presse. On prĂ©fère aujourd’hui la mĂ©diocritĂ© uniforme. Une culture de l’excellence authentique valorise et rĂ©compense l’effort. Les Ă©lèves sont encouragĂ©s Ă  persĂ©vĂ©rer et Ă  dĂ©velopper des compĂ©tences propres pour atteindre les objectifs. De fait, l’excellence stimule les adolescents Ă  se dĂ©passer et Ă  repousser leurs limites. Cela implique de sortir de sa zone de confort, d’accepter les dĂ©fis et de viser l’idĂ©al mĂŞme dans des situations difficiles. De plus l’excellence implique de prendre des initiatives, de faire preuve d’auto-discipline et de prendre des mesures pour atteindre les objectifs. Il ne faudrait pas oublier que l’excellence favorise l’innovation et la crĂ©ativitĂ© en encourageant Ă  chercher de nouvelles solutions

Les esprits chagrins me diront favoriser l’individualisme, je ne le crois pas. La culture de l’excellence reconnaĂ®t Ă©galement l’importance de la collaboration et du soutien mutuel. Les Ă©lèves sont ainsi stimulĂ©s Ă  travailler ensemble, Ă  partager leurs connaissances et leurs compĂ©tences, et Ă  s’entraider pour atteindre leurs objectifs communs.

L’émerveillement

Les adolescents sont-ils encore Ă©merveillĂ©s Ă  l’école ? Poser la question c’est y rĂ©pondre. L’Ă©merveillement encourage Ă  poser des questions, Ă  explorer de nouveaux sujets et Ă  dĂ©couvrir des perspectives insoupçonnĂ©es. L’émerveillement permet de rĂ©enchanter l’intelligence et cela n’est pas rien. En effet, rĂ©enchanter l’intelligence implique de dĂ©passer les approches positivistes mesurables par des tests. Cela signifie la mise en valeur des diffĂ©rentes formes d’intelligence, y compris l’intelligence Ă©motionnelle, sociale, crĂ©ative et intuitive.

L’école part à la dérive et ce n’est certainement pas le postulat du député Bonvin qui inversera la tendance. Peut-être que nos politiciens, qui glosent sur l’école, devraient apprendre à mourir.

A bon entendeur, salut !




Le marquis de Sade en théologien ?

« Est-ce un poisson d’avril ? Â» me dis-je en laissant tomber mon monocle. Terminant mon cafĂ© pour reprendre mes esprits, mon regard se pose Ă  nouveau sur le document qu’un ami m’a envoyĂ©. Il s’agit du programme du groupe inclusivitĂ© de l’Église rĂ©formĂ©e du canton de Vaud : Â« Dieu-e e(s)t orgasme ? Â», « BDSM : Ă©thique ? Â», « CafĂ© Queer SpiritualitĂ©s – Christianisme Â». Je n’en reviens pas. Le 13 mars, interrogĂ© par le quotidien 24 Heures, Laurent Zumstein, conseiller synodal de ladite Église, justifie cette dĂ©rive : « Pourquoi l’Église ne devrait-elle pas aborder ces questions alors que justement les personnes qui nous ont demandĂ© d’organiser cet Ă©vĂ©nement se les posent ? Je pense au contraire que l’EERV rĂ©pond pleinement Ă  sa mission en permettant Ă  toutes et tous de rĂ©flĂ©chir au sens de leurs pratiques, quelles qu’elles soient. La loi stipule que l’Église se doit de rĂ©pondre aux besoins spirituels des citoyens et citoyennes. C’est ce que nous faisons aussi lorsque nous organisons une confĂ©rence comme celle de ce jeudi. Â»

Chouette programme d’Église.

Une révolution

N’en dĂ©plaise Ă  Monsieur Zumstein, il ne s’agit pas seulement de rĂ©pondre Ă  une demande minoritaire mais d’un vĂ©ritable retournement thĂ©ologique. En 2022, les cĂ©lèbres Ă©ditions protestantes Labor et Fides publiaient ThĂ©ologie queer une traduction du livre de Linn Marie Tonstad qui enseigne la thĂ©ologie Ă  l’UniversitĂ© de Yale. Cet ouvrage de plus de deux cents pages, prĂ©sente cette « thĂ©ologie Â» qui cherche Ă  remettre en question les interprĂ©tations traditionnelles des textes religieux, Ă  la reconnaissance et Ă  la diversitĂ© des expĂ©riences humaines, en particulier des personnes LGBTQIA+. Elle examine Ă©galement les rĂ´les qu’ont la religion et la spiritualitĂ© dans la construction des identitĂ©s queer, ainsi que la façon dont les identitĂ©s influent sur la comprĂ©hension et la pratique de la foi.

Vous avez dit queer ?

Le mot anglo-saxon queer est souvent utilisĂ©, mais ce terme Ă  une histoire, une origine et un sens. Il n’est pas inintĂ©ressant de s’y attarder. A l’origine, queer signifie « bizarre Â», « Ă©trange Â», « inadaptĂ© Â». C’est Ă  la fin XIXème siècle que ce mot va dĂ©signer les femmes trop masculines, les hommes effĂ©minĂ©s ainsi les personnes vivant une sexualitĂ© autre que l’hĂ©tĂ©rosexualitĂ©. A l’époque, il s’agit d’une insulte. L’utilisation de ce terme pour se rĂ©fĂ©rer Ă  une identitĂ© remonte aux annĂ©es 1980, lorsque des activistes et des universitaires ont commencĂ© Ă  l’employer comme un moyen de rejeter les Ă©tiquettes binaires et les catĂ©gories strictes de genre et de sexualitĂ©. PlutĂ´t que de se conformer aux normes Ă©tablies, le terme queer a Ă©tĂ© adoptĂ© comme une revendication de la diversitĂ© et de la non-conformitĂ©. Aujourd’hui, queer est souvent utilisĂ© comme un terme gĂ©nĂ©rique pour dĂ©signer toute personne dont l’identitĂ© de genre ou l’orientation sexuelle ne correspond pas aux normes hĂ©tĂ©rosexuelles. Le mot queer est Ă©galement utilisĂ© comme un terme politique et militant pour remettre en question les structures de pouvoir et les normes sociales. C’est d’ailleurs ce qu’écrit Linn Marie Tonstadt : « Dans la mesure oĂą ce livre avance l’argument selon lequel la thĂ©ologie queer ne consiste pas Ă  faire l’apologie de l’inclusion des minoritĂ©s sexuelles et de genre dans le christianisme, mais Ă  proposer des visions de transformation sociopolitique qui modifient les pratiques de distinction, pratiques prĂ©judiciables aux minoritĂ©s sexuelles et de genre ainsi qu’aux autres populations minorisĂ©es, alors queer semble un terme raisonnablement (in)adĂ©quat Ă  utiliser Â» (ThĂ©ologie queer, p. 13-14).

Une certaine légitimité

On peut affirmer qu’il existe des aspirations bonnes au fondement des questions queer : le dĂ©sir de mettre fin aux discriminations que d’aucuns subissent quant Ă  leur choix de vie, la volontĂ© de rechercher l’égalitĂ© entre les hommes et les femmes ainsi que la condamnation de toute violence, rapports non consentis et atteintes Ă  la dignitĂ© des personnes concernĂ©es sont justes. Cela ne doit pas faire oublier le dĂ©veloppement et la finalitĂ© recherchĂ©e qui ne peut obtenir notre adhĂ©sion. Cela ne justifie pas une « thĂ©ologie queer Â».

Qu’est-ce que la thĂ©ologie ?

Posons le cadre. Le mot grec theologia est composĂ© des mots logos qui signifie « parole Â» ou « discours Â» et theos qui veut dire « Dieu Â». Étymologiquement « thĂ©ologie Â» signifie « discours ou parole sur Dieu Â». La thĂ©ologie s’enracine dans la Tradition qui se compose de l’Écriture Sainte, des Conciles et de l’enseignement des Pères de l’Église.  Je sais bien que le mot « Tradition Â» avec un « T Â» majuscule peut heurter certains esprits sensibles tournĂ©s vers les lendemains qui chantent et adeptes de la tabula rasa.  Comme l’écrit fort justement le thĂ©ologien orthodoxe, Jean-Claude Larchet : Â« On peut dire ainsi que la thĂ©ologie conforme Ă  la Tradition est une thĂ©ologie en continuitĂ© et en harmonie avec la thĂ©ologie du passĂ©, mais aussi avec la thĂ©ologie de l’avenir qui exprimera la mĂŞme VĂ©ritĂ© immuable sous une forme qui la respecte pleinement Â» (Qu’est-ce que la thĂ©ologie ? p. 30). Le thĂ©ologien est celui qui vit de la prière et par la prière. Le discours thĂ©ologique qui ne s’enracine pas dans la prière de l’Église est vaine spĂ©culation : « Si tu pries, tu es thĂ©ologien et, si tu es thĂ©ologien tu pries vraiment Â» (Evagre le Pontique, Chapitres sur la prière 60)

Sade nouveau père de l’Église

Comme vous l’avez bien compris, la prĂ©tendue « thĂ©ologie Â» queer n’a de thĂ©ologie que le nom. Après les thĂ©ologies dites de la libĂ©ration, contextuelles ou de la mort de Dieu, nous voici face Ă  un Ă©nième essai de pervertir le message chrĂ©tien sous l’égide discrète et implicite du marquis de Sade. Est-ce exagĂ©rĂ© de ma part. Que nenni ! 

William F. Edmiston prĂ©sente et analyse comment le marquis de Sade, Ă  travers sa rĂ©volte contre les tabous sexuels, moraux et sociaux, anticipe les discours queer. Selon Edmiston, Sade serait le premier Ă  dĂ©truire l’idĂ©e de normalitĂ© sexuelle : « L’œuvre de Sade dĂ©fait la relation male-masculin-hĂ©tĂ©rosexuel, et la remplace par une autre relation mâle/masculin-fĂ©minin/homosexuel, qui marginalise les femmes et l’approche chrĂ©tienne et reproductive de la sexualitĂ© Â» (Sade : queer theorist, p. 100). 

Portrait du marquis de Sade par Charles Amédée Philippe van Loo

Face Ă  une Église qui propose des confĂ©rences sur le BDSM et la spiritualitĂ©, face Ă  une « thĂ©ologie Â» qui veut dĂ©construire la thĂ©ologie traditionnelle, je me dis que Sade doit ĂŞtre proclamĂ© nouveau docteur de l’Église et qu’un donjon doit ĂŞtre amĂ©nagĂ© dans le clocher de la cathĂ©drale de Lausanne. Je me dis aussi que la vision d’Oscar Wilde est en train de devenir rĂ©alitĂ© : « J’ai le sentiment que j’aimerais fonder un ordre pour ceux qui ne peuvent croire : la ConfrĂ©rie des Orphelins, l’appellerait-on, oĂą devant un autel sur lequel ne brĂ»lerait aucun cierge, un prĂŞtre qui n’aurait pas la paix au cĹ“ur cĂ©lĂ©brerait l’office avec du pain profane et un calice vide de vin. Tout Ă  vrai dire, doit devenir une religion (…). Â» (Lettres, trad. H. de Boissard, Gallimard, 1994, p. 300-301).  En ce qui me concerne mon choix est fait et il ne me reste qu’à secouer la poussière de mes pieds et Ă  m’écrier avec saint Athanase d’Alexandrie : « Ils ont les Églises, mais nous avons la foi apostolique. Â»

Paul Sernine

Bibliographie 

  • Linn Marie Tonstad, ThĂ©ologie queer, Labor et Fides, 2022.
  • Jean-Claude Larchet, Qu’est-ce que la thĂ©ologie ?, Editions des Syrtes, 2022.
  • William F. Edmiston, Sade : queer theorist, Voltaire Foundation Oxford, 2013.

Quand l’avant-propos devient un manifeste

« La pertinence nous semble Ă©vidente : la question du genre et du sexe, les Ă©tudes qui interrogent l’hĂ©tĂ©ronormativitĂ© en tant qu’idĂ©ologie, qui remettent en question les relations entre individus, notre rapport Ă  l’argent, au pouvoir et au système de domination tel qu’il est maintenu en place en Occident, tout cela dĂ©range certain.es, mais ces travaux inĂ©luctables Ă  nos yeux. Nous ne pouvons plus nous permettre de penser et de vivre avec des prĂ©supposĂ©s aussi rigides ou essentialisants en ce qu’ils sont sources d’injustices et d’exclusion. Les stĂ©rĂ©otypes ont la vie dure. Ils mĂ©ritent d’autant plus d’être bousculĂ©s.

L’impertinence est tout aussi remarquable dans bon nombre d’ouvrages de thĂ©ologie queer. Le prĂ©sent livre est d’ailleurs relativement mesurĂ© en la matière. Nous laissons les lecteurs et les lectrices dĂ©couvrir cet aspect au fil de la lecture. Cette attitude d’impertinence, voire d’indĂ©cence, dĂ©contenancera et mĂŞme choquera certain.es, nous le savons. Et pourtant il peut y avoir quelque chose d’intĂ©ressant et de positif dans cette dĂ©marche de la thĂ©ologie queer : elle permet dĂ©sacraliser, si besoin Ă©tait, le discours thĂ©ologique, de nous souvenir de son caractère humain – pas Ă  moitiĂ© mais de part en part. Bien sĂ»r, le fait que la thĂ©ologie parle de rĂ©alitĂ© « sacrĂ©es Â» pour beaucoup est la source de l’étonnement, voir du choc que peuvent provoquer certaines assertions ou suggestions de la thĂ©ologie queer. Voici toutefois notre recommandation : Ă©viter toute pudibonderie et pruderie et consentir Ă  se laisser dĂ©sarçonner par tel ou tel propos.  La thĂ©ologie travaille avec un certain nombre de prĂ©supposĂ©s implicites, non interrogĂ©, concernant ce qui « convient Â» (ce qui est « dĂ©cent Â» en latin : decet) Ă  Dieu et surtout Ă  nos discours sur Dieu. La thĂ©ologie queer se moque de ces convenances ; elle les bouscule allĂ©grement et non sans humour. Mais ça n’est pas une raison pour ne pas Ă©couter ce que la thĂ©ologie queer a Ă  nous dire non seulement sur les ĂŞtres humains, leur chair et leur corps, la manière dont sexe et genre façonnent qui nous sommes, les formes d’injustice qui existent par rapport aux personnes qui ne se reconnaissent pas dans l’hĂ©tĂ©ronormativitĂ© inhĂ©rente Ă  notre culture, mais aussi sur Dieu et ce que le christianisme confesse comme Ă©tant la rĂ©vĂ©lation de Dieu dans sa parole. Â»

Apolline Thomas et Christophe Chalamet,
Avant-propos Ă  la traduction française de ThĂ©ologie queer de Linn Marie Tonstad

Notre vidéo sur la dérive:




La tradition comme régénération

Un adolescent en mal de vivre, un samedi après-midi pluvieux dans une maison vide, un vieux poste de tĂ©lĂ©vision, une cassette VHS et au dĂ©tour d’un film l’émerveillement poĂ©tique. Je me souviens encore parfaitement de cette scène d’Apocalypse Now de Coppola. Le capitaine Willard (Martin Sheen) arrive au bout de son pĂ©riple. De la brume Ă©mergent des idoles du passĂ©. Le colonel Kurtz, incarnĂ© par Marlon Brando, lit : « Nous sommes des hommes creux… » Ce texte est en fait un poème de T.S. Eliot. Cet après-midi-lĂ , je suis restĂ© tĂ©tanisĂ© et j’ai pleurĂ©. Je ne serai jamais un homme creux.

Humble Mister Eliot

Un citoyen des États-Unis d’Amérique qui renonce à sa nationalité pour devenir anglais, un protestant unitarien qui devient un pilier de l’Église anglicane et un homme élevé dans les valeurs démocratiques qui se transforme en royaliste ? Voilà la vie de T.S. Eliot que nous allons découvrir.

C’est dans la ville de Saint-Louis baignée par les eaux du Mississippi que Thomas Stearns Eliot a vu le jour en 1888. Grandissant au sein d’une famille aisée, Eliot a très tôt accès à la littérature et à la culture, domaines pour lesquels il montre un grand intérêt. Ses études, qui vont le mener de Saint-Louis à Harvard en passant par le Massachusetts, lui font découvrir la littérature, les langues anciennes et la philosophie. En 1914, après l’obtention de son diplôme à Harvard, il part pour l’Europe et s’installe définitivement en Angleterre l’année suivante.

Dans les annĂ©es qui suivent, Eliot publie ses premiers poèmes et essais. En plus de son travail poĂ©tique, Eliot est aussi un critique littĂ©raire reconnu. En 1922, il fonde la revue littĂ©raire Criterion qu’il dirige pendant dix-sept ans. Il devient sujet de sa gracieuse majestĂ© en 1928 et est reçu dans l’Église anglicane dans laquelle il s’engage activement. En 1948, il reçoit le prix Nobel de littĂ©rature « pour sa contribution exceptionnelle et pionnière Ă  la poĂ©sie actuelle ». Qui aurait alors pensĂ© que son Ĺ“uvre serait aujourd’hui connue du grand public pour avoir inspirĂ© Andrew Lloyd Webber pour sa comĂ©die musicale Cats ?

Loin d’être un long fleuve tranquille, la vie personnelle d’Eliot est marquée par des hauts et des bas allant jusqu’à des phases dépressives. Son mariage avec Vivienne Haigh-Wood a été difficile. À l’âge de soixante-huit ans, il épouse Valerie Fletcher de trente-huit ans sa cadette. Eliot retourne vers son Créateur le 4 janvier 1965. Si vous allez à Londres, arrêtez-vous quelques minutes dans l’église Saint Stephen et plus particulièrement dans la chapelle de la Vierge. Vous y découvrirez, sur une plaque de marbre blanc, ces quelques vers d’Eliot surplombant son épitaphe :

« Il faut toujours nous mouvoir 
Au sein d’une autre intensité
Pour une communion plus intime, 
Une communion plus profonde. »

Le poème Les Hommes Creux a profondĂ©ment influencĂ© Francis Ford Coppola pour son film Apocalypse Now (1979). Dans ce dernier, le personnage du colonel Kurtz, jouĂ© par Marlon Brando, lit plusieurs extraits du poème.

Un regard lucide sur le monde

Chef-d’œuvre de la littĂ©rature du XXe siècle, La Terre vaine (The Waste Land) est le poème du chaos. PubliĂ©e en 1922, cette Ĺ“uvre en cinq parties reflète le dĂ©senchantement, la dĂ©shumanisation et la fragmentation du monde issu du premier conflit mondial. Les amateurs de musique mĂ©tal l’ont certainement dĂ©couverte Ă  travers les chansons du groupe Hord.

« Quelles racines s’agrippent, quelles branches croissent
Parmi ces rocailleux débris ? Ô fils de l’homme, Tu ne peux le dire ni le deviner, ne connaissant
Qu’un amas d’images brisées sur lesquelles frappe le soleil :
L’arbre mort n’offre aucun abri, la sauterelle aucun répit,
La roche sèche aucun bruit d’eau. Point d’ombre Si ce n’est là, dessous ce rocher rouge » (I, 19-15)

Truffé de références mythologiques, ce poème est une satire de la société où règnent la décadence morale, la superficialité, la vacuité et la perte de la transcendance. Les êtres humains y sont représentés comme des individus (et non des personnes) solitaires et blessés :

« Cité fantôme
Sous le fauve brouillard d’une aurore hivernale :
La foule s’écoulait sur le Pont de Londres : tant de gens…
Qui eût dit que la mort eût défait tant de gens ? Des soupirs s’exhalaient, espacés et rapides,
Et chacun fixait son regard devant ses pas. »
(I. 60-65)

L’errance de l’humanité dans une « cité fantôme » est le fait d’une absence de sens qui conduit à l’amoralité et au nihilisme :

« Quel est ce bruit ?
C’est le vent sous la porte.
Qu’est-ce encore que ce bruit ? Que peut bien faire le vent ?
Rien. Toujours rien.
Comment !
Tu ne sais rien ? Tu ne vois rien ? Tu n’as gardé mémoire
De rien ?
Je me souviens
Those are pearls that were his eyes.
Es-tu vivant, oui ou non ? N’as-tu donc rien dans la tête ? »
(II. 117-126) 

Il n’est pas difficile d’imaginer cette humanité morte-vivante errante dans les rues de cités anonymes les yeux fixés sur un téléphone portable !

Ă€ la fin du poème, Eliot se demande comment mettre de « l’ordre dans (ses) terres » et veut essayer, avec les fragments de ce monde, d’« Ă©tayer (ses) ruines ». Comment y parvenir ? The Waste Land s’achève sans offrir de rĂ©solution ou de conclusion claire. Il n’y a que l’incertitude et l’incomplĂ©tude Ă  l’image de la condition humaine.

La comĂ©die musicale britannique Cats, composĂ©e en 1978 et 1979, a largement Ă©tĂ© inspirĂ©e par le recueil de poĂ©sie Old Possum’s Book of Practical Cats, de 1939.

Après nous avoir offert une vision sombre de la modernitĂ© en soulignant le vide et la dĂ©sespĂ©rance qui caractĂ©risent la condition humaine, Eliot ne nous a-t-il pas montrĂ© « la peur dans une poignĂ©e de poussière » ? Mais il ne s’arrĂŞte pas lĂ , il nous fait entrevoir un chemin au milieu des ruines : la tradition. Dans son essai, La tradition et le talent individuel Â» (1917), il soutient que l’art vĂ©ritable Ă©clot lorsque l’artiste est en harmonie avec la tradition. C’est-Ă -dire que l’artiste authentique est celui qui reconnaĂ®t et s’inscrit humblement dans une lignĂ©e plutĂ´t que de chercher Ă  rompre avec elle. La tradition n’est pas un corps momifiĂ© Ă  prĂ©server mais une source vive pour l’expression artistique.

Sur le plan politique, T.S. Eliot est influencé par la pensée classique et médiévale et se montre sceptique à l’égard des démocraties libérales et de leur égalitarisme. Que leur reproche-t-il ? Eliot critique la démocratie moderne pour son manque de cohésion sociale, qui découle d’un individualisme excessif. Dans ses essais sociaux, Eliot défend l’idée d’une société hiérarchisée et organique. Bien à rebours de la pensée dominante, déjà à son époque, Eliot pense que la stabilité sociale et morale dépend des distinctions sociales et d’un ordre traditionnel : « Plus une société est démocratique, moins il devient possible de passer du passé connu au futur inconnu » (Notes towards the Definition of Culture).

La tradition se transmet par la culture classique et surtout par le christianisme. Pour Eliot, « nous ne pouvons nous contenter d’être chrĂ©tiens dans le secret de notre vie dĂ©vote et, le reste de la semaine, tout bonnement des rĂ©formateurs laĂŻcistes et profanes ; car une question s’impose Ă  nous quotidiennement, Ă  propos de quelque entreprise que ce soit. Et l’Église a pour mission de rĂ©pondre perpĂ©tuellement Ă  cette question, que voici : dans quel but sommes-nous venus au monde ? Quelle est la fin de l’homme ? » (Sommes-nous encore en chrĂ©tientĂ© ?)

Bâtir dans la Lumière

Eliot considère le christianisme comme le rempart contre les affres de la modernitĂ©. Dans son poème Chorus from « The Rock » (1934), il Ă©voque un monde matĂ©rialiste qui se substitue Ă  Dieu.

« Les hommes ont abandonné DIEU pour aucun autre dieu ; et cela ne s’est jamais produit auparavant
Que les hommes ont renié les dieux et les ont adorés, professant d’abord la Raison
Et puis l’Argent, le Pouvoir, et ce qu’ils appellent la Vie, ou la Race, ou la Dialectique.
L’Église répudiée, le clocher démoli, les cloches renversées, que pouvons-nous faire ?
Autre que rester les mains vides et les paumes ouvertes face vers le haut
Dans une époque qui recule, progressivement ? »
(chœur VII)

Eliot en appelle à un retour de la foi, de la charité et de la justice. Contrairement à ce que l’on pourrait penser, il ne s’agit pas de « valeurs » qu’il faut défendre. Il s’agit d’une personne : Jésus-Christ, la lumière du monde. Le chœur final de « The Rock » s’achève par une action de grâce à la « lumière de l’Invisible ». Pour Eliot, c’est le chemin qui peut permettre à la société de retrouver un équilibre spirituel et moral.

« Nous Te rendons grâce pour notre petite lumière, mêlée avec l’ombre.

Nous Te rendons grâce pour nous avoir poussés à construire, à chercher, à former du bout de nos doigts et à la portée de nos yeux.

Et lorsque nous aurons construit un autel à la Lumière Invisible, puissent y être placées les petites lumières pour lesquelles notre vision corporelle a été créée.

Et nous Te rendons grâce car les ténèbres nous rappellent la lumière.

Ô Lumière Invisible, nous Te rendons grâce pour Ta grande gloire ! »

(chœur X)

Vivre dans et pour la Lumière, rendre grâce et bâtir dans la fidélité, voilà ce que notre monde attend, voilà ce dont notre monde a besoin.

Début du poème Les Hommes Creux cité par le colonel W. E. Kurtz dans Apocalypse Now :

« Nous sommes des hommes creux
Les hommes empaillés
Cherchant appui ensemble
La caboche pleine de bourre. HĂ©las !
Nos voix desséchées, quand
Nous chuchotons ensemble
Sont sourdes, sont inanes
Comme le souffle du vent parmi le chaume sec
Comme le trottis des rats sur les tessons brisés
Dans notre cave sèche.
Silhouette sans forme, ombre décolorée.
Geste sans mouvement, force paralysée ;
Ceux qui s’en furent
Le regard droit, vers l’autre royaume de la mort
Gardent mémoire de nous – s’ils en gardent – non pas
Comme de violentes âmes perdues, mais seulement
Comme d’hommes creux
D’hommes empaillés. »

Extrait du poème Les Hommes Creux, trad. de P. Leyris

Biographies et Ĺ“uvres :

  • Georges Cattaui, T.S. Eliot, Editions Universitaires, 1957.
  • Peter Ackroyd, T.S. Eliot, Penguin Books, 1993.
  • StĂ©phane Giocanti, T.S. Eliot ou le monde en poussières, JC Lattès, 2002. 
  • T.S. Eliot, PoĂ©sie, Ă©dition bilingue, trad. P. Leyris, Seuil, 1976.
  • T.S. Eliot, Essais choisis, trad. H. Fluchère, Seuil, 1950.
  • T.S. Eliot, Meurtre dans la cathĂ©drale, trad. H. Fluchère, L’Arche Ă©diteur, 1952.
  • T.S. Eliot, Cori da « La Rocca », Ă©dition bilingue, trad. R. Sanesi, BUR Rizzoli, 2020.
  • T.S. Eliot, Sommes-nous encore en chrĂ©tientĂ© ? trad. A. FrĂ©dĂ©rik, Éditions Universitaires, 1946.



Dieu sans Dieu

En me promenant au boulevard de Grancy, à Lausanne, j’ai été intrigué par une étrange structure architecturale. Qu’était-ce donc ? Comme il était impossible que ce soit une station intermédiaire de télécabine, j’ai opté pour une entrée de parking souterrain avec kiosque et toilettes publiques. Fort de cette constatation, je m’approche dudit édifice et je constate qu’il s’agit d’un lieu de culte, une City-Church. Quel ne fut pas mon étonnement ! A peine de retour chez moi, je me renseigne sur cette étrange église et je dois constater que ce que l’on y fait me semble à l’image de son architecture : vide et froid.

Une architecture qui veut tout dire

De quoi à l’air ce lieu ? Une chapelle ronde et dépouillée ressemblant à une salle de gymnastique, une salle de méditation aussi vide et terne qu’une salle polyvalente, des salles de rencontres et des espaces pour entretiens individuels.

Est-ce bien sérieux ?

La City-Church est présentée dans une vidéo de moins de quatre minutes. En la regardant, je suis pris entre tristesse et colère. J’ai envie de crier ces paroles venant d’un autre temps : Deus Vult ou Montjoie ! Saint Denis !

Dans cette vidéo, on entend, tel un mantra, les mots « intériorité », « recentrer », « chercheur de sens ». La religion présentée ici n’est pas la religion du Dieu qui se fait homme mais bien celle de l’homme qui s’imagine et se pense Dieu. Cela n’a rien à voir avec le christianisme, c’est même son inversion. En fait, nous sommes devant une bouillabaisse psycho-affective de développement personnel.

Ce lieu est pensé et conçu comme un « laboratoire à travers des expositions et des conférences ». Bien plus, pour être certain de plaire et d’être efficace, une chargée de projets culturels y a été engagée. Cette dernière nous apprend, entre autres, que tout un chacun pourra « valoriser le moment » et « le lien avec notre propre corps ». Cela ne s’invente pas !

Un panel d’activités révélateur

En parcourant le site de l’Église catholique du canton de Vaud, on peut découvrir, outre les messes et des méditations de différents types, les activités proposées. Tout d’abord il y a une « atelier d’écriture Maurice Zundel ». De quoi s’agit-il ? « Le but de l’atelier est de créer une carte en forme de flamme pour signifier la lumière. Chaque personne prend un livre de Maurice Zundel et essaie de trouver une phrase qui l’interpelle pour ensuite l’écrire sur la flamme cartonnée. » Rassurez-vous : ce n’est pas pour les enfants, même si cela ressemble à une activité catéchétique de première communion ou de confirmation. Parlons maintenant des conférences « Un auteur spirituel par mois ». Je m’attendais à y trouver saint Augustin, saint Jean de la Croix, le cardinal de Bérulle, saint Théophane le Reclus, saint Nicolas Vélimirovitch et bien non. Il semble que les auteurs faisant autorité cadrent mal dans cette architecture futuriste. On préfère nous entretenir sur Thich Nhat Hanh, moine bouddhiste, ou Antony de Mello, jésuite dénoncé en 1998 par le cardinal Ratzinger (futur Benoît XVI) pour son syncrétisme.

Rien de nouveau sous le soleil

Cette religiosité du Pays des Merveilles n’est pas nouvelle. En 1963, l’évêque anglican John Robinson publie Honest to God, une véritable bombe qui fait pénetrer dans la communion anglicane la « théologie de la mort de Dieu ». Robinson s’attaque à l’idée d’un Dieu transcendant et extérieur à l’homme et propose une conception immanente de Dieu, présente dans chaque être humain. Fini l’Être transcendant et tout-puissant, la théologie et la spiritualité doivent dorénavant s’adapter au monde moderne.

De quoi est-ce le nom ?

Cette City Church est le signe et l’illustration du mal dont est rongé le christianisme. L’église urbaine du boulevard de Grancy et ses activités ne sont pas un progrès, mais un retour à l’arianisme, l’hérésie négatrice de la divinité du Christ. Comme le souligne saint Justin Popovitch (1894-1979) : « L’arianisme n’a pas encore été enterré, il est aujourd’hui plus à la mode et plus diffusé que jamais. Il s’est répandu comme l’âme dans le corps de l’Europe contemporaine. Si vous considérez la culture de l’Europe, vous verrez qu’elle cache, au fond, l’arianisme : tout s’y limite à l’homme et à lui seul, et l’on a réduit le Dieu-Homme, le Christ, aux limites de l’homme. » (L’homme et le Dieu-Homme, trad. J.-L. Palierne, L’Age d’homme, 1989)

En écrivant, j’écoute le Cantique de Racine mis en musique par Gabriel Fauré et je me dis que la City Churchet ses activités ne sont rien par rapport à la foi de l’Église. Ce n’est qu’une mode et la mode ça passe. Preuve en est, les audaces qu’on programme à Lausanne sont pour la plupart dépassées depuis cinquante ans.

A bon entendeur, salut !




Sortir de la crise avec Carlyle

Comment puis-je m’intĂ©resser Ă  Thomas Carlyle, auteur presque oubliĂ© et peu traduit en français ? Une simple remarque d’une voisine anglo-saxonne a titillĂ© ma curiositĂ© pour ce personnage. Il y a quelques annĂ©es, me promenant un livre Ă  la main et absorbĂ© dans je ne sais quelle rĂ©flexion, je vis Suzanne se planter devant moi et me lancer : « Quand je vous vois ainsi, vous me faites penser Ă  un croisement entre Mr. Pickwick et Thomas Carlyle. Â» Autant Ă©tonnĂ© que gĂŞnĂ©, je lui ai souhaitĂ© le bonjour et j’ai poursuivi ma marche studieuse. Si je connaissais Mr. Pickwick, personnage fictif du premier roman de Charles Dickens, je devais reconnaĂ®tre que Carlyle m’était totalement inconnu. Après m’être renseignĂ© et avoir lu certains de ses ouvrages, j’ai trouvĂ© le personnage et son Ĺ“uvre fort sympathiques. C’est ainsi que Thomas Carlyle a pris place entre Edmund Burke et Chesterton sur les rayons de ma bibliothèque.

Un mastodonte irascible

Évoquer la vie et l’œuvre de Carlyle, qui est Ă  la fois critique, pamphlĂ©taire, historien et philosophe, c’est s’attaquer Ă  une vingtaine de forts volumes et dĂ©couvrir une pensĂ©e dĂ©routante et paradoxale. Comme l’écrivait Hippolyte Taine, Carlyle est comme « un animal extraordinaire, dĂ©bris d’une race perdue, sorte de mastodonte Ă©garĂ© dans un monde qui n’est point fait pour lui. Â» (H. Taine, L’idĂ©alisme anglais – Étude sur Carlyle, Germer Baillière, 1864).

La maison natale.

Celui qui allait pratiquement traverser tout le XIXe siècle est né en 1795 à Ecclefechan, en Écosse, dans une famille de calvinistes rigoureux. Sa première expérience scolaire est désastreuse à cause du harcèlement constant subi de la part de ses camarades. Cela ne l’empêche pas de sortir diplômé de l’Université d’Édimbourg en 1809. Après une dizaine d’années d’enseignement des mathématiques, il retourne à l’Université d’Édimbourg, où il vit une intense crise spirituelle accompagnée de douleurs stomacales qui ne le laisseront plus en paix jusqu’à la tombe. Renonçant à une carrière de ministre du culte, il préfère s’engager dans l’écriture. Son passage à Édimbourg avait éveillé en lui un grand intérêt pour l’idéalisme allemand, en particulier pour Fichte et Goethe, dont il est le traducteur.

En 1826, il Ă©pouse la femme de lettres Jane Welsh. Ă€ peine mariĂ©, il entraĂ®ne sa jeune Ă©pouse dans la propriĂ©tĂ© campagnarde de Craigenputtock. Perdu au milieu de nulle part, Craigenputtock est un havre de paix pour Carlyle et un enfer pour Jane, qui veille sur tout afin que son Ă©poux puisse Ă©crire et qui subit sa mauvaise humeur et ses accès de fureur. Dans un moment de luciditĂ© et de reconnaissance, il Ă©crit Ă  sa femme : « C’est comme si les Ă©cailles Ă©taient tombĂ©es de mes yeux et comme si, dans la solitude qui est la mienne, je commençais Ă  voir des choses qui me touchent au plus vif de ma chair. Oh ! ma femme ! quelles souffrances tu as endurĂ©es et combien noblement tu les as supportĂ©es ! avec une simplicitĂ©, dans un silence, avec un courage et un hĂ©roĂŻsme patient que maintenant seulement je commence Ă  voir clairement. Â» (citĂ© par Victor Basch, Carlyle, Gallimard, 1938)

En 1834, Ă  la suite du succès de Sartor resartus, il s’installe Ă  Londres. Celui qui allait rapidement devenir le « sage de Chelsea Â» va Ă©crire une impressionnante histoire de la RĂ©volution française en trois volumes. Il aborde le sujet sous l’angle de l’oppression des pauvres, un sujet qui lui est cher. En 1840, il publie son ouvrage sur les hĂ©ros (il faut entendre ici les grands hommes) et leur influence sur l’histoire. Il rĂ©ussit mĂŞme Ă  prĂ©senter une image positive d’Olivier Cromwell en publiant ses lettres et discours commentĂ©s en 1845. Il s’attaque au monde industriel avec PassĂ© et prĂ©sent (1843). Sa dernière grande Ĺ“uvre, qui s’étale sur treize ans (1852-1865), est une monumentale biographie de FrĂ©dĂ©ric le Grand. Après le dĂ©cès de sa femme, en 1866, qui le plonge dans un profond dĂ©sespoir, il se retire de la sociĂ©tĂ©. NommĂ© recteur de l’UniversitĂ© d’Édimbourg, il publie ses derniers ouvrages avant de passer dans l’autre monde en 1881. Notons qu’il a refusĂ© des funĂ©railles et un enterrement Ă  l’abbaye de Westminster pour se contenter d’être enseveli aux cĂ´tĂ©s de ses parents Ă  Ecclefechan.

La meilleure description de Thomas Carlyle demeure l’autoportrait qui clĂ´t Sartor resartus : « Confessons-le, il y dans cet homme abrupt, tourmentĂ©, tourmentant, quelque chose qui nous attache. Son attitude, nous en avons l’espoir, la conviction, est celle d’un homme qui a dit Ă  l’Hypocrisie : Va-t’en ; et au dilettantisme : Ici tu ne peux ĂŞtre ; et Ă  la VĂ©ritĂ© : Tiens-moi lieu de tout ; d’un homme qui a virilement dĂ©fiĂ© en face le Prince-du -Temps, c’est-Ă -dire le Mal, qui, peut-ĂŞtre mĂŞme fut, comme Hannibal, mystĂ©rieusement vouĂ© dès sa naissance Ă  cette guerre, que nous le trouvons maintenant rĂ©solu Ă  soutenir avec n’importe quelle arme, en tout temps et en tout lieu. Â» (Th. Carlyle, Sartor resartus (1831), trad. L. Cazamian, Aubier-Montaigne, 1973)

L’humour comme arme

Le style de Carlyle est marquĂ© par cet humour, ce que nous appelons « l’humour anglais Â». Souvenons-nous du film Ridicule (1996), de Patrice Leconte, qui dĂ©crit de façon comique la vie Ă  la cour de Versailles quelques annĂ©es avant la RĂ©volution française. C’est le règne des bons mots et de l’esprit, mais pas de l’humour, qui est une spĂ©cificitĂ© tout anglaise. Au dĂ©but du film, un baron qui revient du Royaume-Uni tente d’expliquer ce qu’est l’humour anglais et personne ne comprend sa plaisanterie. Dans l’épilogue, nous sommes en 1794. Le marquis de Bellegarde, rĂ©fugiĂ© en Angleterre, Ă©voque pour un lord local la vie de sa famille restĂ©e en France. Un chapeau qui s’envole donne Ă  Bellegarde l’occasion de comprendre ce qu’est l’humour : « Mieux vaut perdre un chapeau que la tĂŞte Â».

Tout comme le marquis de Bellegarde, qui a tout perdu avec la RĂ©volution, Carlyle n’est pas un boute-en-train mais bien plutĂ´t un mĂ©lancolique. Cela illustre bien que l’humour dit anglais est comme le surgissement d’une joie violente cachĂ©e sous la tristesse. Une autre caractĂ©ristique de cet humour est que le public ne compte pas ; nul besoin d’approbation ni de comprĂ©hension. Le lecteur de Carlyle doit faire l’effort de le comprendre. Ă€ ces deux caractĂ©ristiques, on peut ajouter un Ă©clair d’imagination, puis tout rentre dans la solennitĂ© d’une prose banale.

Tantôt prophétique, tantôt drolatique, Carlyle est déroutant. Son style émaillé de langage populaire, de mots surannés et de néologismes nous étourdit. Cette impression de quelqu’un qui ne tient pas en place peut nous donner le mal de mer. En les purgeant de leurs idées préconçues, le sage de Chelsea propose à ses lecteurs une remise en question fondamentale.

Le triste monde moderne

Marteau-pilon à vapeur élaboré par James Nasmyth (1808-1890). (The Board of Trustees of the Science Museum)

Carlyle est confrontĂ© Ă  la rĂ©volution industrielle anglaise, qui ne fait pas que des heureux. Au dĂ©but de PassĂ© et prĂ©sent, il dĂ©crit l’état de l’Angleterre de 1843. Étrange paradoxe, malgrĂ© une rĂ©ussite Ă©conomique globale, la pauvretĂ© et les inĂ©galitĂ©s se creusent chaque jour davantage. Deux millions de travailleurs croupissent dans les workhouses, sortes de prisons de travail instituĂ©es par la New Poor Law de 1834. Mais ce n’est pas tout, 1 429 089 indigents, dont 221 687 vivent dans des asiles et 1 207 402 sont secourus Ă  domicile. Et l’on ne parle mĂŞme pas de l’Écosse et de l’Irlande. Contemplant ce triste Ă©tat des lieux, Carlyle s’interroge et ose affirmer que le dĂ©veloppement industriel n’a pas fait la richesse de la nation et n’a encore enrichi personne : « Comment en est-on arrivĂ©s lĂ  ? D’oĂą vient que ces choses se produisent, d’oĂą vient qu’il est fatal qu’elles se produisent ? Il ne faudrait cependant pas croire que les rĂ©sidents des workhouses de Saint-Yves, des ruelles de Glasgow et des caveaux de Stockport soient les seuls infortunĂ©s parmi nous. Cette industrie prospère de l’Angleterre avec la fortune plĂ©thorique qu’elle amène, n’a jusqu’ici enrichi personne : c’est une fortune ensorcelĂ©e, qui n’appartient encore Ă  personne. (…) C’est une fortune ensorcelĂ©e que la nĂ´tre ; nul homme parmi nous n’y peut encore toucher. S’il est une classe d’hommes ayant vraiment le sentiment d’être rĂ©ellement plus heureux au moyen de cette fortune, qu’ils viennent nous donner leur nom ! Â» (Th. Carlyle,PassĂ© et prĂ©sent (1843), trad. de C. Bos revue par T. Matrat, Les Belles Lettres, 2023).

Le Moyen Âge comme idéal

Carlyle tourne nos yeux vers le Moyen Ă‚ge pour essayer d’entrevoir un autre type de sociĂ©tĂ© possible. Une sociĂ©tĂ© qui n’est pas basĂ©e sur le « marchĂ© Â», le « laisser-faire Â», le « salaire Â» ou encore « l’offre et la demande Â». Le sage de Chelsea va nous emmener au XIIIe siècle avec la Chronique de Jocelin de Brackelonde, qui fait revivre sous nos yeux l’abbaye de Saint-Edmund. Carlyle nous montre combien la vie du Moyen Ă‚ge, malgrĂ© des hauts et des bas, Ă©tait aimable parce qu’ordonnĂ©e vers le bien commun et vers Dieu.

Un vestige de l’abbaye de St-Edmund. (Sumit Surai/Wikimedia Commons).

Pour bien comprendre cela, transportons-nous en plein Moyen Ă‚ge et partons Ă  la rencontre de six brigands chargĂ©s par le seigneur local d’enlever une religieuse du couvent. Nous verrons les brigands, avant de commettre leur mĂ©fait, se mettre Ă  genoux et dire un Ave Maria et un Pater noster pour le succès de leur opĂ©ration. De mĂŞme, dans le chĹ“ur du monastère, les religieuses averties de l’arrivĂ©e des brigands se mettent Ă  prier… Au Moyen Ă‚ge, Dieu a quelque chose Ă  voir partout, mĂŞme si cela n’est pas toujours Ă  propos.

Bien plus, pour Carlyle, l’Angleterre est ce qu’elle doit ĂŞtre grâce Ă  l’humble travail de cette multitude anonyme de moines poussĂ©s par leur foi en Dieu : Â« De leurs propres mains, des braves oubliĂ©s en ont fait le monde dont nous jouissons ; c’est eux qui l’on fait honneur Ă  eux ! C’est eux qui l’on fait en dĂ©pit des fainĂ©ants et des lâches. Cette terre d’Angleterre telle qu’elle est lĂ , c’est la somme de tout ce qui fut trouvĂ© sage, noble, et d’accord avec la VĂ©ritĂ© de Dieu, Ă  travers toutes les gĂ©nĂ©rations d’Anglais. Si notre langue anglaise est parlable, c’est parce qu’il y eut des Poètes-HĂ©ros du mĂŞme sang que nous et parmi nos ancĂŞtres. (…) Je vous le rĂ©pète, ils n’avaient mĂŞme pas un marteau quand ils commencèrent : et cependant Wren bâtit Saint-Paul ; ils n’avaient pas une syllabe intelligible : et cependant ils ont rendu possible la littĂ©rature anglaise, la littĂ©rature Ă©lisabĂ©thaine (…) et d’autres littĂ©ratures encore (…). Â» (Th. Carlyle, PassĂ© et prĂ©sent (1843), trad. de C. Bos revue par T. Matrat, Les Belles Lettres, 2023) 

Le retour du héros

Dans sa critique du monde moderne, Carlyle évoque le héros (c’est-à-dire le grand homme) comme la solution aux malheurs du présent. Cette idée du héros bute sur deux écueils. Tout d’abord l’histoire des mandarins de l’université, qui rejette la notion de héros et lui préfère l’histoire sociale, cela en désaccord avec le commun des mortels, qui se passionnent pour les biographies historiques et les émissions comme Secrets d’Histoire, de Stéphane Bern. Ensuite, la notion de héros de Carlyle n’est pas conventionnelle. En effet, sa vision du héros va au-delà de la simple célébration des exploits militaires ou des réalisations extraordinaires. Le héros incarne des qualités morales et spirituelles, et son influence dépasse le domaine individuel pour transformer toute la société.

Secrets d’Histoire, ou quand l’intĂ©rĂŞt pour les grandes figures l’emporte sur l’histoire sociale.

Le hĂ©ros est, avant tout, une figure morale. Ce ne sont pas ses actes extĂ©rieurs qui le dĂ©finissent, mais ses vertus telles que la loyautĂ©, la justice, la compassion et le courage. Pour Carlyle, la grandeur ne rĂ©side pas dans la puissance, le pouvoir ou la richesse. Le hĂ©ros doit contribuer au bien commun, Ă  une transformation de la sociĂ©tĂ© et il peut se dĂ©cliner sous diffĂ©rentes formes tant religieuse, politique, militaire que littĂ©raire.

Si tout homme est un hĂ©ros en puissance, Carlyle ne nous dit pas comment le trouver ou le devenir. On peut cependant dĂ©jĂ  les frĂ©quenter de loin : « Il est nĂ©anmoins rĂ©confortant de penser que les grands hommes, de quelque façon qu’on les Ă©tudie et les observe, sont toujours d’une compagnie profitable. Nous ne pouvons lever les yeux, si imparfaitement que ce soit, sur un grand homme sans en gagner quelque chose. Il est une vivante fontaine de lumière, dont il est bienfaisant et agrĂ©able de s’approcher. Il est la clartĂ© qui illumine, qui a dissipĂ© les tĂ©nèbres du monde. Et il ne faut pas voir en lui une simple lampe allumĂ©e, mais plutĂ´t un flambeau qui Ă©tincelle naturellement grâce Ă  un don des Cieux : je le rĂ©pète, une gĂ©nĂ©reuse fontaine de lumière, un ĂŞtre douĂ© originellement et de manière innĂ©e d’une flamboyante capacitĂ© d’intellection et d’une noblesse tout Ă  la fois hĂ©roĂŻque et humaine, qui enveloppe dans son rayonnement toutes les âmes. Ă€ aucun Ă©gard on ne peut ressentir de regret d’avoir passĂ© quelques moments dans une telle proximitĂ©. Â» (Th. Carlyle, Les HĂ©ros (1840), trad. F. Rosso, Éditions des Deux Mondes, 1998.) 

Aujourd’hui, la crise se dĂ©cline sous diffĂ©rentes modalitĂ©s : Ă©conomique avec l’inflation et son cortège funèbre, morale avec le relativisme contemporain, sociale avec des mouvements de contestation, politique avec les montĂ©es des populismes et des discours faciles, religieuse avec l’absence de transcendance. Le combat est-il perdu d’avance ? Je ne le pense pas. Face aux soubresauts d’un monde agonisant, nous devons porter un regard lucide, ancrĂ© dans notre passĂ©, et peut-ĂŞtre accepter d’être un grand homme quoi qu’il nous en coĂ»te.

Paul Sernine

L’humour de Carlyle : la fange du monde moderne ou le catéchisme des cochons

« Supposons que les porcs (je veux dire les porcs Ă  quatre pattes), dotĂ©s d’une sensibilitĂ© et d’une logique supĂ©rieure, aient atteint une telle culture ; et si, après examen et rĂ©flexion, ils pouvaient nous exposer leur conception de l’univers, ainsi que leurs intĂ©rĂŞts et devoirs lĂ -bas, cela ne pourrait-il pas intĂ©resser un public averti, peut-ĂŞtre de manière inattendue, et stimuler le commerce languissant du livre ? (…) Sous une forme approximative, les propositions des cochons sont en quelque sorte les suivantes :

  1. L’univers, autant qu’une saine conjecture peut le définir, est une immense auge à porcs, consistant en solides et en liquides, et autres variétés ou contrastes, mais spécialement en lavures (ndlr nourriture donnée aux porcs) qu’on peut atteindre, ces dernières étant en quantité suffisante pour la majorité des cochons.
  2. Le mal moral est l’impossibilité d’atteindre les lavures. Le bien moral, la possibilité d’atteindre lesdites lavures.
  3. Qu’est-ce que le paradis ou l’Ă©tat d’innocence ? Le paradis, appelĂ© aussi Ă©tat d’innocence, âge d’or et d’autres noms, Ă©tait (selon un cochon au jugement faible) un accès illimitĂ© au bain du cochon ; l’accomplissement parfait de ses dĂ©sirs, de sorte que l’imagination du cochon ne puisse pas dĂ©passer la rĂ©alitĂ© : une fable, une impossibilitĂ©, comme le voient maintenant les cochons sensĂ©s.
  4. Définissez le devoir complet des cochons. La mission de la cochonnerie universelle et le devoir de tous les cochons en tous les temps, est de diminuer la quantité des lavures qu’on ne peut atteindre, et d’augmenter la quantité de celles qu’on peut atteindre. Toute connaissance, toute industrie, tout effort doit être dirigé vers ce terme et vers ce terme seul. La science des cochons, l’enthousiasme des cochons, le dévouement des cochons, n’ont pas d’autre but. C’est le devoir complet des cochons.
  5. La poĂ©sie des cochons consiste Ă  reconnaĂ®tre universellement l’excellence des lavures et de l’orge moulue, ainsi que la fĂ©licitĂ© de cochons dont l’auge est en bon ordre, et qui ont le ventre plein. Grun !
  6. Le cochon connaît le temps. Il doit mettre le nez au vent pour regarder quelle sorte de temps va venir.
  7. Qui a fait le cochon ? On ne le sait pas. Peut-ĂŞtre le boucher ?
  8. Le droit et la justice existent-ils au royaume des cochons ? Les cochons observateurs ont dĂ©couvert qu’il existe, ou Ă©tait censĂ© exister, une chose appelĂ©e justice. IndĂ©niablement au moins, il existe dans la nature un sentiment appelĂ© indignation, vengeance, etc., qui, si un cochon en provoque un autre, se manifeste d’une manière plus ou moins destructrice : il faut donc des lois, des quantitĂ©s Ă©tonnantes de lois. Les querelles s’accompagnent d’une perte de sang, de vies, en tout cas d’une diminution effrayante du stock gĂ©nĂ©ral de cochons, et d’une ruine (ruine temporaire) de grandes parties de la porcherie universelle : c’est pourquoi la justice doit ĂŞtre observĂ©e et qu’il faut donc Ă©viter les querelles.
  9. Qu’est-ce que la justice ? Votre propre part de l’auge gĂ©nĂ©rale : pas une quelconque part de ce qui m’est dĂ».
  10. Mais quelle est ma part ? Ah ! c’est lĂ , en effet, la grande difficultĂ© ; sur quoi la science porcine, mĂ©ditant si longtemps, ne peut absolument rien dire. Ma part – hrumph ! – ma part est, en somme, tout ce que je peux obtenir sans ĂŞtre pendu ou envoyĂ© aux carcasses. Â»

Thomas Carlyle, Latter-Day Pamphlets, Chapman and Hall, 1850.

Poursuivre la réflexion

  • Thomas Carlyle, PassĂ© et prĂ©sent (1843), trad. de C. Bos revue par T. Matrat, Les Belles Lettres, 2023.
  • Thomas Carlyle, Les HĂ©ros (1840), trad. F. Rosso, Éditions des Deux Mondes, 1998.



Haro sur les chefs !

En lisant l’article de Blick, on apprend que « le groupe d’assurance a supprimĂ© tous les titres de son organigramme et de ses cartes de visites pour le dĂ©but de cette nouvelle annĂ©e. Â» Aux orties directeurs et vice-prĂ©sidents, finies les « structures dĂ©passĂ©es, marquĂ©es par la hiĂ©rarchie Â». La nostalgie m’a soudain envahi. J’ai remontĂ© le temps et je suis redevenu, l’espace d’un instant, un apprenti employĂ© de commerce. 

Je me souviens d’un temps

Le bureau, c’était tout une hiĂ©rarchie qui reposait sur l’anciennetĂ© tant pour les apprentis que pour les employĂ©s. A la tĂŞte de ce petit monde, on trouvait le chef de bureau. Je le revois devant moi : un grand homme sec, avare de son sourire et placide comme un sphinx. Ses vĂŞtements Ă©taient ternes et parfois d’une couleur indĂ©finissable. Pour couronner le tout, Ă©tant manchot il portait un bras en bois naturel. Tous les matins, il inspectait chaque employĂ© et n’hĂ©sitait pas Ă  remettre Ă  l’ordre pour une jupe trop courte, un dĂ©colletĂ© par trop plongeant, des souliers mal cirĂ©s ou un nĹ“ud de cravate trop lâche. Pas question de faire une pause trop longue ou de rapporter des bruits de couloirs durant la pause-cafĂ©. Bref, chacun Ă©tait Ă  sa place et savait ce qu’il devait faire.

Au-dessus du chef de bureau, il y avait l’agent gĂ©nĂ©ral qui gĂ©rait l’administration et l’organisation extĂ©rieure. On le voyait peu et on Ă©vitait mĂŞme son regard. Comme apprenti, j’ai eu l’honneur d’être appelĂ© quelquefois dans son bureau. Imaginez une grande pièce fermĂ©e par une porte dont l’intĂ©rieur Ă©tait doublĂ© de cuir, une moquette de velours recouverte d’un tapis persan. Aux fenĂŞtres pendait un double voilage et de superbes rideaux de velours assortis Ă  la moquette. Tableaux, estampes et gravures ornaient les murs. Un bureau Louis XV et une bibliothèque occupaient le fond de la pièce. Sur le bureau Ă©taient empilĂ©s de façon faussement dĂ©sordonnĂ©e des ouvrages aux reliures usĂ©es. J’aime cet « ancien monde Â», comme l’appelle avec dĂ©dain Daniela Fischer (directrice des ressources humaines chez Axa), oĂą tout respirait le sens de l’ordre, la grandeur et la hiĂ©rarchie.

A la fin de mes trois ans d’apprentissage, au moment de quitter l’entreprise, comme tous les apprentis méritants j’ai été reçu pour la dernière fois dans le bureau de l’agent général. Après un bref échange, il m’a tendu une anthologie des Mémoires du duc de Saint-Simon en me disant : « J’ai appris votre goût pour l’histoire et la monarchie française. J’espère que cela vous sera utile. » Puis il a ajouté, en désignant les livres sur son bureau : « Je relis souvent Saint-Simon ».

Le duc de Saint-Simon ne venait pas en short au travail.

Le duc de Saint-Simon

Qui se souvient de Louis de Rouvroy, duc de Saint-Simon (1675-1755) ? Il faut dire que dans une sociĂ©tĂ© Ă©galitariste oĂą le nivellement par le bas semble ĂŞtre la norme, Saint-Simon est devenu illisible. Trois mille pages qui couvrent la fin du règne du Louis XIV et la pĂ©riode de la RĂ©gence (soit de 1691 Ă  1723) oĂą l’on dĂ©couvre, entre autres, l’obsession du duc pour les prĂ©sĂ©ance et l’étiquette. Comment ne pas imaginer Saint-Simon portant fièrement, sous le règne de Louis XV, le justaucorps Ă  brevet, bleu doublĂ© de rouge Ă  passementeries d’or et d’argent. Habit dĂ©modĂ©, vestige du temps du Roi Soleil en plein siècle qui se croyait des Lumières. On pouvait aussi le voir dĂ©ambuler avec des souliers Ă  talons rouges, signe de sa haute noblesse. Ce devait ĂŞtre un des derniers Ă  encore les porter et Ă  y attacher de l’importance.

La rocambolesque histoire de la quĂŞte rapportĂ©e par le mĂ©morialiste illustre bien le sens de la hiĂ©rarchie qui fait si cruellement dĂ©faut aux « dirigeants Â» d’Axa. Pendant les fĂŞtes de fin d’annĂ©e, il Ă©tait d’usage qu’une grande dame de la cour fasse la quĂŞte pour les misĂ©reux. On peut facilement imaginer que tout le monde cherchait Ă  se dispenser de cette tâche. Les princesses lorraines essayaient maintes ruses et stratagèmes pour y Ă©chapper. Cela faisait croire qu’elles se plaçaient au-dessus des duchesses et pratiquement au mĂŞme rang que les princesses du sang qui Ă©taient dispensĂ©es de cette corvĂ©e. Apprenant cela, le sang de Saint-Simon n’a fait qu’un tour. Selon l’étiquette, une princesse Ă©trangère n’était pas au-dessus d’une comtesse française. Il a incitĂ© les duchesses Ă  ne pas quĂŞter puisque les Lorraines refusaient de le faire. Cela a dĂ©clenchĂ© un vĂ©ritable scandale dans le microcosme de la cour, scandale qui a suscitĂ© l’ire du roi lui-mĂŞme. Par-delĂ  cette histoire cocasse, on peut mesurer le sens de la hiĂ©rarchie. Pour le duc de Saint-Simon, toucher Ă  cela, c’était porter atteinte Ă  l’ordre du monde. Peut-on l’en blâmer ?

Mutatis mutandis, qu’aurait pensĂ© l’ombrageux duc en lisant les propos de Madame Fischer dans Blick : Â« L’abolition des titres s’inscrit parfaitement dans un monde du travail en rapide Ă©volution. Cela ouvre de toutes nouvelles possibilitĂ©s d’organisation. Â» Il me semble l’entendre murmurer « rĂ©volution Â» et « chaos Â». Ce sera chose faite trente-quatre ans après son trĂ©pas, une certaine nuit du 10 aoĂ»t 1789 et l’on en connaĂ®t les sanglantes consĂ©quences.

Un management aux origines troubles

Blick souligne que « l’objectif de l’assureur est une organisation du travail dans laquelle les collaborateurs se rencontrent « d’égal à égal », et dans laquelle ils peuvent également s’investir de manière profitable pour l’entreprise, quelle que soit leur position ». Tout cela me fait penser à l’excellent essai de Johann Chapoutot sur le management du nazisme à nos jours. Loin de moi l’idée de faire une reductio ad Hitlerum mais cela mérite quand même le détour.

Dans son petit livre, Chapoutot s’intéresse au parcours et aux idées de l’Oberführer SS Reinhard Höhn (1904-2000). Voulant adapter l’administration du IIIe Reich en expansion, Höhn entreprit de faire mieux avec moins d’hommes. Pour ce faire il développa l’idée d’un travail non autoritaire basé sur la délégation des pouvoirs et la responsabilisation de chacun dans une communauté de travail tendue vers des objectifs. Peu inquiété après la défaite allemande, il fonda un institut de formation au management à Bad Harzburg où il enseigna, à plus de 600’000 cadres, la gestion de l’humain.

Il est intĂ©ressant de relever le vocabulaire similaire entre une vision du monde nazie et les enseignements de Bad Harzburg : culte de la performance, mise en avant du leadership, importance de la communautĂ© et obsession de l’efficacitĂ©.

Pour Chapoutot, l’OberfĂĽher Höhn et ses sĂ©ides « ont Ă©laborĂ©, paradoxalement, une conception du travail non autoritaire, oĂą l’employĂ© et l’ouvrier consentent Ă  leur sort et approuvent leur activitĂ©, dans un espace de libertĂ© et d’autonomie a priori bien incompatible avec le caractère illibĂ©ral du IIIe Reich, une forme de travail « par la joie Â» qui a prospĂ©rĂ© après 1945 et qui nous est familière aujourd’hui Ă  l’heure ou l’ Â« engagement Â», la « motivation Â» et l’ Â« implication Â» sont censĂ©s procĂ©der du « plaisir Â» de travailler et de la « bienveillance Â» de la structure Â»  (J. Chapoutot, Libres d’obĂ©ir, Gallimard, 2020, p. 20).

Je laisse le soin au lecteur de se faire sa propre opinion, mais n’en dĂ©plaise au professeur Heike Bruch (Ă©galement citĂ©e par Blick), pour qui « la suppression des titres et des symboles de statut est une Ă©tape très cohĂ©rente si une entreprise veut travailler de manière moins hiĂ©rarchique et donc plus moderne Â», je prĂ©fère le duc de Saint-Simon aux audaces du siècle dernier.

A bon entendeur, salut !




La grande subversion

Depuis début octobre, je suis pris de nausées. L’Église catholique et ses abus font régulièrement la une des médias suisses. Les tentatives désespérées de certains milieux pour relativiser ou poursuivre le déni m’interpellent : « Ce sont des cas isolés », « La majorité des affaires sont anciennes », « Il faut lisser les abus dans le temps », « Il n’y a rien de systémique », j’en passe et des plus belles.

Loin de moi d’instruire le procès d’une institution ou de personnes, je voudrais simplement essayer de comprendre. Je ne prétends pas donner de réponse définitive sur le sujet, mais simplement apporter un éclairage, une certaine hauteur, tout cela sans oublier les victimes.

Le triple silence

Comment comprendre ces dénis ? Comment comprendre ces silences multiples ? Mutatis mutandis, permettez-moi d’avoir recours à André Neher qui s’interroge sur le silence abominable de la Shoah.

Il distingue le silence de l ’institution concentrationnaire « repliĂ©e sur elle-mĂŞme, sur ses victimes et sur ses bourreaux, sĂ©parĂ©s du monde extĂ©rieur. (…) tout s’est dĂ©roulĂ©, accompli, consommĂ©, durant des semaines, des mois et des annĂ©es, dans le silence absolu, Ă  l’Ă©cart et Ă  la dĂ©rive de l’histoire. » Vient ensuite le silence « des quelques-uns qui avaient fini par saisir et qui se sont cantonnĂ©s, eux aussi, dans un repli de prudence, d’incrĂ©dulitĂ©, de perplexitĂ©. C’est le silence des spectateurs (…) ». Enfin le silence de Dieu, « qui persiste au-delĂ  de la rupture des autres cercles de silence et qui, par lĂ  mĂŞme, n’en est que plus grave et plus alarmant ».

Et André Neher de conclure que « les approches de ce triple silence conduisent sinon à l’impasse, du moins au renversement intégral des valeurs, dont aucune ne peut plus prétendre exprimer la réalité en tant que telle, sauf à changer intégralement de signe, en obligeant l’homme à la chercher là où rien ne peut être découvert. » (cf. André Neher, 1970)

Ce triple silence est aussi celui qui entoure les phénomènes d’emprise et les abus en tout genre dans l’Église catholique : silence d’une institution qui cultive l’entre-soi, silence de ceux qui savaient mais qui se taisent et silence de Dieu. De ces silences un cri doit jaillir, une espérance doit luire, mais avant tout une compréhension de ce qui a pu engendrer de si grandes souffrances et entraîner une naissance en Dieu avortée chez les victimes.

En relisant saint Paul

Bien souvent, face aux médias, l’exclamation tranchante de Léon Bloy me revient en mémoire et j’ai envie de m’écrier comme lui : « Quand je veux savoir les dernières nouvelles, je lis saint Paul. » Et c’est précisément ce que j’ai fait. L’apôtre des Nations n’écrivait-il pas aux Galates : « Êtes-vous insensés à ce point ? Ayant commencé par l’Esprit, vous finissez par la chair ? » (Galates 3, 3).

Il est évident que saint Paul ne se référait pas aux abus tant sexuels que spirituels, mais tout comme saint Jean Chrysostome (344/349-407) qui commentait l’épître aux Galates en référence aux problèmes de son temps (les hérésies anoméennes et manichéennes), je pense que l’Apôtre a une parole pour nos temps troublés. « Insensé », littéralement cela signifie « à contresens ». Il s’agit d’une régression de l’union à Dieu vers son contraire. Les verbes « ayant commencé » et « finissez » signifient ce chemin à rebours qui part de la perfection divine

pour revenir vers la « chair ». Cette foi dévoyée et détournée de sa finalité ne peut conduire qu’à la déchéance : la corruption du meilleur engendre le pire.

Comment comprendre cela ?

Ce qui a « commencé dans l’Esprit » ne peut finir que « par la chair » quand le spirituel devient psychologique et que le sens du mystère se transforme en culture du secret.

Et le spirituel devient psychologique

Dès la fin du Moyen Âge, on peut assister à une séparation entre une vie morale placée sous le régime des vertus, une vie ascétique qui vise à la purification des passions et une vie d’union à Dieu qu’on appelle communément la mystique. À part quelques exceptions, la vie spirituelle va donc se résumer à l’ascétisme et aux phénomènes extraordinaires. L’éthique, quant à elle, sous l’influence du nominalisme, va se réduire à une morale du devoir : Dieu impose sa volonté toute puissante. L’homme est réduit à se poser la question : « Que dois-je faire pour être en règle ? »

Malgré le renouveau de l’École de Tübingen avec Jean-Michel Sailer (1751-1832) et Jean-Baptiste Hirscher (1788-1865) et avec des auteurs spirituels tels que Dom Vital Lehoday (1857-1948) et Dom Columba Marmion (1858-1923), le manuel d’enseignement des séminaires et des communautés religieuses fera sienne et entérine cette séparation fallacieuse. Il s’agit du célèbre Précis de théologie ascétique et mystique d’Adolphe Tanquerey (1854-1932), publié en 1923. Il connaîtra de multiples rééditions et traductions.

Dans les années qui précèdent et qui suivent le Concile Vatican II (1962-1965), on comprend aisément que la psychologie va séduire le milieu ecclésiastique et insidieusement transformer la spiritualité en une sorte de « déisme éthico-thérapeutique » (cf. Rod Dreher, 2017).

Le constat du psychologue William Kirk Kilpatrick semble sans appel : « Vers la fin des années soixante et au cours des années soixante-dix, un nouveau climat d’idées psychologiques s’installa dans les assemblées catholiques et protestantes libérales. Beaucoup parmi le clergé, les religieuses et les dirigeants laïques, commencèrent à partir de bonnes intentions, à mélanger leur foi avec la sociologie, la psychologie et autres causes séculières. Au même moment, beaucoup d’entre eux élevèrent le développement personnel à un rang sans rapport avec le développement spirituel. » (William Kirk Kilpatrick, 1985).

La culture du secret supplante le mystère

Le christianisme n’est pas une religion, une confession ou une religiosité. C’est, selon saint Paul, un « mysterium », un mystère. (cf. Odon Casel, 1964). Que signifie ce terme ?

Étymologiquement le mot « mystère » vient du verbe grec mueô qui se traduit par « rester bouche bée ». Dans l’antiquité païenne, les mystères étaient inexprimables car ils étaient du domaine de l’indicible et lié à une expérience culturelle. Avec l’hérésie gnostique qui resurgit périodiquement dans le christianisme, les mystères deviennent quelque chose d’inexprimable parce que partagés secrètement par des initiés et ignorés du commun des mortels.

Dans le catéchisme de saint Pie X, dont se servait les religieuses de mon enfance, on pouvait lire, au sujet des mystères, que ce « sont des vérités supérieures à la raison, que nous devons croire bien que nous ne puissions les comprendre ». (Catéchisme de saint Pie X, V, 1, 3). Un peu court tout de même.

En fait, dans le christianisme, le mystère n’est pas une Ă©nigme, encore moins un secret ou une connaissance Ă©sotĂ©rique. Il n’est mĂŞme pas liĂ© Ă  un culte. La religion chrĂ©tienne est un mystère comme le relève l’auteur de la lettre Ă  Diognète (fin du IIe siècle) : « (…) ce qu’est leur religion Ă  eux, c’est un mystère (…). » (Lettre Ă  Diognète, IV, 6) Et ce mystère c’est le Christ accueilli, vĂ©cu et cĂ©lĂ©brĂ©, « car il n’y a pas d’autre mystère de Dieu que le Christ » (saint Augustin, Lettre 187, XI, 34).

Un rationalisme théologique saupoudré de sciences humaines et mêlé à un gnosticisme résurgent, a dénaturé le mystère chrétien : « La méthode des sciences mathématiques, le fruit le plus achevé de la raison abstraite, fut appliqué aux sciences spirituelles et même à la théologie sacrée. Les sciences naturelles prétendaient appliquer aussi aux dogmes de l’Église la loi de l’évolution qu’elles découvraient partout dans la nature. » (Odon Casel, 1964).

De mutations en mutations le mystère chrétien va se transformer en une culture du secret et de l’isolement.

Il est évident qu’une certaine séparation du monde est nécessaire pour qui désire se consacrer à Dieu.

Afin de préserver la vie intérieure, il semble juste et bon de placer des limites et de vivre une certaine séparation d’avec le monde. Ne lit-on pas dans l’Évangile selon saint Jean : « Si vous apparteniez au monde, le monde aimerait ce qui est à lui. Mais vous n’appartenez pas au monde, puisque je vous ai choisis en vous prenant dans le monde ; voilà pourquoi le monde a de la haine contre vous » (Jean 15, 19). Notons cependant que cela s’adresse à tous les chrétiens !

Bien des communautés cultivant le culte du secret présentent une double face, une pour le monde extérieur et une pour la vie à l’intérieur de la communauté. Ce qui se passe entre les murs doit rester secret car « il faut laver son linge sale en famille » et de toute façon le monde extérieur « ne comprendrait pas ». Comme le relève Dom Dysmas de Lassus : « Dans la pratique, ce type de dérive se traduit par l’interdiction d’échanger avec les personnes de l’extérieur, en particulier la famille ou les confesseurs, sur tout ce qui concerne la vie de la communauté et la vie personnelle du religieux. » (Dysmas de Lassus, 2020).

Un témoignage est paru récemment dans la presse : il s’agit d’un ancien religieux dont le supérieur a dit à la mère « qu’elle n’avait pas à poser des questions » car son fils était « désormais à eux » et qu’il « leur appartenait ». Dans ce contexte, toute remise en question devient l’œuvre du diable et surtout il ne faut pas jeter des « perles aux pourceaux » de l’extérieur (ndlr en dénaturant Matthieu 7,6).

La négation de la personne

Les phénomènes d’emprise et d’abus mènent à la négation de la personne humaine. Le Père Pavel Syssoev en dresse le tableau : « S’emparer de la volonté de l’autre, assujettir sa vie de prière, ses décisions, ses rêves, sa relation avec Dieu – sans doute le domaine le plus intime qui soit – et aliéner sa conscience : tous ces abus ne mènent pas nécessairement à des sévices sexuels, mais peuvent blesser une personne très profondément. » (Pavel Syssoev, 2020). Comment ne pas penser ici au témoignage de ces jeunes religieux en formation qui se font explicitement traiter de « merdes » et de « sous-merdes ». Et que dire des abus sexuels qui s’inscrivent dans la même logique mortifère !

Cette négation de la personne est terrible autant qu’ignoble. À mes oreilles résonne l’exhortation de saint Léon le Grand (vers 390-461) : « Chrétien, reconnais ta dignité. Puisque tu participes maintenant à la nature divine, ne dégénère pas en revenant à la déchéance de ta vie passée. Rappelle-toi à quel Chef tu appartiens et de quel Corps tu es membre. Souviens-toi que tu as été arraché au pouvoir des ténèbres pour être transféré dans la lumière et le Royaume de Dieu. » (Sermon de Noël 7, 6).

Essayer de détruire cette dignité, c’est nier la réalité que l’homme est l’icône de Dieu sur terre.

Que faire pour que de tels abus ne se reproduisent plus, pour que cela ne soit plus systĂ©mique ? Parler, bien Ă©videmment, mais avant tout Ă©couter et reconnaĂ®tre les victimes. Dans un mĂŞme temps se convertir, c’est-Ă -dire « (…) se tourner vers la source d’oĂą jaillit le salut, car ce n’est que par le Mystère de Dieu que le monde revivra. C’est en lui que le souffle de la vie divine passe et agit, c’est de lui que coule le sang du Christ pour guĂ©rir et sanctifier, pour racheter et pour transfigurer le monde. » (Odon Casel, 1964)

Psychologie et vie spirituelle

« Ne vous analysez pas : s’analyser c’est se trouver et se trouver c’est trouver le trouble. Tâchez toujours de briser le cercle qui vous ramènerait pour quelque prĂ©texte que ce soit, sur vous-mĂŞme, et partez comme une flèche vers Dieu. Un gloria Patri… dit dans la foi profonde pacifie plus d’âmes que toutes les analyses. La rĂ©ponse Ă  tout cela est dans le mot de sainte Catherine de Sienne que lui dit Dieu : “Occupe-toi de Moi. Je m’occuperai de toi”. »

Charles Journet in Revue Carmel 1994/4, p. 71-72

« (…) la pensée positive semble avoir remplacé la foi. Presque partout, le salut est progressivement assimilé au développement personnel ou à un sentiment que tout va bien. En résumé, les chrétiens ont laissé leur foi s’embarrasser d’idées populaires sur l’estime de soi et l’épanouissement personnel qui ne sont nullement chrétiennes. »

William Kirk Kilpatrick, SĂ©duction psychologique, CBE, 1985, p. 12

Pour approfondir :

  • Odon Casel, Le mystère du culte dans le christianisme (1944), Le Cerf, 1964
  • Rod Dreher, Comment ĂŞtre chrĂ©tien dans un monde qui ne l’est plus, Artège, 2017
  • Dysmas de Lassus, Risques et dĂ©rives de la vie religieuse, Le Cerf, 2020
  • William Kirk Kilpatrick, SĂ©duction psychologique (1983), CBE, 1985
  • AndrĂ© Neher, L’exil de la parole, Seuil, 1970
  • Pavel Syssoev, De la paternitĂ© spirituelle et de ses contrefaçons, Le Cerf, 2020



Montaigne, Coluche et le Christmas pudding

Il y a quelque temps, un mien ami engagé dans la politique locale me disait qu’il puisait force, réconfort et soutien en la lecture des Essais de Montaigne. Bien plus, cet ouvrage était devenu son livre de chevet. Cela a de quoi étonner. En général, les lecteurs de Montaigne se divisent en trois groupes : les traumatisés d’une lecture imposée durant leur scolarité, les découragés face à l’épaisseur des Essais et les passionnés. Je n’avais jamais entendu parler de politiciens s’inspirant du Seigneur de Montaigne. Et pourtant l’action politique n’est pas étrangère à celui qu’on a trop vite fait d’enfermer dans sa librairie. Michel de Montaigne (1533-1592) fut maire de Bordeaux deux fois, soit pendant une période de quatre ans. Durant son second mandat, la ville de Bordeaux fut touchée par une épidémie de peste. En ces temps de guerres civiles sous couvert de guerres de religion, le Seigneur de Montaigne demeure à la fois proche d’Henri de Navarre (le futur Henri IV) et du roi Henri III. Il joua à diverses reprises un rôle de négociateur entre les deux camps.

Anatomie d’un marchandage

RĂ©cemment, au parlement vaudois, il a fallu huit jours d’échanges de courriels et de marchandages pour arriver Ă  une dĂ©claration de principe sur l’antisĂ©mitisme, l’islamophobie et l’antiracisme. Tout commence le 6 novembre, quand le dĂ©putĂ© vert libĂ©ral David Vogel propose une dĂ©claration contre l’antisĂ©mitisme aux autres dĂ©putĂ©s du Grand Conseil. Après quatre jours d’échanges de courriels et des retouches dues Ă  la plume de la dĂ©putĂ©e Mathilde Marendaz (Ensemble Ă  Gauche), le prĂ©sident du groupe socialiste, Jean Tschopp, annonce Ă  David Vogel qu’il a mis ce texte Ă  l’ordre du jour du 14 novembre… Ces marchandages de caravansĂ©rail ainsi que les multiples versions du texte ont fini par lasser l’UDC, qui devait se choisir un nouveau prĂ©sident de groupe et dont les dĂ©putĂ©s estimaient ne pas ĂŞtre payĂ©s par le contribuable vaudois pour verser dans la vertu ostentatoire. Comme nous le rapportait le journal Blick, Yvan Pahud, prĂ©sident sortant du groupe UDC, affirmait : « Nous partons du principe que nous faisons de la politique cantonale et ne voulons pas prendre position sur un conflit international. Cette dĂ©claration n’apporte rien, sauf faire une sorte de rĂ©cupĂ©ration politique. »

Quelle leçon tirer de cette mascarade ?

Entre Coluche et le Christmas pudding

Dans le sketch « La cancer du bras droit », Coluche termine en disant « (…) ça a plus de classe quand on vous demande qu’est-ce que c’est comme maladie : le cancer… hah ! Et vous ? La cirrhose… beuah! » Il en va de mĂŞme avec cette dĂ©claration inutile. Il semble plus exaltant de s’occuper de Gaza que de la gestion des STEP et des dĂ©chetteries du canton, mais est-ce plus utile ? Finalement, qui peut bien s’intĂ©resser Ă  la condamnation du racisme ? En tout cas pas les racistes eux-mĂŞmes.

Cette déclaration indigeste me fait penser à l’abominable Christmas pudding de ma grand-tante que nous mangions contraints et forcés à la Noël : « Le vrai pudding, le grand, le seul pudding vraiment britannique, doit laisser dans la bouche une saveur mélangée de gant de chevreau et de culotte tyrolienne, un parfum de haute tradition, de cirage fin, de chaussure vernie, de Moyen Âge et de soulier de bal, en un mot de pharmacie bien tenue. Avec un rien de genou de pauvre et de crypte presbytérienne » (Alexandre Vialatte, La Montagne, 20 octobre 1955).

Revenons Ă  Montaigne

Un lisant les Essais, on peut dĂ©gager quelques règles de base afin de mener une action politique authentique. Il faut rester libre de toute influence, surtout de celle des puissants : « Les princes me donnent assez s’ils ne m’ôtent rien, et me font assez de bien quand ils ne me font point de mal : c’est tout ce que j’en demande » (III, 9). Il ne faut pas suivre ses sentiments, qui peuvent aveugler et rendre impatient et maladroit : « Cette âpretĂ© et violence de dĂ©sir empĂŞchent plus qu’elles ne servent Ă  la conduite de ce qu’on entreprend » (III, 10). L’homme politique doit refuser de confondre fonction et personne. C’est-Ă -dire qu’il faut maintenir une distance avec soi-mĂŞme : « Le maire et Montaigne ont toujours Ă©tĂ© deux, d’une sĂ©paration bien claire » (III, 10). ĂŠtre loyal et respecter ses propres valeurs, tout en refusant une vision manichĂ©enne du monde qui diabolise l’adversaire : « Ne craignons point (…) d’estimer qu’il y a quelque chose illicite contre les ennemis mĂŞmes (…) » (III, 1). Pour finir Montaigne recommande de rester soi-mĂŞme, de ne pas chercher Ă  se faire remarquer par des actions autant bruyantes qu’inutiles qui attirent l’attention des gens : « Non pas la chose, mais l’apparence les paie. S’ils n’entendent du bruit, il leur semble qu’on dorme » (III, 10).

Il serait peut-être bon de mettre à disposition des membres du Grand Conseil vaudois, dans la salle des pas perdus par exemple, des exemplaires des Essais de Montaigne ou peut-être simplement de leur dire avec le maire de Bordeaux : « Sur le plus haut trône du monde, on n’est jamais assis que sur son cul » (Essais, III, 13).

Ă€ bon entendeur salut !

Lire les Essais de Montaigne

« Lorsque je prends en main les Essais, le papier imprimé disparaît dans la pénombre de la pièce. Quelqu’un respire, quelqu’un vit en moi, un étranger est venu à moi, et ce n’est plus un étranger, mais quelqu’un que je sens aussi proche qu’un ami. (…) bientôt j’entrevois à nouveau son sourire : pourquoi prends-tu tout cela tellement au sérieux ? Pourquoi te laisses-tu affecter et abattre par l’absurdité et la bestialité de l’époque dans laquelle tu vis ? (…) Rien ne peut abaisser ou rehausser ton moi, si ce n’est toi-même, la plus forte pression de l’extérieur elle-même est facilement vaincue par celui qui reste intérieurement libre et sûr ».

Stefan Zweig, Montaigne (1941), PUF, 2018