Les vérités partielles font d’excellents mensonges

Avocat et auteur d'essais anthropologiques, Raphaël Baeriswyl juge l'enquête sur les affaires d'abus dans l'Eglise catholique curieusement amnésique en ce qui concerne les responsabilités du monde académique et politique suisse dans la manifeste tolérance dont ont bénéficié ces graves infractions. On parle de l'Eglise, mais d'autres auraient-ils des choses à faire oublier?
Pour Raphaël Baeriswyl, il est impossible de s’exprimer sur les causes de la violence si le champ d’observation est verrouillé sur le milieu concerné. (image d'illustration : CM/Unsplash)
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L’enquête sur les abus sexuels commis dans l’environnement de l’Église catholique en Suisse (1950 – 2020) a l’immense mérite de jeter un rayon de lumière sur des actes qui, sans elle, seraient certainement demeurés cachés, et auraient pu, longtemps encore, être sous-estimés et niés. Je partage avec les enquêteurs la conviction que le nombre de cas identifiés n’est que la partie visible de l’iceberg – pour mille raisons qui leur appartiennent, beaucoup de victimes ne parleront jamais.

Mais c’est là que s’arrête mon approbation. En effet, la méthode révélée par le premier rapport d’enquête et par les communications officielles qui ont suivi sa publication, soulève un grave problème, qui est celui des vérités partielles. S’il s’agissait uniquement d’observer ce qui s’est passé, dans tel milieu, à telle époque, alors limiter la recherche audit milieu et à ladite époque serait justifié, et suffisant. Toutefois, la recherche sur la violence a toujours des visées qui vont au-delà de cette seule observation ; elle cherche à identifier les causes de la violence, dans un but en principe avoué de prévention. Or, il est impossible de s’exprimer sur les causes de la violence si le champ d’observation est verrouillé sur le milieu concerné. Sans surprise, les causes sont alors nécessairement trouvées dans les caractéristiques attribuées au milieu en question. En l’occurrence, le célibat des prêtres, des idées dépassées en matière de sexualité, une vision trop verticale de la hiérarchie, etc.

Or, si l’on étend le champ d’observation à la société dans son ensemble (ce qui entre dans la mission des enquêteurs puisque “l’environnement de l’Église catholique en Suisse” est évidemment aussi constitué de l’ordre juridique suisse et de la façon dont il est respecté, ou pas, de manière générale), la compréhension de la situation est bien différente.

En effet, une brève recherche (sur une piste entrevue dans le sillage de mon Pacte des Idoles) m’a permis de découvrir qu’en 1992, la population suisse a accepté lors d’un referendum de réduire de 10 ans à 5 ans le délai de prescription des actes d’ordre sexuel avec des enfants. Ce délai de 5 ans était le résultat d’un compromis des Chambres fédérales, car notre Conseil fédéral avait de son côté préconisé (dans un Message de 1985) de le réduire à 2 ans, précisant qu’une telle réduction était “dans l’intérêt de la victime”. Cette opinion du Conseil fédéral se fondait sur le rapport d’une commission d’experts émis en 1977 (après six années de travaux entamés en 1971). Selon ladite commission d’experts, qui était composée de nombreux professeurs d’université, juristes, médecins et magistrats, la majorité sexuelle devait être abaissée à 14 ans (certains experts envisageaient 10 ou 12 ans), il n’était pas certain que les actes d’ordre sexuel avec des enfants commis sans violence ni menace soient nuisibles pour les enfants, alors que l’expérience avait selon eux démontré que les enfants souffraient des enquêtes et de la désapprobation de leurs parents, la plupart des enfants entre 12 et 16 ans n’étaient (enquêtes scientifiques chiffrées à l’appui) pas des victimes, mais avaient initié les actes d’ordre sexuel, s’y étaient volontiers adonnés ou y avaient consenti. Pour toutes ces raisons, si aucune procédure n’avait été engagée dans un délai de 2 ans après les faits, il fallait éviter de “réveiller le passé”. Le rapport de la commission d’experts affirme expressément vouloir mettre fin à la pruderie issue du XIXè siècle, la sexualité étant désormais une activité comme une autre, “une des diverses possibilités du comportement humain”. L’Amnésie de l’ogre fournira au lecteur davantage de détails, et lui proposera quelques pistes de réflexion.

Évidemment, tout cela ne change rien à la gravité de ce qui s’est passé au sein de l’Église catholique, qui, à l’époque comme aujourd’hui, n’était pas censée suivre la mode des experts mais fonder sa doctrine et son comportement sur l’Encyclique Humanae Vitae (qui règle le compte des experts dès son préambule). Toutefois, c’est quand même sur cette toile de fond (de banalisation par les experts et la politique) qu’agissaient les catholiques (et les non catholiques, d’ailleurs), et que des parents, directeurs d’école, prêtres ou évêques ont dû prendre les décisions qui leur sont aujourd’hui reprochées (comme s’ils avaient évolué dans un petit monde fermé et particulièrement pervers). Aussi, à la lecture du rapport d’enquête publié au sujet de l’Église catholique par les experts de l’Université de Zurich (qui ont succédé à leurs collègues de 1977), on devrait quand même s’interroger sur les raisons d’une lacune aussi béante dans leur recherche – pas un mot sur les experts, sur le monde académique, sur la politique suisse. Les vérités partielles font en cela d’excellents mensonges, et ceux qui veulent cacher quelque chose pourraient bien, ici, ne pas être ceux qui font l’objet de l’enquête.

Raphaël Baeriswyl

Pour aller plus loin

  • Le Pacte des Idoles – trois essais girardiens, Ad Solem, Paris, 2019
  • L’Amnésie de l’ogre, REVELATEUR, Chêne-Bougeries, 2021
https://www.raphaelbaeriswyl.ch/

Voir aussi

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  • Réservé aux abonnés Le facteur sonne toujours deux fois

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  • Comprendre la décadence