L’histoire contée dans ces lignes doit se dérouler quelque part autour du printemps 1996. Un ado américanisé jusqu’à l’os se trouve dans les Pouilles, en Italie, dans l’appartement loué pour les vacances. Comment le voyage s’est-il déroulé ? Combien de fois les habitudes transalpines sur la route ont-elles provoqué des frissons ? Toutes ces choses, près de trente ans plus tard, ont été emportées par Léthé, le fleuve de l’oubli.
Mais là où Mnémosyne ne nous trahira jamais, c’est à propos d’un simple plat de pâtes. Selon mon souvenir, notre logeuse nous avait en effet proposé de ne pas nous mettre en quête d’un restaurant pour le soir de notre arrivée, ou peut-être le lendemain, souhaitant nous offrir le repas. Loin d’être conquis, l’ado que j’étais (il est temps de me dénoncer) avait d’abord regretté qu’il ne fût pas question d’aller se payer une pizza quelque part. Il y avait un article sur Allen Iverson, le nouveau joueur des Philadelphia 76ers, dans mon magazine, et mes pensées me portaient bien loin de ce bout d’Europe : je rêvais de fouler les parquets de la NBA avec des Nike à mon nom.
Je me souviens du moment où la dame a sonné à la porte, quelques heures plus tard. Elle tenait dans les bras une salade tomate mozzarella, et des orecchiette à la cime di rapa. De voir ces pâtes étranges avec des bouts de trucs verts dedans, j’ai immédiatement pesté, intérieurement. « Si c’était pour nous faire un plat comme ça, elle aurait dû nous laisser aller manger une pizza ». Sûr qu’Iverson aussi aurait préféré une pizza.
Noël avant Noël
Ce plat est devenu l’un de mes plats favoris, immédiatement. Mieux, j’ai consacré une part considérable de ma vie à tenter de le refaire aussi bien que notre logeuse, sans jamais y parvenir. Aujourd’hui, au milieu de ma vie, je crois même pouvoir dire qu’il a conditionné toute ma pensée politique et même religieuse.
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À Noël, les chrétiens fêtent la naissance d’un sauveur né dans des conditions plus que modestes puisqu’on le voit dans une mangeoire, entre le bœuf et l’âne gris. Et je crois que tout ce qui est sacré, dans l’existence, tout ce qui est sain, tout ce qui est digne, tout ce qui est authentiquement noble est d’abord populaire.
J’ai dit que je n’ai jamais retrouvé le goût de ce plat de pâtes, même si je crois désormais maîtriser un peu sa recette – ou alors j’ai des enfants qui savent mieux mentir que moi à l’époque. Mais l’humanité éternelle de cette dame des Pouilles, je l’ai retrouvée chez des restaurateurs, sans lesquels ma vie aurait été bien terne. Je l’ai retrouvée l’autre jour à la Bruschetta, à Lausanne, où la serveuse m’a donné quelques louches de sauce à salade dans un bocal parce que mon gamin l’avait adorée. Je l’ai longtemps trouvée au libanais qui se trouvait sous l’appartement où ma femme et moi habitions au début de notre vie commune, et dont le patron sexagénaire partait dans des crises terribles à chaque fois que Federer était battu par un type qu’il n’aimait pas. Je la trouve au kebab d’Yverdon où j’ai mes habitudes, chez le Serbe qui vient de reprendre une pizzeria à côté, chez ceux, près de chez moi, qui préparent les pizzas aux frites dont raffolent mes gosses.
Avec l’âge, j’ai compris qu’Iverson ne serait pas un personnage central de mon existence. Mais je sais aussi que le monde ne sera pas sauvé par Elon Musk ou par quelque dirigeant politique. Il sera sauvé autour d’une table, aujourd’hui comme toujours. Il y aura parmi les convives une majorité de gens ordinaires et j’espère qu’en plus du pain et du vin, ils auront dans leur assiette un peu de ces orecchiette qui sont la préfiguration des félicités à venir.
Joyeux Noël !
