Dora au pays du racisme antivieux

Il nous a fallu recourir à l’IA pour une bonne raison. Le pays rêvé de certains experts n’existe heureusement pas encore. Mais jusqu’à quand…

Au lendemain des heurts de Berne, nous pointions l’éloge de la « manifestation spontanée » comme symptôme de la bascule vers une démocratie de la rue. Or, le débat lancé sur le droit de vote des aînés révèle une dérive parallèle : ce ne sont plus seulement les pratiques, mais les fondements mêmes de l’ordre politique suisse que certains experts proposent de relativiser.

Il y a, dit-on, une évolution vers la « gérontocratie » à freiner absolument. C’est ce qu’a plaidé Rahel Freiburghaus, professeure assistante de politique suisse à l’Université de Lausanne, dans un entretien accordé ce mois à 24 heures. Et pour poursuivre ce but, une proposition de sa part a marqué les esprits : « Donner plus de poids aux jeunes voix, voire supprimer le droit de vote à partir d’un certain âge », pour « briser la domination des seniors ».

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Quand les urnes deviennent suspectes

Face au tollé suscité par cette proposition, la chercheuse a expliqué dans un deuxième temps qu’il ne s’agissait pas d’une revendication de sa part, mais seulement d’une piste de réflexion théorique. Repli, donc, sur une posture académique, insistant sur son rôle de présentatrice d’idées plutôt que de militante. Pourtant, cette même experte ne se privait pas de souligner, en plein exercice de rétropédalage, que le principe de l’égalité citoyenne était déjà « violé » (sic) en Suisse, à cause du système de la majorité des cantons : « La voix d’un petit canton rural et conservateur pèse bien plus lourd que celle d’un grand canton », s’indignait-elle ainsi.

Un « viol », réellement ? Plutôt un principe fondateur du fédéralisme suisse : la pondération des voix entre les cantons et la population. Ce même principe qui fait que, effectivement, un conseiller national d’un petit canton a besoin de moins de voix pour siéger à Berne que celui venu de Zurich. Là aussi, pour la plus grande horreur de Rahel Freiburghaus, qui semble découvrir la Constitution.

Limiter le droit de vote des aînés

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Les experts contre le sens commun

Que les universitaires puissent parfois se dresser fièrement contre le sens commun, la chose n’est pas nouvelle. Le compagnon de route du Peuple Raphaël Baeriswyl le montre par exemple dans son essai sur la réduction du délai de prescription des actes d’ordre sexuel avec des enfants, L’amnésie de l’Ogre. En toile, de fond, des similitudes, dont cette « certitude libératrice » des experts « dans leur rejet instinctif et prométhéen de principes classiques et séculaires » (p.36). 

Le paradoxe du moment, toutefois, mérite d’être reconnu dans ce qu’il a d’inédit :

  • D’un côté, relativisation du droit de vote, acquis à la faveur de siècles de luttes et de compromis, qu’on explique désormais pouvoir moduler en fonction de l’âge ou de critères démographiques ;
  • De l’autre, survalorisation de l’expression de la rue, au point de la sanctuariser même lorsqu’elle s’affranchit des règles élémentaires d’autorisation et de responsabilité.

Si elles ne sont pas émises par les mêmes personnes, ces deux idées appartiennent pourtant à la même caste. Et leur diffusion complaisante dans la presse indique que des verrous sont en train de sauter. Désormais, ce qui devrait être intangible – le vote – est mis en débat, tandis que ce qui devrait être encadré – la manifestation – est présenté comme irréductible.

De l’émotion au cœur du politique

Quelles conclusions en tirer ? D’abord, que l’émotion est en passe de devenir le cœur battant de la démocratie, tandis que l’urne, avec sa lenteur et sa lourdeur institutionnelle, est soupçonnée de partialité ou de déséquilibre. L’histoire suisse dit pourtant l’inverse : ce sont les urnes, pas la rue, qui ont façonné les grands droits et les grands compromis de notre société.

Il est légitime de vouloir réfléchir aux effets du vieillissement démographique ou à la place des jeunes dans la politique. Il est nécessaire de préserver la liberté de manifester. Mais encore faut-il défendre sans ambiguïté les institutions qui permettent à tous – jeunes et vieux, enthousiastes et sceptiques – de participer à la vie publique sur un pied d’égalité. Car si la démocratie devient à la fois une « démocratie de la rue » et une démocratie à droits variables, alors elle cesse tout simplement d’être une démocratie, pour se muer en parodie de démocratie.

Les anciens disaient Mos maiorum pour affirmer le respect dû aux traditions de leurs ancêtres. Le moderne, dans son adolescence éternelle, croit tout découvrir en rejetant ce qui précède. Il achève ainsi sa métamorphose en Dora l’exploratrice du racisme anti-vieux.

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