(Re)penser l’économie avec Werner Sombart

Quoi qu’on en dise, l’économie s’enseigne et se pense trop souvent à travers le prisme abstrait de l’homo œconomicus. Et si on changeait d’air avec Werner Sombart?
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Les élèves des classes prégymnasiales du canton de Vaud ont la chance de pouvoir choisir une option spécifique «Economie et droit». Cette branche est dotée de quatre périodes par semaine et fait l’objet d’un examen de certificat en fin de 11e année. Au milieu du jargon propre aux pédagogistes, le Plan d’étude romand (PER) relève que «l’étude de cette discipline va développer chez l’élève un esprit critique et une autonomie de jugement.» Vaste programme… En s’approchant de plus près, on s’aperçoit que cette option spécifique reste bien classique, pour ne pas dire néo-classique, mâtinée de keynésianisme avec un soupçon de greenwashing. Si les élèves ont de la chance, ils pourront même apprendre à boursicoter, sous forme de jeu, grâce à une application en ligne. Rien de nouveau sous le soleil et ce malgré toutes les grandes déclarations du plan d’étude.

Dans ce contexte, il conviendrait de s’intéresser à la pensée de l’économiste allemand Werner Sombart (1863-1941), qui revient sur le devant de la scène avec différentes rééditions, études et même un manga.

Qui est Werner Sombart? Né en 1863 en Saxe, il rédige une thèse de doctorat, publiée en 1888, sur les structures économiques et sociales de la campagne romaine. Après un bref passage à la Chambre de commerce de Brême, il obtient un poste de chargé de cours à l’université de Breslau. C’est là qu’il découvre la pensée de Karl Marx. En 1896, il publie Le Socialisme et le mouvement social au XIXe siècle, qui connaîtra un grand succès tant en Allemagne qu’à l’étranger. Il introduit le terme «capitalisme» dans le monde universitaire avec son ouvrage monumental Le Capitalisme moderne en 1902. Quatre ans plus tard, il accepte un poste de professeur à l’école de commerce de Berlin. L’université de la capitale lui offre une chaire en 1917. Il conservera ce poste jusqu’à sa retraite en 1931, même s’il continue d’enseigner jusqu’en 1940, un an avant sa mort.

Afin de bien comprendre ce que peut nous apporter la pensée de Werner Sombart, resituons-le dans le courant de pensée issu de l’école historique allemande. Quelle est l’originalité de cette école économique?

L’école néoclassique triomphante durant le dernier quart du XIXe siècle explique les faits économiques en imaginant l’homo œconomicus, un être abstrait mû par son intérêt égoïste qui recherche uniquement le profit. Dès lors, on peut créer une sorte de monde où l’échange marchand est l’état naturel de toute société humaine sans tenir compte des contingences historiques et sociales. Il ne reste aux économistes qu’à découvrir les lois éternelles qui régissent les échanges. Et c’est ainsi que l’économie est devenue une «science», tout comme la mathématique ou la physique.

À mi-chemin des modèles marxiste et libéral

Face à cette vision abstraite et réductrice, les penseurs de l’école historique allemande vont souligner que les faits économiques n’obéissent pas à des lois intemporelles, mais qu’il faut prendre en compte les contingences historiques, sociales et politiques.
Cette démarche est résumée, par Max Weber et Werner Sombart, dans le premier numéro de la revue Archiv für Sozialwissenschaft (1904): «La tâche scientifique à laquelle notre revue devra se consacrer consistera à appréhender historiquement et théoriquement la signification pour notre civilisation de l’évolution capitaliste. Mais comme cette démarche s’appuiera, ou du moins devra nécessairement s’appuyer, sur le principe original que tout phénomène de civilisation est conditionné par l’économie, elle ne pourra que rester étroitement liée aux disciplines voisines que sont la science politique, la philosophie du droit, l’éthique sociale et les enquêtes de psychologie sociale ainsi que celles regroupées habituellement sous le nom de sociologie.»

Notre auteur n’est pas seulement un théoricien, il ose proposer des pistes de changement qui le situent à mi-chemin des modèles marxiste et libéral: privilégier la croissance économique dans un sens qualitatif, orienter la consommation vers «des formes de vie simples et naturelles», ne plus densifier les villes et reruraliser, supprimer certains types de publicité, repenser la concurrence au service du bien commun. De quoi nourrir bien des réflexions.

Werner Sombart nous fait comprendre que nous sommes bien plus que des homo œconomicus. Nous sommes des êtres culturels dont la vie ne se déroule pas de façon prévisible comme la terre tourne autour du soleil. Son analyse du capitalisme est plus que pertinente: consommation à outrance, agitation perpétuelle, uniformisation, etc. L’économie, même enseignée à l’école secondaire, devrait prendre plus largement en compte cette option sinon elle sera condamnée au psittacisme des manuels.

Guillaume Travers, Werner Sombart
Pardès, 2022
Werner Sombart, Comment le capitalisme uniformise le monde?
La Nouvelle Librairie, 2020.
Werner Sombart, Amour, luxe et capitalisme – Le gaspillage comme origine du monde moderne
Krisis, 2022.
Werner Sombart, Amour, luxe et capitalisme
Kurokawa, 2019. (manga)
«Werner Sombart»
Nouvelle Ecole, vol. 71, Paris 2022.

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