Quand le ciel nous tombera sur la tête
Un soir d’été, quelques jours avant la Théophanie, j’étais l’invité d’un homme d’État à la retraite. Il avait été, dans sa région et au-delà, une grande figure de la droite. (Cette dernière précision suffit à vous indiquer qu’il ne pouvait s’agir du canton de Genève.)
En face de sa maison, il y avait l’à-pic d’une montagne vide de toute remontée mécanique, de toute habitation, de toute centrale électrique, bref une montagne oubliée des hommes.
Il y eut alors un long moment où je pris conscience que, pour la première fois depuis des années, j’avais en face de moi la nuit originale, le ciel constellé d’étoiles, sans aucune trace de lumière artificielle. L’effet était saisissant et me plongeait dans une forme d’intranquillité.
Je me rendis alors compte que la pollution lumineuse était devenue pour moi la norme, et que la nuit, telle qu’elle avait existé autrefois et telle qu’elle survivait dans ce coin de montagne, m’était devenue une chose étrange et étrangère.
Quelques jours plus tard, j’entreprenais la lecture d’un des livres très spécialisés que Springer arrive encore à publier en imprimant à la demande.
J’eus un moment de honte lorsque je me rendis compte que le livre que je lisais était en fait une traduction de l’italien vers l’anglais, et que j’avais manqué à mes devoirs envers la Péninsule en ne l’achetant pas dans la langue d’origine. J’ai retrouvé bonne conscience à la fin, lorsque Madame Patrizia Caraveo explique que Saving the Starry Night est la version anglaise considérablement révisée et mise à jour de l’original italien Il cielo è di tutti. Et puis l’édition anglaise a pour couverture une photographie d’une beauté renversante des trois cimes de Lavaredo, dans les Dolomites, au coucher du soleil en octobre 2020.
Sauver la nuit étoilée, donc. Mais dans quel but ? Et la sauver de quoi ?
Caraveo, qui travaille à l’institut national d’astrophysique à Milan, nous rappelle d’abord l’importance du ciel en tant qu’héritage culturel. Les anciens regardaient le ciel et ils y voyaient des prodiges auxquels nous sommes devenus indifférents. Le ciel a une histoire, que rappellent ces constellations qui évoquent des mythes grecs et ces étoiles aux noms arabes ou latins issus d’empires disparus. N’oublions pas non plus que la révolution scientifique a commencé avec l’astronomie : citons les noms de Copernic et de Galilée, le messager des étoiles. Mais ceci a fait l’objet d’un autre livre, et justifierait une autre chronique.
À la nuit s’oppose la lumière, elle aussi objet de découvertes scientifiques de premier plan auxquelles reste attaché le prix Nobel de physique accordé à Einstein en 1919. Et la lumière artificielle fait reculer, décennie après décennie, la nuit : les observatoires astronomiques historiques, comme celui de Paris ou celui de Naples, étaient construits au cœur des villes. À partir du moment où l’éclairage nocturne est devenu la norme, les observatoires ont dû être déplacés vers des lieux de plus en plus sauvages, désert d’Atacama ou sommet du volcan Mauna Kea.
Le livre abonde en graphiques et en photographies qui montrent que la nuit recule année après année et qu’elle n’existe presque plus en Europe occidentale. Toutefois, même dans cette petite partie du monde, les différences sont impressionnantes : la pollution nocturne est 7’000 fois plus importante dans la région de Delft, riche en serres artificielles, que dans les Hébrides extérieures (page 45). Dans un ciel 10 fois plus éclairé qu’au naturel, il n’est plus possible de voir la Voie lactée (page 63).
Il appartient toutefois à l’auteur de nous convaincre que cette pollution lumineuse n’est pas souhaitable. En effet, nous savons aussi que l’éclairage de nos villes représente une victoire sur un danger bien tangible, qui était celui des brigands qui profitaient de l’obscurité pour attaquer les passants. Alors, comment justifier que des ténèbres puissent être préférables à la lumière ?
Ce livre contient donc une apologie de l’obscurité. L’excès d’éclairage nocturne s’oppose au rythme circadien, porte atteinte au sommeil, favorise le cancer par la diminution de la mélatonine, détruit le biorythme des animaux, des insectes et des végétaux et provoque la mort de très nombreux insectes.
Bien entendu, la solution ne réside pas dans des opérations politico-publicitaires sans lendemain comme « une nuit sans éclairage dans le Grand Genève » : à un problème créé par la technique, il existe des solutions techniques. Caraveo cite l’exemple de Tucson, dans l’Arizona, où l’utilisation de lampes à sodium à basse pression a permis de diviser par 3 la pollution nocturne sans aucune incidence sur les habitudes de vie de la population (page 77). J’en déduis que l’innovation technique et scientifique est un meilleur remède aux diverses formes de pollution que les hausses d’impôts et l’écriture inclusive.
La pollution électromagnétique affecte aussi les ondes radio, et entraîne une perte d’efficacité aussi grande pour la radioastronomie que la pollution lumineuse pour l’astronomie optique.
Les deux derniers chapitres du livre ouvrent les perspectives les plus inquiétantes, et aussi les plus stimulantes. Sous nos yeux indifférents, le ciel est en train de devenir le terrain d’une nouvelle révolution industrielle. Notre époque panurgique aura en effet vu l’avènement de deux individualités originales, Michel Houellebecq en littérature et Elon Musk dans l’industrie. Le prophète et l’ingénieur. On sait que le deuxième est parti à la conquête du ciel.
L’entrée du Prométhée de Pretoria dans le domaine spatial nous fait changer d’ère. Depuis le Spoutnik soviétique de 1957 jusqu’à 2019, on a lancé 9’000 satellites, dont seulement 1’500 fonctionnent encore (page 151). Le réseau GPS repose sur en tout et pour tout 32 satellites, dont 24 actifs en permanence, et coûte 2 millions de dollars par jour à l’armée étasunienne (pages 127-128). Or, Space X de Musk a obtenu l’autorisation d’en lancer 12’000. Le consortium One Web a obtenu l’autorisation d’en lancer 6’372 ; Samsung 4’700 ; Amazon 3’263 ; Boeing 3’000 ; en comptant les plans de Facebook, Link, Kepler, Telsat et divers projets russes et chinois, on va vraisemblablement arriver à 100’000 satellites. Comme ils auront une durée de vie de 5 à 10 ans, il y aura à terme 10’000 lancements par an pour maintenir cette population. Comme d’habitude, l’Europe occidentale, terre devenue hostile aux entrepreneurs et réticente à la science et à la technique, est complètement hors du coup et ne saura que critiquer les autres au lieu d’agir. Passer de 9’000 satellites à 100’000 satellites, c’est créer une situation qui est riche de promesses (l’Internet par satellite), mais aussi de menaces. Très impressionnante à cet égard est la photo de la trace laissée dans l’espace par le premier train de 60 satellites lancé par Musk en mai 2019 (page 119). Ce serait un mensonge que d’affirmer que tout a été prévu : on ne sait pas vraiment quels sont les risques liés à une telle cohue dans l’espace, d’autant plus que la plupart de ces engins se trouveront sur une orbite assez basse. Comment éviter les collisions ? Le 2 septembre 2019, on est passé très près d’une collision entre un satellite de l’Agence spatiale européenne et un satellite de Musk. Si toutes les branches de l’astronomie souffrent d’ores et déjà (le passage d’un train de satellites Space X suffit à rendre inutilisable une image du ciel – page 139), la plus touchée sera l’observation des astéroïdes qui représentent un danger potentiel pour la Terre. Il est aussi possible que la radioastronomie soit mise en danger par les interférences dues à la prolifération de ces nouveaux utilisateurs de fréquences radio. Et peut-on vraiment affirmer qu’il n’y aura aucun risque lié aux épaves ?
Il n’est pas question de jouer au luddite et de condamner cette nouvelle aventure industrielle. Musk est plus ouvert que d’autres aux dialogues avec ses critiques, et il a réponse à tout : si ses satellites gênent le travail des observatoires sur Terre, alors il faut envoyer les observatoires dans l’espace (page 159).
Il faut en revanche rappeler qu’il n’y a eu aucun examen réel des risques liés à cette nouvelle étape de l’industrie spatiale. Les autorisations sont délivrées par la commission étasunienne des communications (Federal Communications Commission). Or, celle-ci est un des très rares organismes du gouvernement de Washington, qui, de par la loi, est exempté d’examiner les conséquences de ses décisions sur l’environnement. Ce qui est exigé pour un permis de construire ne l’est pas pour le lancement de 12’000 satellites. En droit international, le traité sur l’espace du 27 janvier 1967 est dépassé, car il n’appréhende que dans une mesure très limitée (article VI) l’intervention d’acteurs non gouvernementaux dans l’espace. Aucun juriste n’est assez naïf pour penser que la législation peut régler tous les problèmes, mais on a tout de même le droit de penser que certaines autorisations ont été accordées à la légère.
En conclusion, tous les acteurs concernés (États ; industriels ; scientifiques compétents en astronomie, astronautique et astrophysique ; consommateurs) devraient sans doute coopérer à une prévention des risques liés à cette nouvelle révolution industrielle.
On ne peut qu’être frappé par la richesse d’un livre qui, en si peu de pages, nous parle aussi bien des difficultés des chasseurs d’étoiles que de la mort des insectes ou de l’invasion de l’espace. Car enfin, si l’humanité a passé le XXesiècle à fantasmer sur des envahisseurs venus d’autre planète, c’est bien elle qui est en train de s’emparer de l’espace.
La pollution lumineuse, en bien des lieux, nous a déjà conduits à faire l’expérience bien réelle d’une nuit privée d’étoiles, différente de celle qu’avait vécue Thomas Merton. Le risque est maintenant que les satellites se substituent aux étoiles, et que le ciel nous tombe, définitivement, sur la tête.
- Patrizia Caraveo, Saving the Starry Night, Springer, Cham 2021, 165 pages.