Le décès d’un pape constitue invariablement un événement d’ordre religieux. Il constitue également, depuis au moins l’époque de Léon XIII, un phénomène spirituel d’une portée civilisationnelle significative. Lorsqu’un individu a exercé ses fonctions à la tête de la chaire de Rome pendant plus d’une décennie, c’est une personnalité éminente de l’Église universelle qui disparaît avec lui. Bien que nous, chrétiens orthodoxes, ne reconnaissions pas au pontife romain les prérogatives doctrinales que lui confère sa propre tradition, nous demeurons néanmoins attentifs, parfois avec admiration et souvent avec une certaine inquiétude, à ce que ses déclarations révèlent concernant l’état du monde et celui du christianisme.
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Le pape François, de son nom de naissance Jorge Mario Bergoglio, a sans conteste été l’un des pontifes les plus en vue, les plus appréciés et les plus ambivalents de l’histoire contemporaine du catholicisme. Il préférait se désigner comme « évêque de Rome » plutôt que comme « vicaire du Christ ». Il opte pour résider dans la Maison Sainte-Marthe plutôt que dans les appartements pontificaux. Il rejeta les manifestations ostentatoires de la majesté romaine afin d’opter pour celles d’un pasteur ordinaire : un sourire accueillant, des homélies improvisées, des déplacements modestes et une proximité manifeste avec le peuple. Ce style, largement reconnu comme un retour à la simplicité évangélique, constituait indéniablement un élément fondamental de son message.
S’agissait-il d’un style ou d’une approche théologique ? Une évolution ou une transformation significative de la relation entre l’Église et le monde ?
Un pape populaire et déroutant
François ne se limita pas à modifier les formes ; il apporta également des changements au ton, au lexique et aux priorités. Il a été un pape caractérisé par la miséricorde, le discernement et l’accompagnement. Il affirmait fréquemment que l’Église ne devait pas se livrer à des jugements, mais plutôt s’efforcer de comprendre ; qu’elle devait apporter des soins, et non prononcer des condamnations ; qu’elle devait « sentir l’odeur des brebis » au lieu de s’exprimer depuis une position d’autorité transcendante. Il a su s’adresser à ceux que l’Église avait pu marginaliser, ou qui s’en étaient distanciés.
Cette approche pastorale de la compassion, lorsqu’elle est examinée de l’extérieur, en particulier depuis la perspective orthodoxe, se présente également comme une pastorale empreinte d’ambiguïté. En cherchant à tout accueillir, il arrive parfois que l’on perde la capacité de discerner. En abaissant continuellement les seuils, il devient impossible de viser les hauteurs. En tendant continuellement la main au monde, on finit par lui ressembler.
L’un des aspects les plus marquants du pontificat de François réside dans son attention presque exclusive portée aux réalités sociales, économiques, migratoires et climatiques. Ces thématiques, bien qu’indéniablement significatives, semblent cependant absentes du kérygme apostolique. Ce changement du centre de gravité du discours pontifical, passant de la théologie au domaine social, de la métaphysique à l’anthropologie, et de la sanctification des âmes à la transformation du monde, a été perçu, en ce qui me concerne, comme un indicateur d’un déséquilibre de plus en plus marqué. Une Église qui aborde tous les sujets, à l’exception de Dieu, finit par ne plus s’exprimer en Son Nom.
Le message évangélique ne saurait être considéré comme une forme de thérapie collective. C’est une excellente nouvelle, mais également une exigence fondamentale. C’est un appel au Royaume, à la conversion et à la sainteté. Sous François, ces dimensions furent progressivement enveloppées par un discours humanitaire et empathique, bien que rarement d’une portée transcendantale. Il manifesta, en lui, une volonté inébranlable de ne jamais blesser, de ne jamais intimider, et de toujours maintenir une porte ouverte. Cette décision pastorale a probablement apporté un apaisement aux consciences meurtries ; elle a également, malheureusement, déconcerté des âmes dévouées.
Notre lettre ouverte au pape, il y a encore quelques semaines.
Le risque d’un effacement de la transcendance
Je fais référence à Amoris Laetitia, ce document à la fois significatif et déroutant, dans lequel le pape semble ouvrir la voie à une approche morale contextualisée, fondée non pas sur des principes universels, mais sur des circonstances particulières. Je réfléchis à sa gestion des questions liturgiques, laquelle est caractérisée par un certain désintérêt à l’égard des formes anciennes du rite latin. Je réfléchis à ses interventions concernant les autres religions, au cours desquelles la singularité du Christ est parfois mise au second plan. L’ensemble de ces éléments a engendré, chez de nombreux catholiques, une certaine forme d’anxiété théologique : il ne s’agit pas d’une hostilité, mais plutôt d’un sentiment d’être dépourvus de repères.
D’un point de vue orthodoxe, cela ne peut être sans répercussions. Nous n’envisageons pas Rome comme un simple phénomène ecclésial extérieur ; nous la percevons plutôt comme une sœur séparée, certes, mais également comme un indicateur de la catholicité manifeste. Lorsque Rome s’égare, ou semble le faire, c’est l’ensemble de la chrétienté qui en pâtit.
Il convient ici d’éviter toute forme de caricature. Le pape François ne peut être considéré comme un hérétique. Il ne renia pas sa foi ; il la simplifia. Il ne rejeta pas le dogme ; il le relégua à une position secondaire. Il ne remit pas en question l’Évangile ; il en favorisa certains versets au détriment d’autres. Il ne fut pas un démolisseur, mais plutôt un rénovateur dépourvu de plan précis, un pontife de bonne volonté mal dirigée.
Il se pourrait que cela soit encore plus tragique que l’erreur manifeste : en effet, la confusion en matière divine s’avère plus redoutable que l’opposition. L’adversaire de la foi n’est pas systématiquement celui qui s’y oppose ouvertement. C’est fréquemment celui qui la transforme de manière à la rendre méconnaissable.
Je n’écris pas ces lignes dans le but de porter atteinte à la mémoire d’un homme aujourd’hui disparu. Il m’est arrivé de l’écouter avec bienveillance, d’être touché par certains de ses gestes, et même de prier pour lui, de façon fraternelle. Je suis convaincu qu’il était sincère, dévoué et animé d’un véritable amour pour le Christ. Il a également été, de toute évidence, façonné par les catégories d’une modernité sécularisée. Il était convaincu de pouvoir rétablir une harmonie entre l’Église et le monde ; il en ressortit avec une Église épuisée et un monde demeurant inchangé.
Le défi à venir : redevenir une Église du Mystère
Il apparaît que le principal défi auquel l’Église catholique romaine sera confrontée dans les années à venir consistera à redéfinir son identité : non pas en tant qu’ONG chrétienne, ni en tant qu’organisme d’écoute spirituelle, ni en tant qu’autorité morale indéterminée, mais en tant qu’institution divine, gardienne d’un Mystère, et servante d’un Dieu qui juge et sauve. Ce parcours ne s’effectuera ni à l’encontre de François, ni dans l’oubli de son œuvre, mais à travers une relecture rigoureuse de ce qu’il a incarné : un pape de transition, entre un catholicisme encore vertical et une post-Église en cours de formation.
En tant que membre de l’Église orthodoxe, je formule ce vœu : que Rome retrouve le chemin de sa Tradition, qu’elle s’exprime à nouveau avec la voix assurée des saints, et qu’un jour, peut-être, cette voix s’harmonise avec la nôtre dans la symphonie oubliée de l’unité chrétienne.
François ne fut ni un maître, ni un prophète, ni un docteur de la vérité. Cependant, il était un homme ; un homme qui s’efforça, au sein du tumulte contemporain, de faire résonner un discours empreint de bienveillance. Cela se révéla parfois ambigu, parfois excessivement humain, et parfois discordant. Cependant, son propos fut exprimé avec une sincérité qu’il serait inapproprié de contester. Le reste est désormais inscrit dans l’histoire, ainsi qu’entre les mains du Juge éternel. En ce qui nous concerne, demeurant dans la vallée de larmes, il nous incombe uniquement le devoir d’observer, de discerner et de transmettre. Il est possible qu’en fermant le volume consacré à ce pontificat, on ressente cette mélancolie particulière que suscite toute personnalité ayant tenté d’agir de manière positive, mais qui n’a pas su trouver sa direction.
Un pont a été établi, mais sur quelles rives ?