Deux philosophes ont publié un article dans le Journal of Medical Ethics. Leur démarche est de se demander si la grossesse constitue une maladie. Nous n’allons pas ici installer de suspense inutile, leur réponse est OUI. À tous ceux qui sont choqués par cette conclusion qui concerne pourtant un processus naturel – l’objet de cet article est justement d’y apporter un autre éclairage.
Pourquoi considère-t-on que la grossesse puisse être une maladie ? En raison des caractéristiques qui y sont associées, telles que les douleurs, les nausées, les vomissements, l’hypertension, sans oublier la perte des capacités physique et le risque de décès qu’elle comporte.
À ce compte-là, allons-y franchement et qualifions la vie elle-même de maladie. Car le reste des conclusions est encore plus choquant. La grossesse est causée par un élément extérieur – ici un spermatozoïde – comparé à un virus ou une bactérie – puisqu’il est assimilé à un agent causal et, semble correspondre à une réaction immunitaire[1] selon les auteurs. Dans les arguments avancés, il y a également le fait que cette « maladie » peut être traitée (par l’avortement)… Néanmoins ils nuancent en prenant la précaution de préciser que cela ne signifie pas que les femmes enceintes sont forcément malades, tout comme un patient porteur d’une maladie infectieuse peut ne pas être en mauvaise santé.
Plus d’articles de Lena Rey sur https://lenarey.substack.com
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Une thèse qui, derrière ses allures cliniques, témoigne d’un basculement profond du regard porté sur le corps féminin et sur la transmission de la vie.
Bioéthicien et chercheur auprès de l’UNESCO Chair in Bioethics and Human Rights (Rome), Dr Maroun Badr (Docteur en bioéthique) décrypte les impasses philosophiques et les glissements idéologiques que cette proposition incarne.
Dans l’article en question, les auteurs s’appuient sur une comparaison entre la grossesse et la rougeole, en sélectionnant des indicateurs communs (douleurs, risques, agent externe) pour poser la question suivante : pourquoi l’une est-elle considérée comme maladie, l’autre non ? Mais pour Maroun Badr, cette analogie relève d’un paralogisme : « On confond symptômes et nature. Une grossesse n’est pas un dysfonctionnement, c’est un processus finalisé, orienté, inscrit dans une logique de transmission. À l’inverse d’une pathologie, elle n’attaque pas l’organisme, elle le met en mouvement pour donner la vie. »
Cette manière de penser, selon lui, est moins médicale qu’idéologique. « Elle nie le caractère volontaire de la grossesse. « En dehors du viol, toute grossesse est prévisible. Ce n’est pas une intrusion extérieure mais une conséquence biologique d’un acte consenti. » Pour Maroun Badr, en déconnectant l’acte sexuel de ses effets, on fabrique une incohérence morale : la grossesse devient un accident, voire une agression.
Ce brouillage intellectuel rejoint une autre tendance contemporaine : la dévalorisation symbolique de la maternité. Depuis Simone de Beauvoir, la pensée féministe radicale oppose la féminité libre à la maternité subie. Maroun Badr souligne d’ailleurs que l’enfant à naître y est décrit comme un « parasite ». On retrouve cette veine chez Marie Huot ou Françoise d’Eaubonne : la liberté passe par la rupture avec le biologique.

Cette réduction du corps à un handicap est poussée à son extrême dans certaines formulations militantes, comme celle qui affirme qu’on peut « accoucher même avec du poil au torse ». Pour Maroun Badr, cela dévoile une double crise : perte de la notion d’identité biologique, et dévoiement du principe d’égalité. « L’égalité n’est pas l’uniformité. Tous les êtres humains ont une égale dignité, mais ils ne sont pas interchangeables. La femme n’est pas un homme sans barbe. En niant la différence sexuelle, on nie ce qui constitue la richesse même du vivant. »
C’est dans ce contexte qu’il faut comprendre la promotion massive de la contraception hormonale, de l’IVG et, de plus en plus, de la stérilisation volontaire. Une même logique les relie : couper le lien entre fécondité et identité. Pourtant, ces solutions ne sont pas neutres. Elles modifient durablement le corps féminin. Et bien souvent, les femmes qui y ont recours n’ont pas reçu une information médicale complète. « Beaucoup de femmes prennent des contraceptifs sans comprendre les mécanismes ni les effets à long terme. Or la liberté de choix suppose la connaissance. » Défendre la liberté, rappelle Maroun Badr, ce n’est pas légitimer tous les choix, c’est garantir qu’ils soient réellement libres.
Plus grave encore, c’est aux femmes seules que revient aujourd’hui la responsabilité du « contrôle des naissances ». Hormones, dispositifs, IVG : la charge mentale et physique est assumée uniquement par elles. Les hommes, eux, sont écartés de la décision et de la responsabilité. Une contradiction éthique majeure que Badr propose de corriger par la « co-responsabilité : responsabiliser le père, développer les méthodes naturelles de régulation, et rendre au couple une réflexion commune sur le corps et la vie ».
Cette logique individualiste, qui transforme la grossesse en dysfonctionnement, l’embryon en amas de cellules, et la fécondité en obstacle, trouve son point culminant dans l’extension de l’avortement tardif. En France, il est possible de procéder à une interruption médicale jusqu’au terme, au nom d’une détresse psychique ou d’une malformation grave. En Suisse, la santé psychique ou physique de la mère suffit également. Or, comme le souligne Badr : « La détresse psychique n’est pas définie. Quant à la malformation grave, elle ouvre la voie à une sélection. » La trisomie 21, par exemple, représente encore la première cause d’IMG aujourd’hui.
En décidant que la personnalité juridique ne s’acquiert qu’après la naissance effective, on autorise en pratique l’interruption jusqu’à la veille de l’accouchement. C’est cette faille qui permet qu’un enfant viable soit tué in utero pour éviter une accusation de meurtre. « C’est ce que j’appelle une contradiction ontologique : on reconnaît l’enfant comme patient quand il s’agit de le soigner, mais on l’efface juridiquement s’il faut y mettre fin. »
Plus qu’une question théologique ou spirituelle, c’est toute notre conception du corps, du temps, du lien, de la transmission qui est en jeu. Le féminin, dans sa dimension la plus concrète, est ici l’objet d’une guerre de définition. Et dans cette guerre, la science, la philosophie et la politique sont les armes. La question n’est pas tant de savoir si la grossesse est une maladie, mais de comprendre pourquoi certains ont aujourd’hui besoin qu’elle le devienne.
Pourtant, comme l’expose Maroun Badr dans son livre L’autonomisation de la femme par l’avortement et la contraception dans les Objectifs de Développement Durable de l’ONU, publié aux éditions LEH en juin 2025, l’avortement est plus risqué que la maternité. « Il a été prouvé que le risque de décès par avortement sécurisé est presque 4 fois plus élevé que le risque de décès par un accouchement. » Ce qui précède n’est qu’un aperçu de la mine d’information que représente cet ouvrage.
Et si l’avenir n’avait plus besoin d’enfants ?
La coïncidence intrigue : alors que la natalité s’effondre, l’intelligence artificielle franchit des seuils capables de remplacer une part croissante des fonctions humaines, productives, administratives, voire affectives.
Dans un monde où les retraites devront être repensées, où l’on évoque le revenu universel et la raréfaction de l’emploi, l’enfant perd sa fonction sociale. Il n’est plus assurance-vie pour les parents, ni rouage du futur. Il devient un choix personnel, coûteux, risqué, presque égoïste.
Cette évolution technologique pourrait donc rendre acceptable – voire souhaitable – une humanité plus rare. Pourquoi permettre aux gens de faire des enfants par des politiques natalistes, quand des IA peuvent coder, soigner, enseigner, surveiller, consoler ? Pourquoi maintenir un modèle fondé sur la transmission biologique, alors que le virtuel nous offre des promesses de facilité, d’amélioration et peut-être même d’immortalité ?
Et si le désir d’enfant n’était pas seulement en déclin, mais discrètement étouffé ? Non par la force, mais par une reconfiguration complète du monde où il devient inutile, archaïque, dérangeant.
Ce n’est qu’une grille de lecture parmi d’autres. Mais au moins, cette hypothèse nomme ce que beaucoup préfèrent taire.
Et l’amour dans tout ça ?
Il semble que dans ce débat stérile, le grand oublié soit l’amour. Une société peut-elle survivre longtemps sans amour ? Si la grossesse est une maladie, l’attachement est désormais vu comme une faiblesse. Dans son dernier ouvrage Quand on tombe amoureux, on se relève attaché, Boris Cyrulnik le formule sans détour : « Le développement personnel est devenu la valeur suprême de notre hiérarchie des valeurs ». Résultat ? Une solitude généralisée, des enfants plus angoissés, des jeunes adultes incapables de tomber amoureux, de plus en plus de relations avec des IA et – forcément – une natalité en chute libre.
Cette extinction du désir d’enfant comporte finalement plusieurs pistes d’explication et s’est faite sans coercition. À force de parler de « tomber amoureux » et « tomber enceinte », dans une société qui a peur de chuter et ne sait plus en quoi croire pour s’élever, on a créé un terreau fertile pour y implanter des concepts creux. Quand le seul but dans la vie est de devenir une « meilleure version de soi-même », on peut s’observer le nombril longtemps si on attend d’y voir pousser l’embryon d’une solution.
Quant à savoir si l’article « Is pregnancy a disease? A normative approach » d’Anna Smajdor et Joona Räsänen était une nécessité comme le prétendent les auteurs – en réponse à un traitement du sujet qui clamerait unanimement la beauté de la maternité dans les médias, que nenni ! Mis à part dans quelques magazines spécialisés, la grossesse est régulièrement dénigrée. Voici une revue de presse des différents angles d’attaque :
Le Monde – « La libération de la parole des femmes qui refusent l’injonction à la maternité » (2025)
https://www.lemonde.fr/idees/article/2025/11/07/la-liberation-de-la-parole-des-femmes-qui-refusent-l-injonction-a-la-maternite_6652582_3232.html
Amnesty International – « L’accès à l’avortement menacé par des obstacles et des reculs » (2025)
https://www.amnesty.ch/fr/themes/droits-des-femmes/docs/2025/l-acces-a-l-avortement-menace-par-des-obstacles-et-des-reculs
RTS – « La Suisse libéralise discrètement sa politique sur l’avortement » (2025)
https://www.rts.ch/info/societe/2025/article/la-suisse-liberalise-l-avortement-remboursement-total-des-2027-29005922.html
Le Figaro Madame – « Ces femmes qui choisissent de se faire stériliser » (2020)
https://madame.lefigaro.fr/societe/ces-femmes-qui-choisissent-de-faire-steriliser-270914-967156
TDG – « Sans enfants : elles choisissent la stérilisation » (2022)
https://www.tdg.ch/sans-enfants-elles-choisissent-la-sterilisation-273224930319
Les Échos – « J’ai le sentiment d’être mise au placard : pourquoi la maternité freine encore la carrière des femmes » (2025)
https://www.lesechos.fr/travailler-mieux/vie-au-travail/jai-le-sentiment-detre-mise-au-placard-pourquoi-la-maternite-freine-encore-la-carriere-des-femmes-2152850
Marie Claire – « Comment vont les mères en Europe ? Rapport MMM » (2025)
https://www.marieclaire.fr/comment-vont-les-meres-en-europe-rapport-mmm,1503762.asp
France Info / France 3 Régions – « Avoir des enfants, c’est un choix égoïste : les jeunes générations vont‑elles arrêter de faire des bébés ? » (2025)
https://france3-regions.franceinfo.fr/normandie/seine-maritime/rouen/avoir-des-enfants-c-est-un-choix-egoiste-les-jeunes-generations-vont-elles-arreter-de-faire-des-bebes-3251434.html
Les chiffres relatifs au taux de natalité, au nombre d’avortements pratiqués, et à l’augmentation des demandes de stérilisation confirment le recul de l’attrait de la maternité. Si rien ne permet d’affirmer que ces nombreux articles jouent un rôle dans la volonté ou non de devenir parents, rien ne permet non plus de l’infirmer.
France 2024 – 251’270 IVG, contre 244’221 en 2023
https://www.vie-publique.fr/en-bref/300281-251-270-ivg-en-france-en-2024
https://drees.solidarites-sante.gouv.fr/publications-communique-de-presse/etudes-et-resultats/250925-ER-ivg-en-france-en-2024
Suisse 2023 – 12’045 avortements, contre 11’374 en 2022
https://www.swissinfo.ch/fre/record-d%27interruptions-de-grossesse-en-suisse-en-2023/82683235
Le Figaro – « La crise de la natalité se poursuit en France : les naissances chutent de 2,3 % sur les dix premiers mois de l’année » (2025)
https://www.lefigaro.fr/actualite-france/la-crise-de-la-natalite-se-poursuit-en-france-les-naissances-chutent-de-2-3-sur-les-dix-premiers-mois-de-l-annee-par-rapport-a-2024-20251128
Suisse 2024 – Taux de fécondité : 1,29 enfant par femme (2025)
https://www.rts.ch/info/suisse/2025/article/baisse-record-de-la-natalite-en-suisse-1-29-enfant-par-femme-en-2024-29054179.html
[1] Précisions du bioéthicien interviewé pour cet article – Maroun Badr : S’il est vrai que le spermatozoïde peut déclencher une réaction immunitaire chez la femme, il faut savoir que le sperme (spermatozoïdes et liquide séminal), en pénétrant le corps de la femme provoque une réaction, une série d’adaptations dans la réponse immunitaire et les processus reproducteurs femelles, contribuant ainsi de manière significative à la fécondité et à l’investissement reproductif féminin.
