Chers manifestants lausannois,

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Permettez-moi d’exprimer ma compassion envers ceux d’entre vous qui ont été choqués de découvrir que s’assoir au milieu de la route comporte des risques. Oui, vous l’avez compris, je vous écris cette lettre après que le chauffeur d’une BMW décapotable a forcé le passage au milieu de votre minute de silence propalestinienne organisée entre l’Avenue de Beaulieu et le pont Chauderon, samedi à Lausanne. 

Croyez-le ou non, je n’ironiserai pas à propos de la cause qui vous tient à cœur, tant les événements au Proche-Orient me choquent et me navrent. Comme vous, sans doute, je pense le plus grand mal de notre posture dans ce drame, la voix de la Suisse me semblant largement inaudible et pâlotte. Mais, et c’est ce « mais » qui nous sépare, je dois vous avouer que je ne suis pas étonné qu’un type finisse par faire une immense bêtise, mettant vos vies en danger. À force de transformer chaque carrefour en théâtre de rue, vous ne devriez pas vous étonner qu’un spectateur agacé monte finalement sur scène.

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C’est un peu injuste car, dans le fond, vous n’êtes pas seuls en cause. Peut-être que le type qui conduisait ce que vous appelez une « voiture-bélier » – étrange voiture-bélier qui passe à « vitesse réduite », selon la police – a été bloqué devant un portail du Gothard par des activistes climatiques, un week-end pascal de 2023. Peut-être que chaque dimanche, notre gaillard se retrouve coincé par des hordes de fans de foot braillant des chants aussi fins que des graffitis de pissotières. Peut-être a-t-il aussi voulu prendre le train en juin dernier, lorsque des sympathisants de votre cause ont envahi les voies de chemins de fer en gare de Lausanne. Bref, peut-être que votre kamikaze en cabriolet en avait tout simplement ras-le-bol d’être otage du cirque permanent de la Suisse « engagée », cette kermesse de la bonne conscience où tout se vit comme une performance.

La mansuétude, privilège des blocages

En tous les cas, son coup de sang m’apparaît moralement injustifiable, mais guère surprenant. En vérité, ce qui m’étonne, dans le communiqué du POP envoyé ce lundi, c’est de découvrir que vous dénoncez l’« indulgence inacceptable » dont la police aurait fait preuve avec le conducteur lors de son interpellation. Ces derniers temps, les thuriféraires de la répression implacable se faisaient plutôt discrets.

Mais je divague : il est bien certain que notre homme a bénéficié, de la part d’un policier, d’une poignée de main un peu plus rare à l’endroit des dealers de rue. À gauche, d’aucuns insinuent également que les forces de l’ordre semblent plus stressés avec les scooters dans les quartiers populaires qu’avec les BMW sur les grands axes. Notez toutefois que le chauffard a fini en cabane, alors qu’il n’y avait à mon sens aucun risque de collusion, de fuite ou de récidive. On ne peut pas dire que le traitement de faveur ait duré bien long. Et je vais vous confier un petit secret : pour bien des gens, à Lausanne et ailleurs, ce sont plutôt vos manifestations non-autorisées qui profitent d’une mansuétude irritante des autorités. Le citoyen ordinaire doit demander trois permis pour monter un stand de saucisses, mais vous pouvez bloquer un carrefour au pied levé au nom de l’Histoire universelle.

Que l’on ait la cause palestinienne à cœur, c’est fort bien. Que l’on s’engage pour le climat, le droit des animaux ou l’interdiction des pantacourts, rien qui ne suscite en moi de sentiments hostiles. Mais nous sommes nombreux à ne plus vouloir de cette transformation progressive de la Suisse en foire permanente. Nous avons de multiples niveaux de décision dans notre système : communaux, cantonaux, fédéraux. Nous jouissons de mécanismes d’initiative populaire ou de référendum : pourquoi vouloir à tout prix s’installer dans une posture de dissidence carnavalesque ? Car soyons honnêtes : vos sit-in ne changent rien au monde, si ce n’est le planning de ceux qui voudraient juste emmener leurs gosses au judo sans devoir slalomer entre les banderoles. 

Je connais bien des gens qui n’ont que fort peu de sympathie pour la politique d’un Netanyahou – j’en suis, mais qui en ont marre d’être otages d’un drame étranger. Je sais ce que vous me direz : face au martyr de tout un peuple, que sont ces complaintes de bourgeois trop bien lotis ? Eh bien je vais vous répondre franchement : c’est le ras-le-bol des gens qui voient chaque jour leur cadre de vie grignoté par les nuisances militantes. Et je vais jouer les Cassandre : le jour où vous aurez fini d’agacer même vos sympathisants potentiels, vous n’aurez plus que vos tambours, vos slogans et vos selfies révolutionnaires pour vous applaudir entre vous.

À défaut de libérer la Palestine, vous aurez au moins réussi à transformer Lausanne en annexe du théâtre de rue mondial. Ce n’est pas rien, certes, mais ce n’est pas grand-chose non plus.

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