Cher Marius Diserens,

Crédit photo: vert-e-s-vd.ch

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J’ai lu avec intérêt, et je dois avouer avec une certaine commisération, votre entretien sur le bonheur accordé à Blick à la mi-août. Je ne vais pas vous mentir, je vous ai découvert plus souffrant que je ne l’imaginais, marqué par – comme vous le dites – la « violence de votre vécu ». J’ai été admiratif, d’ailleurs, de la « force énorme » qui vous permet de surmonter vos crises d’angoisse. Ainsi armé, sans doute auriez-vous été capable d’affronter une mine de sable camerounaise dès vos neuf ans, à l’instar du combattant Francis Ngannou.

À vrai dire, loin de moi le désir d’ironiser sur les épreuves que vous avez traversées. L’antique foi chrétienne que je professe, et qui se marie mal avec vos rituels yogiques, m’a appris que nous portions tous notre Croix. J’ignore quelle est la vôtre en ce moment et je me garde bien de vouloir le savoir. Mais il est un fait : vous avez choisi de la transformer en matériau d’interview, et c’est sur ce terrain public que je vous réponds.

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La phrase qui m’a le plus marqué dans votre entretien est la suivante : « Quand je sors de chez moi, je suis extrêmement exposé, et là, mon bonheur est remis en question. » Je ne doute pas que votre dégaine suscite quelques quolibets indignes, mais tout de même : vous dont la carrière politique a été propulsée par une exposition médiatique peu en relation avec votre CV militant, seriez-vous en train de dire que vous rêvez désormais de vivre caché ? Sans doute étiez-vous moins sensible à la discrétion en février 2023, quand un papier du Matin relevait le « plébiscite » qui vous avait propulsé en bonne place sur la liste de votre parti pour le Conseil national. Quelques mois plus tard, quand le même journaliste annonçait quasiment votre victoire à moins d’une semaine des élections, vous n’étiez pas non plus, je gage, obsédé par le besoin de préserver votre intimité.

Et je crains que nous ne soyons pas au bout de vos confidences, car je sens poindre le retour sur les listes vertes pour le Conseil national. Mais là, mauvaises nouvelles : à Berne, il faudra 1) sortir de chez vous, 2) être exposé, 3) et donc remettre votre petit bonheur en question. Et combiné à la fragilité professionnelle que vous décrivez, l’entreprise paraît aussi hasardeuse qu’un exercice de pleine conscience dans une raffinerie en feu.

Ce qui gêne, cher Marius, ce n’est pas votre douleur : elle est sincère, palpable, et je ne la nie pas. C’est son exhibition, son recyclage en capital politique, sa transmutation en storytelling. Vous proclamez qu’« un bonheur sans les autres n’a pas de sens ». Très bien. Mais alors pourquoi vos réponses dans Blick se réduisent-elles à une litanie de vos rituels personnels : thé matcha, yoga, chat, solitude créative ? Ce n’est pas « le bonheur avec les autres » que vous décrivez, mais l’apothéose du moi.

Et que dire de cette « révolte douce » que vous revendiquez ? Oxymore magnifique : l’insurrection des coussins moelleux. Jadis, les révolutionnaires risquaient l’exil, la prison, la guillotine. Aujourd’hui, les militants risquent de manquer leur routine beauté. Voilà où nous en sommes : la contestation se consomme comme une infusion bio.

Je ne vous reproche pas votre sensibilité – l’immense Chesterton disait que c’était là la définition de la vie. Je vous reproche votre nombrilisme. Vous confondez l’agora et votre journal intime, la chose publique et vos émotions privées.

Le malheur n’est pas d’avoir souffert, cher Marius. Le malheur, c’est de croire que cette souffrance suffit à gouverner.

Bien amicalement,

Raphaël

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