Ce texte est tiré de l’infolettre En enfer il y a…
Chers amis,
J’espère que vous vous portez bien. De mon côté, je découvre les charmes de Locarno – LUcarno dans la langue d’un de mes garçons – avec un plaisir certain. Depuis que nous sommes arrivés, mercredi, la météo a été absolument épouvantable et je dois dire que j’en suis assez satisfait : ça m’a permis de prendre des photos hautement romantiques, j’en mettrai deux ou trois pour illustrer cette lettre. Je les passe d’ailleurs en revue en ce moment-même, tandis que ma femme met les gosses au lit à deux mètres de moi (nous avons pris ce qu’on appelle une « suite parentale », soit une chambre normale assortie d’un canapé-lit pour les mioches).
Vu que les monstres semblent à peu près calmés, je poursuis. Ne soyez pas effrayés par ce que je vais vous dire, car ça va sonner étrange à vos oreilles : j’aime entrer dans un paysage comme on entre dans la mort. Oui, tout en aimant passionnément la vie, j’aime être absorbé par la brume, devenir un amas d’atomes perdus dans l’immensité, sentir la sérénité de l’automne du monde. De ce point de vue, mon âme romantique est servie ces jours. Reste qu’une question aussi simple que vertigineuse me taraude : qu’est-ce qui viendra remplacer la civilisation qui, sous mes yeux, s’efface ?
Un Bouddha à Zombieland
Je sais que ça peut surprendre, sachant que je passe ces jours dans une région catholique, mais je me suis vraiment posé cette question un nombre incalculable de fois depuis mercredi. D’abord en visitant des églises plus spectaculaires les unes que les autres, mais largement muséifiées, voire laissées à l’abandon après 1500 ans d’occupation continue. Et cet après-midi, la question m’a frappé avec une intensité nouvelle, dans le petit village de Corippo, en plein Val Verzasca. Je vous fais le tableau : douze habitants officiellement il y a quatre ou cinq ans (sans doute un peu moins aujourd’hui), une église, une chapelle, et un Bouddha sur le bord d’une fenêtre entre un chat en porcelaine et certainement un petit nain, je ne sais plus.
Vous me connaissez, je ne suis pas de ceux qui souhaitent imposer quelque croyance que ce soit, y compris les miennes. Du reste, je m’abstiendrais de tout jugement si j’avais eu le sentiment de croiser la bicoque d’un bouddhiste. Mais j’ai, en vérité, surtout eu le sentiment d’avoir longé la piaule d’un gentil gaillard passé par une Coop Brico+Loisirs.
Après, quoi ?
Les civilisations sont mortelles, la mienne autant qu’une autre. Certains craignent qu’elle ne soit remplacée par l’Islam conquérant, qui transforme en mosquées – surtout en France – les églises que nous avons abandonnées. Pour ma part, je pense que cette religion aussi, à terme, sera contaminée par l’hédonisme, la vulgarité et le zen emballé sous vide. Sans doute qu’un jour, les mosquées elles aussi deviendront des centres de yoga. Et puis, puisque « toutes les religions mènent à Dieu », selon le pape François, à quoi bon s’en soucier, ajouteront certains.
Mont Sacré de la Madonna del Sasso.
Un monde s’efface sous nos yeux, et nous ignorons encore ce qui lui succèdera. Peut-être que ses objets de piété seront produits en série. Peut-être que ses derniers chrétiens, enfin libérés du poison de l’argent public et des religieux abuseurs, retourneront prier dans les catacombes. Ce qui est certain, en revanche, c’est que des vacanciers asiatiques se demanderont pourquoi notre civilisation a consciemment choisi de se saborder en abandonnant la foi qui lui avait conféré sa grandeur propre.
Que Dieu nous garde,
Raphaël