La Marguerite des Marguerites

Cela fera bientôt un demi-millénaire que l’on lit l’Heptaméron de Marguerite de Navarre. Mais la sœur de François Ier fut bien plus qu’une prosatrice admirable et elle ne se limite pas à un seul livre. Une récente biographie par Patricia Eichel-Lojkine lui rend un hommage mérité. Je le confesse : j’ai eu autant de plaisir à lire ce livre que j’en avais eu, trente ans plus tôt, devant les nouvelles de la reine de Navarre. 

Marguerite a vécu dans un monde qui différait du nôtre par l’omniprésence de la mort infantile et juvénile. Il n’est pas de pire expérience que de voir mourir ses enfants, y compris « ceux qui n’ont pas vu le jour », selon la belle expression utilisée pour la commémoraison des morts lors de la proscomidie dans l’Église orthodoxe roumaine. La biographie de Marguerite d’Angoulême est ainsi remplie de décès prématurés, y compris celui d’un fils mort à six mois en 1530.  Nos ancêtres ne s’accoutumaient pas à ces morts ; ils en souffraient autant que nous ; mais ils essayaient de survivre par la foi. Et Marguerite, sœur de roi, souche de tant de rois puisqu’elle fut la grand-mère d’Henri IV par sa fille Jeanne d’Albret, fut avant tout une femme de foi. Mais de quelle foi s’agissait-il ?

Contrairement à sa fille, qui devait implanter la Réforme dans le Béarn en 1560, Marguerite est morte au sein du catholicisme romain – ce que Théodore de Bèze devait lui reprocher dans ses Icones en 1580-1581. Pourtant, toute sa vie s’est déroulée dans des cercles de « mal sentants de la foi », l’évêque Guillaume Briçonnet, Jacques Lefèvre d’Étaples, Clément Marot et bien d’autres. À travers la vie de la reine de Navarre, il est possible de découvrir les sources du protestantisme français, mais aussi de comprendre pourquoi la France du XVIe siècle n’a pas choisi la Réforme.

Les 95 thèses de Luther.

Un certain nombre de conditions semblaient pourtant réunies : un roi modéré ; sa sœur ouvertement réformatrice ; une hostilité permanente envers les champions de la Contre-Réforme qu’étaient les Habsbourg ; un clergé en grande partie ouvert au changement. Entre l’affichage des 95 thèses de Luther à Wittenberg le 31 octobre 1517 et l’affaire des Placards à Amboise dans la nuit dans la nuit du 17 au 18 octobre 1534, il y eut une période où tout semblait possible. La France était sans doute encline à accueillir un protestantisme de type luthérien, c’est-à-dire ouvert au compromis sur ce que Luther nommait les adiaphora (ἀδιάφορα) (cf. notamment l’article X de l’Epitomé de la Formule de Concorde), les choses indifférentes. Ce qui intéressait Marguerite et son entourage, c’était la doctrine luthérienne du salut par la foi, et la large diffusion de la Bible en français. En effet, la Sorbonne manifestait une hostilité fanatique à tout ce qui aurait pu transmettre aux masses la connaissance des Écritures. Il y a d’étranges constantes dans l’Histoire : l’Université, alors bastion du latin, aujourd’hui cheval de Troie de l’anglais, toujours hostile à la langue du peuple.

Tout aussi constant fut le combat de Marguerite pour la langue française. Le français comme langue de traduction des saintes Écritures, comme langue de prière, comme langue littéraire. La rédaction de l’Heptaméron s’inscrit aussi dans cette lutte, puisqu’il s’agissait de faire aussi bien que Boccace, mais en langue française. Cet engagement était partagé par son frère, qui fit enfin du français la langue officielle de ses États par l’édit de Villers-Cotterêts d’août 1539. S’il y a une personne que l’on est en droit de considérer comme la Mère de la Francophonie, c’est bien Marguerite de Navarre, non seulement écrivaine, mais aussi protectrice des arts et des lettres.

Mais ce qui ne pouvait attirer Marguerite, ce qui hérissait le plus grand nombre, ce que ne pouvait tolérer François Ier, c’est ce par quoi les réformateurs de langue française sont allés bien au-delà du luthéranisme : l’iconoclasme (combattu par Luther) et le refus de la présence réelle dans l’eucharistie (alors que Luther défendait la présence réelle – cf. article X de la Confession d’Augsbourg, article 6 des Articles de Smalkade, article VII de l’Epitomé de la Formule de Concorde). 

À cet égard, le lecteur de cette biographie arrivera sans doute à la conclusion que le principal responsable de l’échec du protestantisme dans le royaume de France fut le pasteur picard Antoine Marcourt, qui, depuis Neuchâtel, inondait la France de pamphlets où il prenait plaisir à offenser les croyances de la majorité de la population en matière de sacrements et de liturgie. Lorsque François Ier trouva un exemplaire d’un de ces tracts incendiaires, placardé sur la porte de sa chambre à coucher, il ne restait plus aucune porte ouverte pour une coexistence pacifique : dans les circonstances de l’époque, la moindre apparence de tolérance de la part du souverain lui aurait aliéné l’opinion publique et coûté son trône.

On était toutefois loin des massacres qui allaient accompagner les guerres de Religion sous les derniers Valois, puisqu’il y eut environ 170 exécutions pour cause de protestantisme durant tout le règne de François, et qu’on ne peut pas non plus attribuer au roi tous les arrêts des Parlements. En revanche, plane sur sa mémoire la macule d’avoir autorisé, malgré l’opposition de sa sœur, et après quatre ans d’hésitation, l’exécution de l’arrêt de Mérindol du parlement d’Aix-en-Provence, qui, pour la première fois, condamnait des suspects sans procès ni jugement préalable, et étendait des peines individuelles à une collectivité entière. Cette décision aboutit au massacre des Vaudois du Lubéron (pour éviter toute confusion, on devrait plutôt les appeler Valdésiens, comme en italien) par Jean Maynier, baron d’Oppède et président du Parlement de Provence.

Le massacre de Mérindol, par Gustave Doré (1832-1883).

Dans ce monde où les mariages étaient arrangés, et souvent interrompus par le veuvage (ce fut le cas de Marguerite qui perdit son premier mari en 1525) et où les enfants arrivaient rarement à l’âge adulte, les liens entre frères et sœurs avaient une importance considérable.  À partir du moment où François avait refusé le protestantisme, Marguerite ne franchirait pas le pas, ne pouvant envisager d’infliger une pareille douleur à son frère. Elle fit tout ce qu’elle pouvait pour protéger les protestants persécutés, mais elle ne les rejoignit pas. Marguerite avait toutefois bien d’autres attaches qui la retenaient dans le catholicisme, malgré ses penchants réformateurs, et le premier de ces liens était la foi dans les sacrements. Son cas a probablement été celui de milliers d’autres, et explique comment le protestantisme français s’est condamné à une condition de minoritaire.

Rien n’est plus touchant dans la vie de la reine de Navarre que l’attachement qu’elle éprouvait pour son frère, de telle sorte que la mort de l’autre le 31 mars 1547 présageait la mort de soi le 21 décembre 1549. Comment ne pas citer ici les vers composés par Marguerite à la mort de François :

Mes larmes, mes soupirs, mes cris

Dont tant bien je sais la pratique

Sont mon parler et mes écrits

Car je n’ai autre rhétorique.

Marguerite fut une grande poétesse, même si le jugement de la postérité a donné raison à Claude Gruget, éditeur de l’Heptaméron en 1559, qui avait prévu que c’est ce recueil de nouvelles qui vaudrait à la reine de Navarre de rester dans les mémoires. Un siècle plus tard, elle servait déjà de source d’inspiration à Jean de La Fontaine pour un de ses Contes(La servante justifiée) :

Pour cette fois, la Reine de Navarre

D’un « c’estoit moy » naïf autant que rare,

Entretiendra dans ces Vers le Lecteur.

Parmi ces nombreux visages de Marguerite, c’est la réformatrice religieuse que je voudrais retenir en conclusion. L’Europe connaît depuis le début du XXIe siècle des mutations religieuses importantes, qui ne se limitent pas à l’implantation de l’Islam. Des bastions réputés inexpugnables de l’Orthodoxie (Roumanie) ou du catholicisme (Pologne) se déchristianisent. En revanche, l’athéisme marxiste-léniniste, qui paraissait inébranlable, recule ici ou là au profit de l’Islam (cas de la Russie) ou du protestantisme (cas de l’Ukraine). 

En France, la religion qui progresse le plus vite est le protestantisme. De même, la Réforme s’est solidement implantée dans les anciennes colonies françaises et belges, où la langue française s’est, elle aussi, enracinée. Je possède une édition de la liturgie luthérienne en français réalisée par la filiale canadienne du Synode du Missouri à l’intention de paroisses francophones fondées, non seulement au Québec, mais aussi en Amérique anglophone, par des immigrés africains et malgaches.

Toutefois, il semble que ces convertis d’Afrique et de France aient en grande majorité rejoint des Églises anhistoriques et qu’ils connaissent fort peu les racines du protestantisme de langue française. Ce serait un grand bonheur pour moi si ces quelques lignes consacrées à la Marguerite des Marguerites trouvaient un lecteur dans ces milieux et amenaient l’un de ces nouveaux convertis à s’intéresser à ces grandes figures intellectuelles et spirituelles qui s’épanouirent sous le règne de François Ier

André Birmelé et Marc Lienhard, La foi des Églises luthériennes, Cerf/ Labor et Fides, Paris / Genève 2003, 605 pages.

Carl E. Braaten, Principles of Lutheran Theology, Fortress Press, Philadelphie 1983, 144 pages.

Église luthérienne du Canada, Liturgies et cantiques luthériens, Winnipeg 2009, 864 pages.

Patricia Eichel-Lojkine, Marguerite de Navarre, Perrin, Paris 2021, 395 pages.

Marguerite de Navarre, L’Heptaméron, édition par Simone de Reyff, GF Flammarion, Paris 1982, 564 pages.




Une héroïne de notre temps

Le 8 septembre 2024, la conseillère municipale de la ville de Zurich Sanija Ameti, née en Bosnie-Herzégovine en 1992, a accédé à une gloire aussi universelle que précoce en diffusant des images où elle tirait au pistolet sur une peinture italienne de la Vierge à l’Enfant. 

Pour ma part, ce qui m’a fasciné dans cette apothéose, ou plutôt apocoloquintose, de la divine Sanija, c’est une revendication que personne ne semble avoir relevée. Madame Ameti se déclare « musulmane agnostique ». Voilà pourtant une forte proclamation qui aurait dû quand même soulever quelques questions. Qui, en Occident, se proclame « catholique athée », « protestant à partir de la ceinture », « orthodoxe incroyant », « bouddhiste impie » ou « juif jusqu’aux épaules » ? Et pourtant, en Bosnie-Herzégovine, c’est naturel, et c’est même la norme, de se proclamer comme appartenant à une religion, tout en étant athée convaincu. C’est la queue de la comète du système ottoman revu et corrigé à la sauce titiste. Mais revenons au commencement.

Lorsque les Turcs se retrouvèrent maîtres de l’Anatolie, du Moyen-Orient, et de toute l’Europe du Sud-Est jusqu’à Budapest, leurs sultans se heurtèrent aux réalités bien incommodes de la démographie. Leur théocratie islamique se trouvait être un État à majorité chrétienne. Certes, les califes omeyyades et abbassides avaient connu cette situation lorsqu’ils régnèrent sur un Machreq où l’Islam ne deviendrait majoritaire qu’au temps des Croisades. Les maîtres musulmans de ces multitudes chrétiennes avaient donc inventé le système de la dhimmitude : la fausse tolérance des conquérants à l’égard des conquis, assortie d’un système d’humiliation et d’infériorisation permanentes.

Rencontre et amitié entre les peuples sur cette gravure du XVIIème représentant les Turcs conduisant des esclaves chrétiens tenant les têtes décapitées de leurs coreligionnaires.

Les sultans ottomans, eux, allaient faire beaucoup mieux. D’abord en organisant la dhimmitude dans le sens le plus libéral et le plus équitable que permettait un système fondé sur l’inégalité et la discrimination. Ensuite, en donnant à la marge d’administration autonome qu’ils laissaient aux non-musulmans une forme plus systématique et mieux organisée. Comme les immenses importations d’esclaves de l’Empire ottoman se faisaient depuis des territoires européens qu’il ne gouvernait pas (Ukraine et Pologne en premier lieu), on peut dire que le seul point sur lequel les sujets chrétiens des sultans turcs ont plus souffert que ceux des califes arabes a été le devşirme, la levée périodique de garçons destinés à devenir des fonctionnaires ou des janissaires qui combattraient leurs anciens compatriotes. Pour le reste, les sultans ne souhaitaient pas voir disparaître des contribuables. De toute façon, les données démographiques ont été collationnées par Courbage et Fargues : en quatre siècles de domination ottomane, la proportion de chrétiens en Anatolie et au Machreq est remontée de 8 à 20%.

Au cœur de ce système, il y avait le millet, la nation religieuse. Tous les musulmans de l’Empire ottoman devaient former une seule nation dont le chef était le sultan. Tous les juifs devaient dépendre du grand rabbin d’Istanbul. Tous les chrétiens orthodoxes formaient une nation dont l’administrateur était le patriarche de Constantinople, laissant dans l’ombre ses collègues d’Alexandrie, Antioche et Jérusalem. Tous les chrétiens monophysites avaient pour responsable civil le patriarche arménien d’Istanbul. 

Appliqué à des populations christianisées de longue date (Grecs, Arméniens, Arabes, Albanais, Roumains), le système du millet n’a pas eu d’autre effet délétère que d’encourager la corruption du clergé. En sont un exemple parfait les Arabes orthodoxes d’Israël, très croyants, très pratiquants, très soudés, mais dont l’épiscopat d’origine hellène passe une partie non négligeable de son temps à se déchirer à propos de la gestion des biens fonciers du patriarcat de Jérusalem. En fin de compte, dans ce contexte, le système du millet a plutôt protégé la foi chrétienne ancestrale de ces populations.

En revanche, chez les Slaves des Balkans, dont la christianisation n’était que superficielle, le système du millet, en masquant le retour au paganisme par la superposition factice d’une Église-administration, a eu des conséquences spirituelles catastrophiques. La situation s’est encore aggravée lorsque les micro-nationalismes des XIXe et XXe siècles ont coupé les liens avec le patriarcat de Constantinople et créé des Églises ethniques. Puis le pouvoir communiste a à la fois encouragé l’athéisme et la superstition. Le résultat est bien pire qu’un système césaro-papiste de soumission du clergé à l’État. Il y a eu absorption totale du fait religieux par le fait ethnique. La religion s’identifie à un peuple (élu par lui-même) qui s’identifie lui-même à l’athéisme, et la boucle est bouclée. On peut ainsi trouver des populations qui se déclarent orthodoxes à 80% lors des recensements (puisqu’il ne s’agit que d’une auto-identification ethnique) tout en se reconnaissant athées à 80% lors des sondages d’opinion.

Je me doute bien qu’il y a dans les pays francophones des « catholiques zombis », pour reprendre l’expression d’Emmanuel Todd, dont le catholicisme n’est que culturel. Mais même ceux-là savent qu’il y a des moines et des « bonnes sœurs ». Il faut être « orthodoxe » yougoslave pour affirmer, comme je l’ai entendu, qu’il n’y a pas de moines et de monastères dans l’Église orthodoxe. Il doit y avoir des Argentins ou des Japonais qui ont voyagé en Grèce et qui ont appris l’existence de la république monastique orthodoxe du Mont-Athos dans le guide Michelin ou son équivalent. Mais quand on appartient à l’Église ethnique (comprendre au millet qui a coupé les liens avec Istanbul et s’est sécularisé), on ne va même pas s’abaisser à lire un guide touristique, puisqu’on sait tout sans avoir jamais rien appris. On peut ainsi brandir en toutes circonstances, de manière vraiment ostentatoire et agaçante, le fait qu’on est orthodoxe (comprendre l’appartenance au millet) tout en ayant des réactions de haine viscérale en voyant la couverture de Und die Bibel hat doch recht de Werner Keller (car la seule apparition du mot « Bible » est insupportable à l’athée militant que l’on est en réalité). On peut se réclamer du calendrier julien (réduit au folklore du millet) pour cracher sur les orthodoxes albanais, arabes, grecs et roumains qui fêtent Noël le 25 décembre, tout en ne connaissant pas la date de Pâques (puisqu’on ne va pas à l’église).  

« musulman agnostique », mais antichrétien farouche

Transposez cette situation à ce qui reste du millet musulman, et vous comprendrez qu’en Bosnie-Herzégovine, il n’est pas choquant d’être « musulman agnostique », mais intolérant et antichrétien farouche, comme on est « orthodoxe athée », mais intolérant et antimusulman, dans les débris des autres millets. Les musulmans ont même été transformés en nationalité par Tito en 1968. Apothéose du millet ottoman sous une dictature socialiste. Maintenant, soyons sérieux : le dernier soldat turc est parti en 1912. Quand on voit ce que les Turcs ont réussi à bâtir depuis la proclamation de la république en 1924, ce que les Grecs ont construit depuis la fin de la guerre civile en 1949, ce que les Roumains arrivent à faire depuis la chute du communisme en 1989, le discours qui rend les Ottomans responsables de la situation actuelle des populations balkaniques est aussi dénué de crédibilité que la propagande de l’État algérien qui impute tous ses échecs actuels à la colonisation française terminée en 1962. De manière paradoxale, cette incapacité à sortir du cadre du millet sécularisé et tribalisé rend ces nations plus fidèles à la mémoire de l’Empire ottoman que les Turcs d’aujourd’hui, qui ont cherché d’autres modèles politiques et sociaux. 

J’oubliais une chose. Madame Ameti est co-présidente du lobby Opération Libero, un machin progressiste encensé par les médias, « défendant des valeurs d’ouverture et de tolérance face aux populismes » (dixit Wikipédia). On relèvera donc avec intérêt que le stade final du progressisme suisse, c’est l’Empire ottoman.




Mort d’un personnage

J’éviterai le discours que l’on attend de moi, à savoir la critique du vedettariat, de la vénération portée à un simple comédien, de l’émotion qui saisit tant de gens à l’annonce de la mort d’un homme de 88 ans qu’ils n’avaient jamais rencontré en chair et en os. Car il est normal de s’émouvoir de la disparition de celui qui nous accompagnait depuis si longtemps. La première fois que je me suis senti mal en apprenant la mort d’un acteur, c’était Claude Brasseur en 2020. Le Claude Brasseur d’Un éléphant ça trompe énormément et Nous irons tous au paradis, comédies du temps de l’essor économique. Et puis Jean-Paul Belmondo en 2021. Et maintenant Alain Delon en 2024. Leur départ, c’est la piqûre de rappel des Trente Glorieuses, de la prospérité qui ne reviendra pas. 

Mais revenons à Delon. On nous dira que les plus âgés le pleurent, parce que sa mort est un rappel qu’ils n’ont plus beaucoup de temps avant de rejoindre un monde que j’espère meilleur. C’est vrai. Mais à mon avis, c’est les générations intermédiaires qui pleurent le plus. Quand je suis né, Delon était une vedette planétaire depuis quinze ans ; Michel Sardou était un chanteur connu depuis huit ans ; et Judka Herpstu était Popeck depuis sept ans. Sardou vient de terminer sa dernière tournée ; Popeck a donné son dernier spectacle en Suisse le 10 août 2024 à Crans-Montana ; et Delon vient de trépasser. Contrairement aux plus vieux, moi, je n’ai pas souvenir d’un monde dans lequel Alain Delon n’ait pas joui d’une célébrité universelle (228 millions d’entrées en Union soviétique, nous apprend Wikipédia ; sans parler d’un Tsigane roumain que j’ai rencontré et que ses parents avaient prénommé Alin-Delon). Il va falloir apprendre à vivre sans cette figure tutélaire.

Un procès posthume du Huffington Post, suprême éloge.

J’aurais pu aussi vous dire que Delon a déjà reçu un hommage posthume supérieur à tous les éloges que j’aurais pu écrire, puisqu’au lendemain de sa mort, il a été attaqué par le Huffington Post. Mais laissons les bobos dans la célébration de leur propre insignifiance, abandonnons-leur le monopole du sarcasme et abordons le vrai sujet. Oui, Delon était d’une beauté nonpareille. Oui, Delon, qui se vantait d’être toujours lui-même quand il tournait, avait un jeu d’acteur qui en faisait l’un des plus grands. Mais cela ne suffit pas pour que le Corriere della Sera l’ait proclamé « immortel » le jour de l’annonce de son décès. Delon était plus qu’une méga-vedette du cinéma mondial. Il rappelait tout ce qui avait fait la fierté de la France et de l’Italie.

Il était l’incarnation d’une virilité affirmée qui n’est plus de saison (du moins jusqu’au moment où l’Histoire fera son retour en Europe et nous rappellera que la vie est tragique), mais c’était aussi un homme qui avait connu ses plus grands triomphes dans les années 1960-1976, de Plein Soleil à Monsieur Klein, au temps du gaullo-pompidolisme triomphant (ou de l’apogée de l’ouverture à gauche de la démocratie chrétienne de Fanfani et Moro, puisque c’était aussi un des grands du cinéma italien), et qui était aussi le reflet de ce temps-là. Non pas qu’il ait baissé ensuite. Dans Dancing Machine (1990), il était le même prodigieux acteur que dans Le Samouraï (1967). Mais le public, désormais, le boudait, quoiqu’il fît. Il sut tirer sa révérence en 2008 avec une prodigieuse démonstration d’autodérision dans Astérix aux Jeux Olympiques.

Un apprentissage de charcutier

 Il y a chez Delon un élément qui relève de l’histoire et de la sociologie. Sa vie est un formidable exercice de volonté, mais c’est aussi un hommage au système d’enseignement de la IIIe République française prolongé par la IV. Il avait quitté l’école jeune pour faire un apprentissage de charcutier, ce qui ne l’avait pas empêché d’être à l’évidence un homme cultivé et tourné vers les arts, ce dont témoigne aussi sa filmographie. De tels cas n’étaient pas rares dans cette génération née dans les années 1930, avant que le système scolaire et universitaire reçoive comme principale mission de retarder l’entrée dans le chômage. Quand cette génération s’éteindra, on verra mourir des gens qui avaient quitté l’école à 15 ans et qui avaient plus d’érudition que des doctorants d’aujourd’hui.

Je ne veux pas dire que tout était mieux à cette époque. (Déjà, il n’y avait pas Internet, cette merveille.) Quand j’étais petit garçon, la guerre froide battait son plein. Nous savions que nous étions promis au même destin que les générations précédentes ; que le jour où le Pacte de Varsovie attaquerait, il ne ferait pas dans la dentelle ; et que cette fois-ci même les Suisses partiraient à l’abattoir. C’est à Mikhaïl Gorbatchev, à Edouard Chevardnadze, à Boris Eltsine, et indirectement à Vladimir Vetrov et à Ronald Reagan que je dois de ne pas fini mon parcours terrestre comme chair à canon dans la guerre finale entre les capitalistes et les communistes ; grâces leur en soient rendues jusqu’à la consommation des siècles. (Delon, justement, a joué en 1979 le rôle d’un médecin militaire en pleine troisième Guerre mondiale dans Le Toubib, de Pierre Granier-Deferre.)

De même, plus de 50 ans après la mort de Montherlant, nous pouvons constater que la littérature ne s’est pas éteinte avec lui. Si je réfléchis aux romans de langue française parus depuis le début de la Covid-19, je n’ai aucune difficulté à en citer immédiatement une demi-douzaine que j’ai trouvés excellents – disons À cause de l’éternité de Georges-Olivier Châteaureynaud, La poursuite de l’idéal de Patrice Jean, Comédies françaises d’Éric Reinhardt, Châteaux de sable de Louis-Henri de la Rochefoucauld, Anéantir de Michel Houellebecq, Le grand rafraîchissement de feu Benoît Duteurtre, La Foudre de Pierric Bailly, Le roi est nu de Matthieu Falcone. De ce point de vue, il me semble même que c’est mieux qu’il y a trente ou quarante ans.

Mais, sur le plan du cinéma, il me semble que l’Italie et la France, ça ne sera plus jamais ce que ça a été. Il y avait eu un passage de relais de Jean Gabin à Belmondo et Delon, mais il n’y pas eu de transmission à la génération suivante. Jean Dujardin, certes… mais il n’a pas rencontré son Visconti.  Je ne crois pas que, dans les circonstances actuelles, un film qui serait aussi réussi sur le plan esthétique et aussi enraciné dans la culture italienne que l’était Le Guépard referait 12’850’000 entrées dans la Péninsule. Le cinéma italien et le cinéma français ne sont pas totalement morts – en témoigne le succès de l’adaptation de 2024 du Comte de Monte-Cristo. Mais de là à susciter un mythe connu dans le monde entier comme Delon ?

Je ne vais non plus nier que pendant que nos parents ont connu des possibilités nouvelles au moment des Trente Glorieuses, l’autre partie de l’Europe était maintenue dans la pauvreté, l’oppression et l’obscurantisme par les communistes. La Pologne et la Roumanie, c’est maintenant qu’elles vivent leur passage de la pauvreté à la prospérité. Mais ça ne se traduit pas sur le plan cinématographique.

Je n’ai jamais rencontré Delon. En revanche, dans une autre vie, j’ai eu un contact indirect avec lui, dans un projet dans lequel je jouais un bien modeste rôle, et j’ai pu mesurer sa grande disponibilité et sa fidélité envers le souvenir d’un de ses amis aujourd’hui bien oublié, l’écrivain Jean Cau. À vrai dire, de tous les personnages de la comédie mondiale, les seuls dont je puisse dire avec certitude, qu’ils étaient serviables et accessibles, c’était Alain Delon, Jean-Pierre Chevènement, et le roi Michel de Roumanie. 

Qu’Alain Delon repose en paix. En dehors de nos prières, ce que nous lui devons, c’est de transmettre aux générations suivantes le modèle de qualité que représentaient ses films, et de faire ne sorte qu’on les regarde encore longtemps.




Un conte de septembre, ou la mère des victoires

Je vais vous conter l’histoire authentique d’un pays qui était attaqué par un voisin deux fois plus fort. Un ennemi qui voulait le rayer de la carte et qui était beaucoup plus fort que lui sur tous les plans – économie, démographie, industrie, technique, préparation militaire. Le pays envahi se battait avec bravoure et tout son peuple était décidé à se battre jusqu’à la mort. Mais il venait de subir, le 22 août, le jour le plus sanglant de son histoire millénaire. Depuis dix jours son armée reculait sans interruption – en bon ordre toutefois. Le gouvernement avait déjà évacué la capitale. Le généralissime et le gouverneur militaire étaient décidés à mourir dans l’honneur plutôt que de la déclarer ville ouverte. Un miracle n’aurait pas suffi pour sauver le pays.

Mais voici que l’état-major des envahisseurs donne à sa 1re armée l’ordre de ne plus marcher plein ouest, vers la capitale du pays envahi, mais de se détourner vers le sud.

S’il n’avait pas donné à cette armée l’ordre d’infléchir sa marche…

Mais voici qu’un peloton de cavalerie a pris sur un officier ennemi l’ordre de conversion vers le sud de ladite 1re armée.

Si l’officier n’avait pas croisé la route des cavaliers…

Et voici surtout que les cavaliers, qui se trouvaient en enfants perdus dans les lignes ennemies, arrivent à faire parvenir le document au gouverneur militaire.

Si le document n’avait pas réussi à passer…

Le gouverneur militaire, avant même d’en avoir référé au généralissime, renonce à la défense statique de la capitale : la garnison attaquera l’envahisseur de flanc ; les circonstances font que la meilleure défense, c’est l’attaque.

Si le gouverneur militaire n’avait pas fait preuve d’initiative…

Le généralissime analyse les informations transmises par le gouverneur militaire. Il sait que, si la bataille est gagnée, on disputera du nom du vainqueur, mais que si elle est perdue, il sera le seul à l’avoir perdue. C’est un ancien officier du génie. Il connaît sa trigonométrie. Il sait qu’à partir du moment où la 1re armé ennemie fera un certain angle par rapport à la capitale, elle exposera son flanc à la contre-attaque, sans pouvoir jamais redresser sa marche.

Si le généralissime n’avait pas été un officier du génie…

Il calcule que ce point au-delà duquel plus aucune inflexion vers l’ouest n’est possible sera atteint dans deux jours. La contre-attaque aura lieu le troisième jour. Encore deux jours de patience, de recul et d’humiliation.

Si le généralissime n’avait pas été patient…

Il écrit au ministre de la Guerre, qui est parti avec le gouvernement et qui lui laisse de toute façon carte blanche, que la bataille qui va s’engager sera peut-être décisive, mais qu’elle comprend aussi une probabilité très élevée de défaite finale si l’action que le généralissime a conçue échoue : alors il n’y aura plus d’armée, la demande d’armistice sera inévitable, le pays aura perdu la guerre en cinq semaines et le généralissime lui-même sera à jamais frappé d’opprobre.

Si le généralissime n’avait pas pris la décision d’abattre toutes ses cartes sur un seul coup… 

Et le soir, dans sa solitude et son angoisse, le généralissime rédige l’ordre de contre-attaque qui sera porté à toutes les unités :

« Ordre du jour du général commandant en chef.

Au moment où s’engage une bataille dont dépend le salut du pays, il importe de rappeler à tous que le moment n’est plus de regarder en arrière ; tous les efforts doivent être employés à attaquer et à refouler l’ennemi. Une troupe qui ne peut plus avancer, devra coûte que coûte garder le terrain conquis et se faire tuer sur place plutôt que de reculer. Dans les circonstances actuelles aucune défaillance ne peut être tolérée. »

Si le généralissime n’avait pas su trouver les mots qu’il fallait…

Debout les morts

Et, prodige, des hommes harassés, fourbus, qui ont marché vers l’ouest depuis deux semaines, portant sur leurs épaules le fardeau de la défaite probable, sont capables de repartir vers l’est.  On peut parler du patriotisme, de la discipline, de la peur de la sanction, de la haine de l’envahisseur. Mais il y a quelque chose de plus fort que ça. L’affection pour les camarades, la confiance dans les officiers, l’esprit de corps, ne pas abandonner les copains, le sacrifice, partir à l’assaut avec les copains, ne pas être le seul à s’en tirer quand la terre boit le sang des copains.

Si l’armée n’avait pas gardé sa cohésion…

Le général prenant le commandement de la 6e division de la 5e armée sera lui-même étonné d’être acclamé par la troupe quand il viendra, à cheval, faire un tour rapide de ses unités pour leur annoncer qu’elles allaient être jetées dans la bataille. L’envahisseur reconnaîtra lui-même que ce qu’avaient fait là les cadres et la troupe leur semblait inimaginable : « que des hommes ayant reculé pendant dix jours, que des hommes couchés par terre à demi morts de fatigue puissent reprendre le fusil et attaquer au son du clairon, c’est là une chose avec laquelle nous n’avions jamais appris à compter ».

Si le soldat n’avait pas préféré mourir pour sa terre et sa langue que de vivre à genoux…

Tout ce qui porte un fusil et qui n’est pas engagé dans des combats défensifs sera jeté sur la 1re armée ennemie, celle qui expose son flanc. Tout ce qui a des roues sera réquisitionné. La section du Chiffre regroupait les éléments les plus doués de l’armée, mathématiciens, statisticiens et linguistes, mais cela ne devait pas se savoir. Après trois jours de contre-offensive, la section du Chiffre intercepte un message de la 1re armée ennemie à son état-major. Ils ne détruiront pas les unités qu’ils visaient et ils ne prendront pas non plus la capitale. Ils se replient vers l’est. Le message est transmis au grand quartier général. La bataille se poursuivra encore quatre jours, mais elle est déjà gagnée. La guerre se poursuivra encore quatre ans, trois mois et deux jours, mais le pays envahi est déjà sauvé et ses soldats le libéreront village par village et maison par maison.  

Le généralissime a subi une tension que peu d’hommes ont connue. Pour la première fois depuis des semaines, il va dormir sans avoir l’impression qu’on chevauche sa poitrine. Il sait que la guerre n’est pas finie et qu’elle va durer longtemps. Il sait encore qu’on le rendra responsable de la mort de ceux qui sont tombés dans cette bataille et la précédente et qu’on oubliera que ce n’est pas lui qui a déclaré la guerre. Cela lui importe peu. Un pays mal préparé à la guerre et en état d’infériorité patente par rapport à l’adversaire a livré une bataille au bord du gouffre et l’a gagnée. Cette fois-ci, il n’y aura pas d’encerclement de l’armée et pas de siège de la capitale. Ce régime ne tombera pas comme le précédent. La mission est accomplie et c’est cela, cela seul, qui compte. Même s’il a commis des erreurs, le généralissime s’est montré à la hauteur de circonstances peu communes. Le commandement en chef, l’encadrement et la troupe ont fini par surclasser une armée ennemie qui était la meilleure du monde.

Lecteur, tu l’as bien sûr deviné. Cette bataille, c’est la bataille de la Marne, du 6 au 13 septembre 1914. La mère de toutes les batailles, la mère de toutes les victoires, celle qui a scellé le destin de l’Europe, car, plus jamais à aucun moment des deux guerres mondiales, l’Allemagne n’a retrouvé la situation de supériorité totale qu’elle avait au début de septembre 1914. 

« La bataille de la Marne s’inscrit dans cette perspective stratégique : elle sauve un pays, elle sauve une entente, elle sauve aussi une certaine notion du droit dans les rapports entre les nations. Ce sont ses soldats et ses chefs militaires qui, derrière Joffre, apportent ainsi son salut à la France. En même temps ces hommes forgent le destin d’une Europe nouvelle, tout à fait imprévisible quelques mois plus tôt. » (Garreau p. 191).

Detachement d’un regiment de Zouaves, Forêt Domaniale de Laigue, Compiégne Vic sur Aisne, 9-10 septembre 1914 (Nicolas Vasse, Wikimedia Commons)

La IIIe République ne s’y est pas trompée. Quand elle a distribué les bâtons de maréchal, il y en a deux pour la bataille des cent jours, la contre-offensive finale et victorieuse sur le front français : Foch et Fayolle. Il y en a un pour la victoire de Verdun, qui reste à ce jour la plus grande bataille de toute l’histoire, les 302 jours de combat devant Verdun : Pétain. Il y en a eu un pour l’offensive finale sur le front d’Orient, pour la marche de Salonique à Belgrade qui aurait dû continuer sur Budapest, Vienne et Munich : Franchet d’Espèrey. Il y en a eu pour la loyauté de l’empire colonial : Lyautey. Il y en a deux qui auraient dû recevoir le bâton de maréchal, Castelnau pour la défense de Nancy (mais il s’est lancé en politique) et Weygand pour l’offensive des cent jours (mais il a refusé le maréchalat à deux reprises). Mais on a bien créé trois maréchaux pour la seule bataille de la Marne : Joffre, Gallieni et Maunoury.

Qui plus est, cette bataille décisive a illustré la pérennité des trois règles de base de l’art militaire : l’économie des forces et la concentration des efforts ; la liberté d’action ; l’importance donnée aux forces morales (« moral de l’avant », « moral de l’arrière »).  En résumé : Joffre a réalisé l’économie des forces de Belfort à Verdun et la concentration des efforts devant Paris ; il a bénéficié d’une confiance totale de la part du gouvernement ; il a réussi à conserver son calme même au moment des défaites et initiales et à faire partager à ses subordonnés et au gouvernement sa certitude de la victoire. Ajoutons la qualité du renseignement.

Toutes les probabilités étaient contre le vainqueur. Mais, à dix reprises consécutives, et contre toute attente, les dés du destin ont joué en leur faveur.  Pas un miracle – cela n’aurait pas été suffisant, étant donné la supériorité de l’armée allemande. Dix miracles. Gesta Dei per Francos ?

Au grand jeu de la vie et de la mort, le sort a désigné un autre vainqueur que celui qu’on attendait.

À moins que le sort, on ne le forge soi-même.

Patrick Garreau, 1914. Une Europe se joue sur la Marne, Economica, Paris 2004, 208 pages.

Le beau poème d’un certain Charles Péguy, mort au front un cinq septembre 1914.




Radical

Le 17 juin 2024, je me trouvais attablé chez mon kebabier favori et feuilletais un exemplaire du quotidien Le Temps, oublié par un client précédent. Une phrase attira mon attention : le parti espagnol Podemos y état qualifié de « parti radical de gauche ».  On ne peut pas reprocher à des journalistes d’un périodique édité à Genève de méconnaître la langue française, mais quand même…

Non, un « radical de gauche », ce n’est pas un post-trotskiste se prenant pour Guevara. C’est un type tout à fait civilisé, vaguement anticlérical, vaguement à la remorque d’une alliance avec les socialistes et les communistes, qui bouffe du cassoulet et dont les héros s’appellent Maurice Faure et Robert Fabre.

Podemos n’est donc pas un parti radical de gauche. C’est tout au plus un parti de gauche radicale, si on accepte ce nom de code qui veut dire en fait « extrême gauche qui ne lit pas Marx et Lénine parce que les jeux vidéo, c’est quand même moins fatigant ». On aurait en effet bien du mal à y retrouver la colonne vertébrale du marxisme qui garantissait une pensée structurée chez les communistes et les socialistes de ma jeunesse.

Un événement de Podemos en 2015. (Crédit photo : Gmmr3)

Mais il faut accorder au Temps l’excuse que l’adjectif « radical », en politique, ne veut plus rien dire à force de tout dire. Dans le monde anglo-saxon, être radical, c’est être d’extrême gauche, alors que si l’on est de gauche, on est tout simplement liberal. (Attention toutefois au vrai parti libéral démocrate britannique qui était l’allié du parti conservateur de 2010 à 2015.) Mais, à la fin du XXe siècle, il y avait dans cinq cantons suisses (Vaud, Genève, Valais, Bâle-Ville et Neuchâtel), un parti radical qui était libéral, et un parti libéral qui était conservateur. Et il existe en Serbie un parti radical, Srpska radikalna stranka, dont le dirigeant, Vojislav Šešelj, a été condamné par le Tribunal pénal pour l’ex-Yougoslavie. Ce parti radical, version danubienne, professerait donc un ultra-nationalisme qui lui vaudrait sans doute d’être classé à l’extrême droite par nos media, nonobstant le passé communiste de Šešelj lui-même. Toutefois, au prix de quelques simplifications, nous pouvons constater qu’être radical, ça veut dire être d’extrême gauche en Amérique du Nord et d’extrême droite en Serbie. Au Danemark, en revanche, la Radikale Venstre est un parti social-libéral, autant au centre gauche que le défunt parti radical genevois était au centre droit. En Argentine, l’Unión Cívica Radical est un parti affilié à l’Internationale socialiste… mais néanmoins membre d’une coalition conservatrice.

Par quel mystère, dans le même pays, le même adjectif « radical » peut-il désigner à la fois les communistes et les conservateurs ?

Plus cocasse est le cas de la Grèce, où tout le monde revendique son radicalisme. À gauche, on notera que le quotidien du parti communiste stalinien de Grèce (KKE) s’appelle Radical (Ριζοσπάστης) et que le parti de l’extrême gauche woke, SYRIZA, s’appelle en fait Coalition de la gauche radicale (Συνασπισμός Ριζοσπαστικής Αριστεράς). Mais, à droite, le parti conservateur le plus fort qui ait jamais existé en Grèce, à l’époque où Constantin Caramanlis sortait le pays de la misère, s’appelait Union nationale radicale (Εθνική Ριζοσπαστική Ένωσις) – tout de même 50,8% des suffrages exprimés en 1961. Par quel mystère, dans le même pays, le même adjectif « radical » peut-il désigner à la fois les communistes et les conservateurs ?

Les deux pays d’élection du radicalisme historique sont la France et la paisible Suisse. La Suisse, où depuis 1848, le parti radical est au pouvoir (qui dit mieux ?). La France, où le fameux parti républicain radical et radical-socialiste domina la vie politique entre 1901 et 1958, avant d’éclater en 1972 entre un parti radical de gauche, et un parti radical tout court, que je dois donc supposer de droite. Un parti tellement peu « radical » et tellement peu socialiste que l’armée américaine avait dû expliquer dans une brochure à l’usage de ses soldats qui se préparaient à combattre sur sol français pendant la deuxième Guerre mondiale, que la désignation du parti n’avait de valeur qu’historique. Lorsque le célèbre mathématicien et homme politique français Émile Borel animait dans l’entre-deux-guerres une éphémère Entente internationale des partis radicaux et des partis démocratiques similaires, celle-ci avait pour membres des partis qui me semblent très éloignés des valeurs de l’extrême gauche façon Podemos ou SYRIZA, comme le parti national libéral roumain de la famille Brătianu, le parti libéral belge ou le parti républicain du peuple de Mustafa Kemal Atatürk.

Les élections en France, depuis 2017, opposent principalement le parti « ni droite, ni gauche » de Madame Marine Le Pen au parti « à la fois droite et gauche » de Monsieur Emmanuel Macron. (Positionnements flous qui m’empêchent de situer ces partis dans l’espace.) Dans ce contexte, le parti « ni droite, ni gauche » a reproché à maintes reprises au journaliste Éric Zemmour la « radicalité » de ses positions de droite, qui le rendraient infréquentable. D’un autre côté, je relève la présence, dans la coalition qui soutient Monsieur Macron, du parti radical (tout court, donc de droite). Il ne faut ainsi pas confondre un parti de droite radicale, façon Éric Zemmour, qui appartient indubitablement au camp du mal (du moins c’est Madame Le Pen qui nous l’explique), et un parti radical de droite, façon Laurent Hénart, qui appartient indubitablement au camp du bien (du moins c’est Monsieur Macron qui l’affirme). De l’importance de bien placer l’adjectif.

Dans le combat que le wokisme mène contre la langue française, l’adjectif « radicalisé » est devenu un cache-sexe pour désigner « djihadistes », « islamistes », et autres défenseurs musclés d’une théocratie mahométane qui me semble assez éloignée des Éléments d’une doctrine radicale d’Alain. La guerre des mots ne connaît aucune trêve. C’est ainsi qu’on aura publié une biographie du Zemmour mentionné plus haut sous le titre Le Radicalisé, dans le but assez mal dissimulé de l’assimiler aux poseurs de bombe et tueurs du Bataclan.

Il fallait oser.

Toutefois, ce n’est pas aux terroristes islamistes que je m’en prendrai dans ce billet, mais c’est bien à ceux qui font commerce de la confusion qu’ils entretiennent dans les esprits. Dire que les admirateurs européens de l’organisation appelée État islamique et de son pseudo-calife sont « radicaux » ou « radicalisés », c’est insulter tous ceux qui, d’une manière ou d’une autre, se sont dit « radicaux » ou se sont réclamés du « radicalisme » : Jonas Furrer, Henri Druey ou James Fazy en Suisse ; Léon Bourgeois, Félix Gaillard ou Edgar Faure en France ; Raúl Alfonsín en Argentine ; David Lloyd George en Grande-Bretagne ; les Brătianu en Roumanie.

Il y a la dérive d’un mot, jusqu’aux euphémismes actuels de la « gauche radicale » ou des « islamistes radicalisés » qui désignent en fait l’extrême gauche sectaire et séditieuse et le terrorisme islamiste. Mais il y a aussi un radicalisme historique, représenté par des organisations politiques, qui à travers plusieurs continents et deux siècles, se définissaient par deux points communs : un certain laïcisme, qui les empêchait de se situer complètement à droite ; et un certain refus du marxisme, qui les empêchait de se situer complètement à gauche ; le tout accompagné d’une riche palette de nuances.

Dans le canton de Genève, une petite formation, L’Élan radical de Roland-Daniel Schneebeli, tente de maintenir la ligne des radicaux de naguère. Gare à ce parti politique s’il venait à se rebaptiser les Radicaux : dans l’amnésie et la désinformation actuelles, on le prendrait sans doute pour un groupe terroriste.




Le nestorianisme, ou comment l’Asie ne fut pas chrétienne

Quand j’étais enfant, l’aventure de Marco Polo était encore un sujet très populaire, y compris sous forme de dessin animé ou de feuilleton télévisé. Il suffisait de se renseigner un peu pour découvrir qu’au cours de son périple, il avait sans cesse été confronté, dans l’Empire mongol, à des chrétiens nestoriens. Bien entendu, ni moi ni personne ne savait ce qu’était un nestorien.

L’aventure des nestoriens d’Asie est née de la rencontre entre la (vraie) Église d’Orient et une hérésie christologique qui fut autrefois prêchée par un patriarche de Constantinople. Dans la juste acception du terme, il n’y a qu’une seule Église d’Orient : celle qui, aux temps apostoliques, s’est développée à l’est de l’Empire romain. Donc dans l’Empire perse. C’est une impropriété que d’utiliser le terme « oriental » pour parler de l’Église orthodoxe ou même de l’Église copte.

Nestorius (vers 381- vers 451) est un patriarche de Constantinople, intronisé le 10 avril 428 et démissionnaire en septembre 431. Lui-même originaire du patriarcat d’Antioche, il n’a jamais vécu dans l’Empire perse. C’était un disciple de Théodore, évêque de Mopsueste, lequel avait proposé un schéma dans lequel le mot mot prosôpon (πρόσωπον) désignait à la fois les caractéristiques de chacune des deux natures humaine et divine et l’unité de ces deux natures en un seul Christ, de telle sorte que son enseignement allait se révéler source de confusion.  

Nestorius tel qu’imaginé par Romeyn de Hooghe, caricaturiste hollandais, en 1688.

Devenu patriarche de Constantinople, Nestorius s’oppose à la tradition patristique qui attribuait à la vierge Marie le terme de Mère de Dieu (Théotokos / Θεοτόκος) et entend en faire la Mère du Christ (Christotokos / Xριστοτόκος). En d’autres termes, le nestorianisme prêche un Christ en deux personnes, divine et humaine.

Cet enseignement provoque dès Pâques 429 la réaction de saint Cyrille, évêque d’Alexandrie, qui défend l’orthodoxie du titre de Théotokos : si Jésus-Christ est Dieu, comment la Vierge qui l’a enfanté ne serait-elle pas Mère de Dieu ?

La doctrine de Nestorius sera condamnée par le concile d’Éphèse, IIIe œcuménique, en septembre 431. Les trois premiers anathématismes du concile d’Éphèse, complétés en 553 par le cinquième anathématisme du deuxième concile de Constantinople, Ve œcuménique, constituent un rappel de la foi traditionnelle face au nestorianisme : Jésus-Christ est une seule personne, un unique Christ avec sa propre chair, c’est-à-dire le même tout à la fois Dieu et homme, et la vierge Marie est la Mère de Dieu, parce qu’elle a engendré notre Dieu et Sauveur Jésus. Nestorius mourra en 451, en ayant semble-t-il rejeté sa propre doctrine. Exit le nestorianisme ? Pas fini pourtant. Loin de là.

Condamnation de Nestorius au concile d’Éphèse. Bas relief, sculpté en 1787 par Charles-Antoine Bridan, situé dans le chœur de la cathédrale Notre-Dame de Chartres. (Wikimedia Commons).

On ne sait toujours pas comment ni pourquoi l’Église d’Orient – c’est-à-dire l’Église de Perse, le catholicossat de Séleucie-Ctésiphon, la Babylone chrétienne – a adopté une confession de foi nestorienne lors du concile réuni en 486 par le catholicos Acace. Il est bien présomptueux de penser que c’était une décision politique pour se démarquer de l’Empire romain et échapper aux persécutions des Sassanides. D’autres y voient une incompréhension de la théologie patristique, le terme qnomā (ܩܢܘܡܐ) étant utilisé en syriaque pour traduire des termes grecs différents, ou un zèle mal éclairé à défendre l’enseignement de Théodore de Mopsueste.

Les fidèles de l’Église d’Orient n’ont mis Nestorius au rang de leurs docteurs qu’au VIIsiècle, et lui-même n’a été ni le fondateur de l’Église d’Orient, ni le patriarche ou l’évêque de cette Église. Mais il est vrai qu’ils utilisaient une anaphore attribuée à Nestorius et étudiaient ses écrits dans une tradition syriaque, connue comme Le Livre d’Héraclide.

Bloquée dans toute tentative d’expansion missionnaire sur son propre sol par l’intolérance du mazdéisme, puis de l’Islam après la conquête arabe (appelée « le changement des Empires » dans la chronique nestorienne de Séert), l’Église nestorienne développera une activité prodigieuse vers l’Est. Dès 553, Quilon (aujourd’hui Kollam, Kerala, Inde), était le siège d’un évêque nestorien. Des villes comme Hérat (actuel Afghanistan) et Ganzak (actuel Azerbaïdjan) avaient déjà un évêque de l’Église nestorienne d’Orient au Ve siècle. 

Une mission nestorienne fut autorisée en Chine dès 635 et une église fut consacrée dès 638 à Chang’an, capitale des Tang (aujourd’hui Xi’an dans le Shaanxi, en République populaire de Chine). Dès 792-793, un évêque sera consacré pour le Tibet. Les Keraïtes du nord de la Mongolie se convertiront en masse au christianisme nestorien en 1009 et la Mandchourie sera touchée au XIIIe siècle.

Cette présence du christianisme jusqu’en Extrême-Orient, sous la forme du nestorianisme, était appelée à durer plus de huit siècles, avec des avancées et des reculs.

À l’Ouest, l’Église nestorienne érigera autel contre autel, cherchant à convertir des chrétiens orthodoxes ou monophysites – ce qui suffit à relativiser l’adogmatisme prêté à l’Église d’Orient. Du temps du califat abbasside, des évêchés nestoriens seront installés à Chypre, en Arménie, à Damas, à Jérusalem, à Tarse, à Alexandrie.

L’apogée de l’Église nestorienne a été atteint au temps de l’Empire mongol, avec l’incroyable élévation sur le trône patriarcal de Séleucie-Ctésiphon d’un moine de race mongole, l’Öngut Yahbalāhā III (c’est-à-dire « Dieudonné »), catholicos de 1281 à 1317, qui avait pratiqué la vie ascétique… dans les environs de Pékin. 

Bref, au temps de Marco Polo, il y avait des millions de chrétiens nestoriens à travers toute l’Asie, du Levant à la Chine. Un siècle et demi plus tard, il n’en restera plus rien. 

Stupéfiante est la décadence démographique et géographique de l’Église nestorienne, qui ne survivra ni à la conversion à l’Islam des Illkhans mongols de Perse qui avaient été ses protecteurs, ni à la réaction nationaliste chinoise sous la dynastie des Ming. 

À peine peut-on noter que le diplomate castillan Ruy González de Clavijo, envoyé en 1403 à la cour de Tamerlan, émir de Transoxiane, se fait l’écho d’une possible survivance du nestorianisme parmi certaines tribus turques. C’est tout. Ici s’arrête l’histoire des « provinces extérieures » de l’Église de l’Orient et de leurs dizaines de diocèses disparus à jamais. La dernière trace du nestorianisme à l’est de l’Iran est la petite Église nestorienne dite de « Trichur » (Thrissur, Kerala) qui est elle-même une résurgence récente, puisque le nestorianisme avait été extirpé de l’Inde par les persécutions du colonisateur portugais.

L’Église nestorienne, dite aujourd’hui assyrienne, n’est plus qu’une petite communauté de chrétiens de langue syriaque, qui n’atteint pas un demi-million de baptisés dans le monde, plus nombreux aux États-Unis d’Amérique que dans leur ancien bastion du Kurdistan turc, iranien et iraqien. Elle a été successivement frappée par le génocide jeune-turc en 1915, les massacres du royaume iraqien en 1933 et la montée du djihadisme, mais aussi affaiblie par le prosélytisme catholique romain, puis protestant, et les divisions internes à caractère tribal ou disciplinaire (schisme sur la question du calendrier – julien ou grégorien – en 1968).  L’union de l’Église d’Orient avec l’Église orthodoxe, proclamée en 1914 par le catholicos Simon XIX, n’a pas survécu au génocide de 1915. Cette Église n’a presque plus de production théologique : on peut toutefois mentionner la parution en 1980 d’un ouvrage, Nestorian Theology, rédigé en anglais par l’évêque indien Mar Aprem Mooken. 

Et pourtant, c’est l’Église nestorienne qui a donné au monde Isaac le Syrien (de Ninive), Abraham de Naptar et Joseph Hazzaya, maîtres de la vie spirituelle.

Une Croix nestorienne du Turkmenistan (Hans Birger Nilsen/Flickr).

Vers 1260, on aurait pu croire que l’Asie serait chrétienne. Il n’en a rien été, en raison de l’échec final des missions nestoriennes. Cela ne s’explique pas que par les persécutions violentes de l’Islam, qui ne sont d’ailleurs pas attestées partout. Les chrétientés nestoriennes d’Asie semblent surtout s’être étiolées dès qu’un soutien politique leur a fait défaut. Leur destin soulève au moins deux questions. En premier lieu, celle d’une théologie incertaine et mal exposée. En deuxième lieu, celle de la confusion entre mission universelle du christianisme et défense obstinée de particularismes culturels et canoniques, qu’il s’agisse de l’usage exclusif du syriaque dans la liturgie ou d’une réticence générale face aux icônes. Il s’agit de questions dont on ne peut faire abstraction aujourd’hui, sauf à connaître le même destin que les nestoriens.

Pour aller plus loin :

G. Alberigo e.a., Les Conciles œcuméniques. L’Histoire, traduction française par Jacques Mignon, Le Cerf, Paris (sur l’édition italienne de Brescia 1990), 430 pages.

G. Alberigo e.a., Les Conciles œcuméniques. Les Décrets. De Nicée à Latran V, édition française sous la direction de A. Duval e.a., Le Cerf, Paris 1994, p. 253 (sur l’édition italienne de Bologne 1972), 1337 pages.

Christiane Fraisse-Coué, « Le débat théologique au temps de Théodose II : Nestorius », in J.-M. Mayeur e.a., Histoire du christianisme, tome II, Desclée, Paris 1997, pp. 499-550.

Raymond Le Coz, Histoire de l’Église d’Orient, Le Cerf, Paris 1995, 448 pages.

David Nicolle, The Age of Tamerlane, Osprey, Londres 1990, 48 pages.

Père Justin Popovitch (sic), traduit du serbe par Jean-Louis Palierne, Philosophie orthodoxe de la Vérité, tome II, L’Âge d’Homme, Lausanne 1993, 248 pages.Herman Teule, Les Assyro-Chaldéens, Brepols, Turnhout 2008, 239 pages.




Sagres

La plupart de ceux qui ignorent les noms de Bartolomeu Dias, Vasco de Gama et Magellan, savent au
moins que les Portugais dispersés à travers l’Europe occidentale ont tendance à ouvrir partout des
cafés qui s’appellent Sagres et où l’on sert la bière du même nom. Ceci étant, la brasserie, elle n’a
jamais été à Sagres, mais près de Lisbonne. À Sagres, il y a autre chose, tout autre chose, quelque
chose de bien plus important.

À quelque cinq kilomètres de là, il y a le cap Saint-Vincent, la pointe extrême sud-ouest de l’Europe,
le vrai bout du monde. La falaise où, pour la première fois depuis longtemps, je viens d’éprouver le
vertige. Un humoriste qui tient une baraque à saucisses sur la route carrossable où l’on s’arrête avant
le phare proclame en allemand une vérité incontestable : Letzte Bratwurst vor Amerika.

Que l’on m’excuse d’insister, mais ce n’est pas tous les jours que l’on a la chance de voir le bout du
monde. Les Romains ont ressenti les mêmes choses que les touristes d’aujourd’hui. Il paraît que
Sagres serait une déformation de Promontorium Sacrum, le promontoire sacré. D’autant plus sacré
qu’au bout, et pendant des siècles, il n’y avait rien.

De Sagres, il y a plus à savoir que le goût de la bière du même nom. (Crédit photo: Picasa)

Et puis, un jour, la dynastie d’Avis a voulu donner un grand destin à son petit royaume et un prince a
consacré sa vie à réunir toutes les connaissances de son temps en matière de navigation.
Collectionner les portulans, réunir autour de lui les meilleurs capitaines, lancer expédition après
expédition. On l’a appelé Henri le Navigateur, alors qu’il n’a probablement fait qu’un seul voyage
dans sa vie, lors de la conquête de Ceuta en 1415.

Il a quitté Porto pour Lagos, et il a passé les vingt-deux dernières années de sa vie sur cette falaise.
Beaucoup d’historiens disent aujourd’hui que l’École de Sagres n’a jamais existé ; que c’est un mythe
romantique du XIX e siècle ; que toutes les expéditions ont été préparées à Lagos. Pourtant, c’est bien
ici qu’il a fini sa vie. On peut quand même supposer que des gens venaient lui rendre visite, sinon
quel sens aurait eu son séjour dans cette désolation ?

Comme tant de choses au Portugal, les bâtiments qui existaient du temps de l’Infant ont été détruits
par le terrible tremblement de terre de 1755. Et comme tant de choses encore, le fort de Sagres a été
reconstruit du temps du marquis de Pombal. Du passé le plus glorieux, il ne reste plus que les murs
d’une tour qui aurait servi de citerne du temps d’Henri le Navigateur.

Une exposition a été installée pour rappeler ce que fut la vie d’Henri le Navigateur et ce que furent
les découvertes portugaises. Une exposition modeste, certes. Mais ici, tout prend une autre
importance, puisque c’est ici que tout a commencé.

L’endroit n’est pas hospitalier, c’est le moins que l’on puisse dire. Il y a même un gouffre en plein
milieu de la falaise, que l’on a eu l’obligeance d’entourer d’une solide clôture pour diminuer la
mortalité des touristes. Après une heure à entendre le vent, je me demande comment on peut
passer une nuit ici. Alors passer toutes les nuits pendant vingt-deux ans ? Comme si l’Infant avait
voulu que le vent et le ressac lui rappelassent sans arrêt quelle était sa mission en ce monde.

En 1960, pour le cinquième centenaire de la mort du prince Henri, il y a eu une commémoration ici. Il
y avait le président du Portugal, l’amiral Tomas, le président du Brésil, Kubitschek, l’inamovible
Salazar et le cardinal Cerejeira. Curieux symbole, d’ailleurs, que la présence de ces deux-là. Ils avaient
longtemps vécu ensemble en colocation à Coimbra, comme pour prolonger leur vie d’étudiants.
Probablement la dernière fois que le chef temporel et le chef spirituel d’un pays européen se
connaissaient si bien. Deux hommes sans femme et sans enfants, comme Henri lui-même. Tous ces
gens sont oubliés depuis des lustres, sauf peut-être Kubitschek, fondateur de Brasilia. Il n’est pas
venu ici sans raison. Par des voies inattendues, il y a bien un fil de l’histoire qui relie ce promontoire
abandonné des hommes au bout de l’Europe à la capitale symbole de la modernité en Amérique du
Sud.

Pièce de monnaie célébrant le 500e anniversaire de la mort du prince Henri, en 1960.

Quand j’étais gamin, on nous faisait encore croire que le Carthaginois Hannon avait navigué jusqu’au
Gabon et qu’il avait vu le Mont Cameroun. Même Carcopino y avait cru. Il paraît que c’est encore ce
qu’on enseigne aux enfants dans les écoles camerounaises. Mais non, hélas, mille fois hélas, car moi
aussi j’ai rêvé de circumnavigations antiques. Il n’est pas allé plus loin que l’îlot de Mogador, ou peut-
être l’oued Drâa, la limite du vrai désert. (Il faudrait qu’un jour quelqu’un écrive un livre sur le rôle
considérable du Maroc dans l’Histoire, en tant qu’Extrême-Occident.) Mais non, on n’a jamais trouvé
aucun vestige punique ou romain au sud de Mogador, et il y a tout lieu de penser que personne
n’avait jamais navigué au sud du cap Bojador. Combien d’expéditions l’Infant Henri a-t-il organisées
jusqu’à ce que Gil Eanes franchisse enfin le cap ? Douze, treize ? Et ce jour-là, le petit Portugal a pris
les dimensions du monde. Une fois le premier obstacle surmonté, tout a été fait avec une facilité
déconcertante. Cap Bojador en 1434 (Gil Eanes), cap de Bonne-Espérance en 1488 (Bartolomeu Dias),
Calicut en 1498 (Vasco de Gama), le tour du monde en 1522 (Elkano après la mort de Magellan). Et
tout a commencé ici.

Des mondes inconnus se sont rencontrés, pour le meilleur et pour le pire. L’Europe a enfin échappé à
son destin de proie du djihad en établissant le contact direct avec l’Inde et la Chine. Tout, absolument tout, a changé. Tout a procédé de Sagres. Y compris le président Senghor, y compris le président Houphouët-Boigny, y compris ma propre vie. Je ne suis pas grand-chose ; mais ma propre vie est quand même importante à mes yeux ; et sans ce qui s’est passé ici, en Algarve, il y a si longtemps, elle aurait été tout autre.

Il y a eu ceux qui ont commencé les premiers et qui ont connu le succès (le Portugal et l’Espagne).
Ceux qui sont venus après et qui ont fini par rafler la mise (l’Angleterre). Ceux qui sont venus encore
plus tard et qui n’ont joué qu’un rôle plus modeste (la France, les Pays-Bas). Le paradoxe, c’est que si
la Commission de Bruxelles rêve d’une Europe qui ne parlerait qu’anglais, c’est parce que l’anglais
s’est répandu à travers le monde, ce qui aurait été impossible sans le pari des Portugais…

Un jour, un petit pays qui avait fort peu de moyens a jeté toutes ses forces dans un rêve impossible. Il
a joué, et il a gagné. Et ce projet, il ne l’a pas conçu dans sa capitale ou dans un grand port. Il l’a mûri,
il l’a préparé ici, au bout de la terre, au milieu de rien, là où tout était soumis à l’océan et où tout
rappelait l’âpreté du défi à relever.

Ici, à Sagres, extrémité de l’Europe, commencement du monde.




Voyage dans la cinquième dimension 

Prenons le cas de ce qui se fait de mieux en vulgarisation scientifique en langue française : l’astronome d’origine vietnamienne Trinh Xuan Thuan. Auteur sérieux, il mentionne l’hypothèse de Kaluza, mais croit que son auteur était « un physicien polonais » (Le chaos et l’harmonie, page 559 de l’édition Bouquins de 2022). Or, c’était un mathématicien allemand. Triste destin d’un génie, déjà méconnu de son vivant. Certes, le nom de Kaluza est polonais (kałuża = flaque, mare), et il était catholique romain dans une Prusse-Orientale plutôt luthérienne. Mais il était Allemand – qui plus est, décoré de la Croix de Fer en 1917. Il était donc un produit du système éducatif mis en place par Wilhelm von Humboldt, qui avait réorganisé l’enseignement secondaire prussien pour construire des hommes complets, connaissant les sciences exactes, les langues et le travail manuel. (C’est ainsi que Kaluza fit un apprentissage de relieur.) Ce système a, au bout de quelques décennies, donné à l’Allemagne une avance scientifique et technique impressionnante sur le reste du monde, dont elle fit ensuite l’usage déplorable que l’on sait.

Kaluza, qui n’appréciait guère l’armée, en 1918.

Au-delà de l’enseignement obligatoire, dans le système scolaire allemand de l’époque, des trois langues classiques (grec ancien, hébreu et latin) et d’une langue vivante (dans le cas de Kaluza, ce fut le français), le jeune lycéen Kaluza apprit l’anglais, le hongrois et l’italien dans ses loisirs (Wuensch, p. 51), ce qui, ajouté à l’allemand, représente déjà la pratique de 8 langues. (Le hongrois, une performance pour un étrangerNyelvében él a nemzet! ) Toutefois, de telles connaissances n’en faisaient pas pour autant un linguiste, comme certains l’ont cru. De formation, Theodor Kaluza était mathématicien. Ce profil atypique de mathématicien passionné par la physique a gêné sa carrière, puisqu’il entrait difficilement dans un moule. Il dut attendre 20 ans entre son habilitation en 1909 et sa nomination comme professeur en 1929. Kaluza enseigna à Königsberg comme privat-docent. Il fut ensuite professeur à Kiel, puis à Gottingue à partir de 1935. De sa vie, je ne dirai ici, faute de place, que le strict minimum. Je renvoie à la lecture de sa biographie par Daniela Wuensch, qui souligne l’importance du milieu familial et géographique. Milieu géographique : Königsberg (aujourd’hui Kaliningrad) et son université Albertina fondée en 1544, là où Immanuel Kant avait enseigné et où David Hilbert et Hermann Minkowski avaient fait leurs études. Milieu familial : un père professeur d’anglais à l’Albertina ; une fortune évanouie lors de la première Guerre mondiale ; une femme, Anna Beyer (1885-1974), de santé fragile, mais qui lui survivra vingt ans, et deux enfants, Theodor junior (1910-1994) et Dorothea (1916-2006) ; des difficultés financières. Deux points qu’il faut souligner : 1) le fait qu’il dut, en 1925, s’éloigner de la physique pour obtenir une chaire de mathématiques et survivre (Wuensch, p. 339) ; 2) son absence totale de compromission avec le nazisme.

La gloire de Kaluza tient à un article, Zum Unitätsproblem der Physik, envoyé à Albert Einstein en avril 1919. Après l’avoir longtemps examiné, Einstein accepta d’en faire communication à l’Académie des Sciences de Prusse à Berlin le 8 décembre 1921 ; il fut ensuite publié dans les Sitzungsberichten de l’Académie du 22 décembre 1921, pp. 966-972 (article aujourd’hui accessible en ligne).

L’idée fondamentale de Kaluza peut être résumée en une phrase : pour unifier les deux interactions fondamentales que sont la gravitation et l’électromagnétisme, il faut postuler un espace-temps à cinq dimensions. (En 1919, l’interaction faible et l’interaction forte n’avaient pas encore été découvertes.)

Ces idées ne sortent pas du néant. La réflexion sur les dimensions commence avec le Timée de Platon. Dans son roman de maths-fiction Flatland (1884), Edwin Abbott imaginait des dimensions que nous ne percevons pas, mettant à la mode l’idée d’un univers à plus de trois dimensions. En 1903, le lieutenant-colonel Esprit Jouffret, professeur d’artillerie… et actuaire, publie un Traité élémentaire de géométrie à quatre dimensions (cf. Wuensch, p. 209). C’est à Minkowski que reviendra l’honneur, dès 1907, de développer une nouvelle base mathématique pour la relativité spéciale publiée par Einstein en 1905, donnant ainsi une réalité physique à l’espace à quatre dimensions. Dans la conception de Minkowski, la quatrième dimension était le temps, l’espace ne contenant que trois dimensions. Les univers à plus de trois dimensions d’Abbott et de Howard Hinton semblaient oubliés.

Quant à la recherche d’une théorie unitaire de la physique, elle a commencé avec Héraclite (Wuensch, p. 228) et a suscité le vif intérêt de Bernhard Riemann, fondateur en 1854 de la géométrie à dimensions dont il faut rappeler qu’elle a fourni le cadre et les outils mathématiques indispensables à la relativité générale présentée par Einstein en 1915 (cf. Rouvière, p. 140).  En 1914, Gunnar Nordström publie une théorie unifiée de la gravitation et de l’électromagnétisme dans un espace à cinq dimensions. On commence à se rapprocher de l’hypothèse de Kaluza, qui, dans son article de 1919, se réfère à l’article Gravitation und Elektrizität publié en 1918 par Hermann Weyl, alors professeur à Zurich (in Sitzungsberichte der Berliner Akademie, 1918, p. 465), mais atteint le même objectif par d’autres moyens. En effet, il reformule les équations du champ gravitationnel d’Einstein, en ajoutant une dimension qui sera associée à l’interaction électromagnétique.  

La condition du cylindre

Kaluza pose (p. 967) la « condition du cylindre » (Zylinderbedingung) : sa théorie exige qu’aucun élément de la métrique en cinq dimensions ne dépende de la cinquième dimension elle-même, mais uniquement des quatre dimensions perceptibles. Au demeurant, l’univers kaluzien est un monde cylindrique, dans lequel la cinquième dimension indique l’axe du cylindre (Wuensch, p. 285).  En tout état de cause, l’article de Kaluza représente un grand pas vers la géométrisation de la physique.

Wuensch, p. 286, et Vladimirov, p. 66, résument les résultats de Kaluza, en termes de langage mathématique moderne, sous la forme d’une matrice d’ordre 5×5 du tenseur métrique.  En fait, il s’agit de la combinaison d’une matrice centrale d’ordre 4×4 qui représente la gravitation et d’une cinquième ligne et d’une cinquième colonne qui représentent l’électromagnétisme. La composante métrique g55 = 2g à l’intersection de la cinquième ligne et de la cinquième colonne, est un nouveau champ, que Kaluza, page 970, qualifie de « potentiel de gravitation négatif ». (Dans son article, Kaluza n’utilise pas de matrice.) 

Einstein n’a jamais approuvé ou condamné la théorie de Kaluza, mais il a vérifié qu’elle était juste sur le plan formel, et c’est pour cette raison qu’il l’a présentée à l’Académie de Berlin. Elle l’a impressionné dès le début : dans une lettre du 21 avril 1919, Einstein écrit à Kaluza que sa pensée lui plaisait („Ihr Gedanke gefällt mir zunächst außerordentlich“) (Wuensch, p. 303). Einstein est d’ailleurs revenu à plusieurs reprises sur l’hypothèse de Kaluza, en 1930, 1931, 1938 et 1941 (Ivanov, p. 72). Citons notamment l’article, co-écrit en 1938 avec Peter Bergmann, où Einstein explique que la cinquième dimension est contre-intuitive, mais qu’il faut la prendre au sérieux (Wuensch, p. 369). Louis de Broglie a lui aussi consacré en 1927 un travail à la cinquième dimension. Cela fait beaucoup de sommités au chevet d’une théorie qu’on a surtout enterrée parce que son fondateur ne pouvait plus la défendre. Un des derniers à prendre la défense de la cinquième dimension de Kaluza fut Kurt Gödel dans un article de 1946, d’ailleurs d’inspiration kantienne (Wuensch, p. 373).

Kaluza en 1928. Il sera nommé professeur un an plus tard.

En 1926, le physicien suédois Oskar Klein a démontré que la composante métrique g55 de Kaluza était une constante et que la cinquième dimension introduite par Kaluza doit être enroulée et de très faibles dimensions, de l’ordre de la longueur de Planck (1,6 x 10-35 m). Ce développement est appelé hypothèse de Kaluza-Klein.

Malgré sa perfection formelle et sa génialité, l’hypothèse de Kaluza n’est pas devenue un « instrument de travail » pour les physiciens (Vladimirov, pp. 72-77). Elle paraît rocambolesque. La cinquième dimension n’est pas observable. On a obtenu des résultats plus probants et plus rapides dans le domaine de la mécanique quantique. Enfin, Kaluza avait travaillé à l’unification des deux interactions connues à son époque : quid de l’interaction forte et de l’interaction faible ?

Et pourtant, après une trentaine d’années, l’hypothèse de Kaluza a ressurgi de l’oubli. Puisqu’il s’agit maintenant de travailler à l’unification de quatre, et non plus de deux interactions, on s’est mis à raisonner au-delà de la cinquième dimension, en modèle Kaluza-Klein à 4+n dimensions (Wuensch, p. 375). Force est dès lors de constater que toutes les versions de la théorie des cordes sont du type Kaluza-Klein (Wuensch, pp. 380 et 632). Exemple : la théorie des supercordes suppose 10 dimensions, dont 9 spatiales et 1 temporelle (Gubser, p. 65). Au fond, ne serait-ce pas du Kaluza avec 5 dimensions en plus ?

Peut-être qu’un jour, les progrès de nos moyens d’observation permettront d’infirmer ou de confirmer la théorie de Kaluza. Après tout, la théorie de Nicolas Copernic, publiée en 1543, n’a eu de confirmation expérimentale que lorsque Friedrich Bessel a fait la première mesure de la parallaxe d’une étoile en 1838.

Qu’elle soit vraie ou fausse, l’hypothèse de Kaluza a le mérite de nous inviter à penser différemment, et à accepter l’idée que l’univers puisse être différent de ce que nous en percevons. C’est le premier bienfait que nous pouvons retirer d’un voyage dans la cinquième dimension, et c’est déjà remarquable. 

En accord avec sa biographe (Wuensch, p. 628), je crois qu’il faut rendre hommage à un grand savant qui a eu une vie difficile et n’a pas connu la reconnaissance scientifique dont ont bénéficié ses contemporains Einstein et Heisenberg.

Steven Gubser, traduit de l’anglais par Julien Bambaggi, Petite introduction à la théorie des cordes, Dunod, Malakoff 2012, 181 pages.

François Rouvière, Initiation à la géométrie de Riemann, Calvage & Mounet, Paris 2018, 343 pages.

Youri Sergueïevitch Vladimirov, Пространство-время, URSS, Moscou 2016, 202 pages.

Daniela Wuensch, Der Erfinder der 5. Dimension. Theodor Kaluza. Leben und Werk, Termessos, Gottingue et Stuttgart 2008, 716 pages.




Démocratie directe

Les Suisses se gargarisent du concept de « démocratie directe ». En réalité, il s’agit d’une démocratie semi-directe où le pouvoir des représentants du peuple est limité par le référendum d’initiative populaire, pour empêcher l’entrée en vigueur d’une loi ou d’un traité, ou par l’initiative populaire en matière constitutionnelle, qui a surtout abouti à ce que la Constitution fédérale contienne des dispositions indignes d’une constitution et qui sont en réalité de nature législative (de la construction des résidences secondaires au paiement d’une treizième rente mensuelle aux retraités). Bien entendu, par rapport à la France, où l’article 3 alinéa 1 de la Constitution du 4 octobre 1958 (qui dispose que l peuple exerce sa souveraineté par ses représentants et par la voie du référendum) est constamment violé depuis le départ du général de Gaulle (4 référendums en 10 ans sous sa présidence ; 0 référendum sous Sarkozy, Hollande et Macron), la Suisse apparaît comme bien lotie. Notons toutefois que certains pays connaissent des instruments de contrôle populaire bien plus raffinés encore : le référendum abrogatif en Italie, qui permet d’attaquer une loi déjà entrée en vigueur (et même depuis plusieurs années), et le droit de rappel dans plusieurs États américains, qui permet de révoquer le pouvoir exécutif avant le terme de son mandat.

Un viol permanent des consciences

Le principal parti attaché à la défense de la « démocratie directe » (en fait semi-directe) est l’Union démocratique du centre, qui a d’autant plus de mérite à le faire que son statut de minorité la condamne en général à échouer quand elle lance une initiative. Il est vrai aussi que l’électeur suisse votait autrefois selon des considérations politiques. Cela n’a plus guère cours aujourd’hui que nous assistons à un viol permanent des consciences par les médias de grand chemin qui, en Suisse, penchent à peu près tous dans le même sens. C’est ainsi que le vote insensé du canton de Genève sur le salaire minimum non négocié à indexation automatique sur l’inflation du 27 septembre 2020 fut précédé d’une intense mise en scène télévisuelle à propos de la « précarité » qui allait disparaître comme par magie après l’introduction de cette norme. N’importe quel étudiant de première année d’économie aurait pu expliquer que cela allait, au contraire, renforcer la pauvreté. Mais il va de soi que, pas plus dans ce domaine qu’en politique étrangère, la raison n’a droit de cité. Trois ans et demi plus tard, on constate, comme on pouvait le prévoir, que la « précarité » a augmenté et qu’elle touche de plus en plus les jeunes. Ce qui est normal, puisque c’est la conséquence automatique de l’introduction de ce genre de dispositions. 

Une décision du peuple qui n’a pas exactement effacé la précarité.

Autrefois, on savait que le recours à la souveraineté du peuple avait l’avantage de mettre en échec les pressions, les menaces, les violences qui pouvaient s’exercer contre une assemblée délibérative. C’est ainsi que, lors du procès de Louis XVI, ceux des conventionnels qui voulaient sauver le Roi, constatant que les députés étaient terrorisés par les sans-culottes qui s’agitaient dans les tribunes, avaient en vain demandé que le jugement de la Convention fût ratifié par le peuple, proposition rejetée le 15 janvier 1793 par 423 voix contre 286.

Aujourd’hui, la situation est radicalement différente. C’est sans doute le représentant du peuple qui est libre. Ne serait-ce que, surtout dans les pays qui connaissent la bienfaisante proportionnelle, les élus des divers partis travaillent ensemble dans tant de commissions et de comités qu’ils ont un minimum d’égards les uns pour les autres. L’électeur, lui, se souvient jusque dans le secret de l’isoloir du « bon vote » qui lui a été martelé par la télévision et la radio. Les humains les plus conditionnés de l’Histoire, comme disait Jules Monnerot… Le formatage médiatique permanent a transformé le vote populaire, qui était un frein aux excès, qui était la voix du bon sens, en une course en avant. À voir les mines réjouies de certains électeurs qui ont voté contre toute logique et même contre leur propre intérêt, je me demande s’ils croient vraiment qu’un journaliste de la télévision d’État va venir leur donner une médaille en chocolat pour avoir voté « progressiste ».

Une démocratie directe de moins en moins directe

Ceci étant, la vraie démocratie directe, l’absence de corps délibératif, le contact direct entre l’exécutif et les électeurs, ceci existe dans certains cantons suisses au niveau communal.  Voici un exemple concret que j’ai vu fonctionner dans mon village de résidence en Valais.

Il est vrai que le village n’en est plus un, puisqu’à force de fusions de communes, il est arrivé à compter 5’733 électeurs inscrits à la date du 3 mars 2024. Retenons bien ce chiffre : 5’733.

Me voici convoqué, un certain soir de novembre, à l’assemblée primaire qui doit délibérer d’une question vitale pour l’avenir de la commune. Mais vraiment vitale. Je me dois donc de soutenir l’exécutif communal. Je m’en vais ainsi vivre la vraie démocratie directe, telle un Athénien sous Périclès ou un Appenzellois sous Raymond Broger. « La liberté des Anciens », aurait dit Benjamin Constant. Premier problème : il faut bien que quelqu’un se dévoue pour garder les enfants. Horresco referens… Madame se sacrifie (là, j’ai l’impression de faire un aveu qui va me condamner à mort). J’ai tout à coup l’impression que la démocratie directe, c’est un système qui favorise ceux qui n’ont pas d’enfants. Doublement automatique de leur poids électoral. On est loin du vote familial.

Deuxième problème : un soir de novembre, dans les montagnes, on ne va pas tenir une assemblée primaire communale dans la prairie du Grütli. La commune a prévu une salle. Contenance : 500 personnes. 500 places pour 5’733 électeurs inscrits ? On prévoit dès le départ plus de 90% d’abstentions ? L’exercice démocratique est réservé aux plus endurants ?

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La première question à l’ordre du jour est capitale pour l’avenir de la commune. Comme la commune est relativement riche – enfin, riche pour un village valaisan -, elle n’a pas tendance à voter pour les formations politiques qui distribuent les subventions. (En fait, c’est plutôt mon village qui subventionne les villes de la plaine.) Comme par hasard, c’est surtout les représentants de ces formations que je vais devoir entendre pendant toute la soirée critiquer la proposition de l’exécutif communal sans avoir rien à proposer en rechange.

Au bout de quoi… trois heures, un peu plus, un peu moins, d’attaques contre l’exécutif communal, on finit par voter et le hasard fait que la proposition absolument salvatrice pour l’avenir de la commune finit par être adoptée. Peut-être que la minorité qui adhère aux partis distributeurs de la manne étatique n’a pas si bien réussi à prendre en main la composition de l’assistance. Mais je ne peux m’empêcher de me poser une question : qu’est-ce qui garantit, avec une participation de 500 électeurs sur 5’733 inscrits, qu’un parti qui représenterait 5% de l’électorat communal ne puisse s’arroger la majorité à une prochaine assemblée primaire ? Ailleurs, on bourre les urnes ; ici, on pourrait bien bourrer les salles.

Il est 23 heures et il reste trois autres points à l’ordre du jour. J’ai une famille et un boulot. Je ne vais pas rester toute la nuit pour participer au vote. Je me vois forcé de rentrer piteusement chez moi. L’exercice de mes droits de démocrate athénien s’arrêtera donc là.

Je me pose toutefois une question. En quoi l’exercice que je viens de vivre est-il plus démocratique qu’un vote d’un conseil municipal élu, avec un éventuel droit de référendum ?

Je doute donc que la démocratie directe soit plus démocratique que la semi-directe, elle-même de moins en moins démocratique, et de plus en plus conditionnée.

Retrouvez les autres articles de « la minute cynique du Docteur Claude »:

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Taupes, taupinières et taupiers: https://lepeuple.ch/taupes-taupinieres-et-taupiers/




Quelques livres d’un écrivain nommé François Mitterrand

Au cours de l’été 2022, je prenais un café en contemplant le beau paysage de Crans-Montana, lorsqu’un fou rire irrésistible s’empara de moi à la lecture du pamphlet de Michel Onfray contre François Mitterrand. (La cible est morte depuis un quart de siècle ; j’ignore ce qu’Onfray écrivait du vivant du personnage.) Une telle mauvaise foi confinait au talent.

Onfray exécutait en quelques lignes l’œuvre littéraire de François Mitterrand et exaltait celle du général de Gaulle au motif que celui-ci était publié dans La Pléiade : « Sauf Le Coup d’État permanent, son œuvre est en effet essentiellement constituée de bric et de broc avec des livres d’entretien ou des articles. Il y a loin de ces livres d’occasion à la Pléiade » (Onfray, page 280). 

Certes, mais la prestigieuse collection de la Pléiade n’est qu’une marque d’une entreprise privée qui s’appelle Gallimard. De même que le Prix Nobel reste une récompense décernée par l’Académie suédoise, qui récompense des personnalités selon des obsessions propres à la Suède – pangermanisme jusqu’en 1918, gauchisme depuis 1945.  Rien de tout ceci ne présage du jugement de la postérité. Onfray me pousse aussi à souligner que les œuvres de son idole Charles de Gaulle sont aussi des « livres d’occasion » : sans la deuxième Guerre mondiale, pas de Mémoires de guerre

Au demeurant, Onfray, qui s’enorgueillit de ce que le général de Gaulle soit entré dans la Pléiade, a-t-il lu cette édition ? On y trouve, page 432, la réfutation de sa thèse, lorsque le Général énumère François Mitterrand au nombre des chargés de mission qui faisaient la liaison entre le gouvernement français d’Alger et la France occupée. Le jugement de Charles de Gaulle sur l’action de Mitterrand dans la Résistance m’importe plus que celui de Michel Onfray.

Le travail d’un agent publicitaire qui s’ignore.

Onfray aura réussi à être le meilleur agent publicitaire de feu le leader de l’Union de la gauche, puisque cette attaque en règle m’a donné une envie que je n’avais jamais eue auparavant : lire François Mitterrand dans le texte. J’aime juger sur pièces.

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Mitterrand ne se moquait pas du lecteur.

Tout ce que Mitterrand a publié a fait l’objet d’une édition annotée, en quatre volumes d’Œuvres, aux éditions des Belles-Lettres. Cette maison était naguère connue pour ses éditions bilingues de classiques grecs et latins ; Mitterrand ferait-il désormais partie du cabinet des antiques ?

Je me suis donc procuré le premier volume des Œuvres de François Mitterrand et j’en ai lu les 648 pages. J’ai l’intention de lire les volumes suivants, mais j’estime que je peux déjà, à ce stade, exprimer une opinion sur les « livres d’occasion » moqués par le philosophe christophobe. 

Ce premier tome réunit quatre textes d’une longueur et d’un intérêt variables, mais qui ont tous en commun le souci de la qualité littéraire. Mitterrand ne se moquait pas du lecteur.

Dans le premier texte, Les Prisonniers de guerre devant la politique, un Mitterrand âgé d’à peine 29 ans raconte sa guerre, son expérience de la captivité, son engagement dans la Résistance avec d’autres prisonniers de guerre évadés. On y voit apparaître, page 33, un certain « Roger Pelat (colonel Patrice) », actif dans la Résistance en région parisienne. Il s’agit de l’industriel Roger-Patrice Pelat, impliqué dans le délit d’initiés de l’affaire Péchiney-Triangle en 1988 et dont l’amitié de cinquante ans faillit coûter cher au président Mitterrand. Sans compter que l’inépuisable imagination de Pierre Plantard de Saint-Clair fit du même Pelat un grand maître du mythique Prieuré de Sion – avis aux lecteurs du Da Vinci Code.

Le corps de ce volume est constitué de deux textes, Aux frontières de l’Union française (1953) et Présence française et abandon (1957), qui sont d’un tout autre calibre. Je tiens à le dire en toute sincérité : j’ai rarement rencontré, sous la plume d’un homme d’action, une telle puissance d’analyse jointe à une écriture aussi belle. Quand Mitterrand écrit ces deux livres, il a déjà connu une ascension politique fulgurante et a occupé des fonctions de premier plan, comme le ministère de l’Intérieur ou celui de la Justice. Mais le vrai tournant de la carrière de Mitterrand, c’est le passage au ministère de la France d’Outre-Mer en 1950. 

Catherine Nay a eu raison d’écrire, dans Le Noir et le Rouge, que la IVe République avait donné une carrière à Mitterrand, et que son opposition aux débuts de la Ve République lui avait donné un destin.

Pourtant, je crois tout aussi pertinent d’affirmer que c’est bien son implication dans les affaires coloniales qui a changé la stature de François Mitterrand. Je ne suis pas sûr que l’on retiendra de lui qu’il a présidé pendant quatorze ans au lent déclin de son pays (la chute verticale ne commencerait qu’avec son successeur). Qu’est-ce que cette performance toute quantitative par rapport à son action des années 1950, quand il a préparé l’indépendance de quatorze États et évité à la France autant de guerres coloniales ?

Un spécialiste avisé des affaires coloniales

L’homme qui s’exprime dans ces deux livres est avant tout un spécialiste avisé des affaires coloniales. Il a exercé des responsabilités régaliennes, mais il n’a jamais cessé de réfléchir. Le premier livre est une démonstration implacable de l’inutilité de la guerre d’Indochine, où la France a d’ores et déjà cédé à ses alliés nationalistes du type Bảo Đại ce qu’elle avait refusé à ses adversaires communistes du type Hô Chi Minh, et ne se bat donc plus pour ses propres intérêts, alors que ceux-ci sont en Afrique. Il démontre aussi les contradictions et les absurdités de la politique menée par la France dans son protectorat tunisien. 

Quatre ans plus tard, la France a perdu l’Indochine, la Tunisie et le Maroc. Mitterrand a beau jeu d’opposer ces échecs à la politique dont lui-même s’est fait l’artisan en Afrique noire, en acceptant de négocier avec les nationalistes menés par Félix Houphouët-Boigny. Une politique qui supposait le refus du racisme, la promesse d’un développement économique et social et l’acceptation du beau risque que constituait la victoire du Rassemblement démocratique africain dans des élections libres. Le récit de la fête de l’inauguration du canal de Vridi, pièce maîtresse du port d’Abidjan (pages 431-436), illustre tous ces aspects du grand dessein mitterrandien, puisque cette célébration du progrès technique en Afrique fut aussi l’occasion de témoigner aux élus nationalistes africains le respect qui leur était dû, et qu’on leur avait auparavant refusé.

Mitterrand lors de l’inauguration du canal de Vridi, en 1951.

Si la langue française a encore un avenir, et si cet avenir est en Afrique, c’est à Mitterrand que nous le devons, et au fait que la politique qu’il avait impulsée, malgré l’opposition de sa propre administration, ait été maintenue par les gouvernements d’une Quatrième injustement décriée. C’est moins que le grand État transcontinental franco-africain capable de rivaliser avec les USA et l’URSS dont rêvait le patriote Mitterrand. C’est infiniment mieux que la disparition de notre langue en Asie.

« La droite la plus bête du monde »

On entrevoit le déchirement de Mitterrand, rejeté vers la gauche par son milieu d’origine, la droite française, la « droite la plus bête du monde » (avec la genevoise, peut-être…). Une droite incapable de retenir quand il faut retenir et de lâcher quand il faut lâcher, chaque manifestation de force n’ayant été que le prélude à une nouvelle reculade. Des partisans de la « présence française », roseaux peints en fer-blanc, dont la vaine agitation aura à chaque fois mené à « l’abandon ». 

Mitterrand est aussi sans illusions sur les « alliés » de la France : à part la Grande-Bretagne, qui fut un partenaire loyal en Asie, mais n’hésita pas à semer la sédition en Afrique, il n’y a qu’ambitions impérialistes (les États-Unis) ou hostilité revancharde (l’Allemagne).

Dans son récit de voyage, La Chine au défi (1961), Mitterrand pressent la montée en puissance de la Chine populaire et la voit déployer ses pions en Afrique. Il est partagé entre l’admiration pour la capacité d’organisation du parti communiste chinois et la sidération devant le schématisme de son idéologie. Les pages consacrées à la méthode de l’autocritique et au cinéma de propagande sont des joyaux. Il est drôle de relever qu’à l’époque, on prenait au sérieux le titiste yougoslave Kardelj, critique de ses cousins maoïstes (page 516). Par ailleurs, Mitterrand cite Deng Xiaoping comme un des quatre successeurs potentiels de Mao (page 610) ; c’était bien vu.

S’agissant du style de ces « livres d’occasion », je me contenterai de soumettre au lecteur impartial, parmi des dizaines de passages qui m’ont enchanté, ce paragraphe de Présence française et abandon (pages 376-377) :

« Quand les cent un coups de canon qui devaient célébrer l’indépendance commencèrent d’ébranler le ciel admirable que teintaient de feux consumés les approches de la nuit, j’étais encore sur le sol tunisien. Ils n’avaient pas fini d’égrener leur solennelle et monotone antienne que notre avion piquant vers le nord laissait derrière lui, aux limites de l’horizon, la courbe étincelante de cette terre aimée. Tous nous la regardions en silence s’enfoncer dans les brumes du soir. Mais nous n’avions pas perdu courage. »

Je le confesse sans honte : j’aimerais être capable d’écrire comme François Mitterrand.

  • Charles de Gaulle, Mémoires, La Pléiade, Gallimard, Paris 2008, 1505 pages. J’invite volontiers Michel Onfray à lire au moins la page 432.
  • François Mitterrand, Œuvres, tome I, Les Belles-Lettres, Paris 2016, 648 pages.
  • Catherine Nay, Le Noir et le Rouge, in Le grand théâtre du pouvoir, Bouquins, Paris 2022, pp.267-606.
  • Michel Onfray, Vies parallèles De Gaulle-Mitterrand, J’ai Lu, Paris 2022, 504 pages.