La Marguerite des Marguerites
Cela fera bientôt un demi-millénaire que l’on lit l’Heptaméron de Marguerite de Navarre. Mais la sœur de François Ier fut bien plus qu’une prosatrice admirable et elle ne se limite pas à un seul livre. Une récente biographie par Patricia Eichel-Lojkine lui rend un hommage mérité. Je le confesse : j’ai eu autant de plaisir à lire ce livre que j’en avais eu, trente ans plus tôt, devant les nouvelles de la reine de Navarre.
Marguerite a vécu dans un monde qui différait du nôtre par l’omniprésence de la mort infantile et juvénile. Il n’est pas de pire expérience que de voir mourir ses enfants, y compris « ceux qui n’ont pas vu le jour », selon la belle expression utilisée pour la commémoraison des morts lors de la proscomidie dans l’Église orthodoxe roumaine. La biographie de Marguerite d’Angoulême est ainsi remplie de décès prématurés, y compris celui d’un fils mort à six mois en 1530. Nos ancêtres ne s’accoutumaient pas à ces morts ; ils en souffraient autant que nous ; mais ils essayaient de survivre par la foi. Et Marguerite, sœur de roi, souche de tant de rois puisqu’elle fut la grand-mère d’Henri IV par sa fille Jeanne d’Albret, fut avant tout une femme de foi. Mais de quelle foi s’agissait-il ?
Contrairement à sa fille, qui devait implanter la Réforme dans le Béarn en 1560, Marguerite est morte au sein du catholicisme romain – ce que Théodore de Bèze devait lui reprocher dans ses Icones en 1580-1581. Pourtant, toute sa vie s’est déroulée dans des cercles de « mal sentants de la foi », l’évêque Guillaume Briçonnet, Jacques Lefèvre d’Étaples, Clément Marot et bien d’autres. À travers la vie de la reine de Navarre, il est possible de découvrir les sources du protestantisme français, mais aussi de comprendre pourquoi la France du XVIe siècle n’a pas choisi la Réforme.
Un certain nombre de conditions semblaient pourtant réunies : un roi modéré ; sa sœur ouvertement réformatrice ; une hostilité permanente envers les champions de la Contre-Réforme qu’étaient les Habsbourg ; un clergé en grande partie ouvert au changement. Entre l’affichage des 95 thèses de Luther à Wittenberg le 31 octobre 1517 et l’affaire des Placards à Amboise dans la nuit dans la nuit du 17 au 18 octobre 1534, il y eut une période où tout semblait possible. La France était sans doute encline à accueillir un protestantisme de type luthérien, c’est-à-dire ouvert au compromis sur ce que Luther nommait les adiaphora (ἀδιάφορα) (cf. notamment l’article X de l’Epitomé de la Formule de Concorde), les choses indifférentes. Ce qui intéressait Marguerite et son entourage, c’était la doctrine luthérienne du salut par la foi, et la large diffusion de la Bible en français. En effet, la Sorbonne manifestait une hostilité fanatique à tout ce qui aurait pu transmettre aux masses la connaissance des Écritures. Il y a d’étranges constantes dans l’Histoire : l’Université, alors bastion du latin, aujourd’hui cheval de Troie de l’anglais, toujours hostile à la langue du peuple.
Tout aussi constant fut le combat de Marguerite pour la langue française. Le français comme langue de traduction des saintes Écritures, comme langue de prière, comme langue littéraire. La rédaction de l’Heptaméron s’inscrit aussi dans cette lutte, puisqu’il s’agissait de faire aussi bien que Boccace, mais en langue française. Cet engagement était partagé par son frère, qui fit enfin du français la langue officielle de ses États par l’édit de Villers-Cotterêts d’août 1539. S’il y a une personne que l’on est en droit de considérer comme la Mère de la Francophonie, c’est bien Marguerite de Navarre, non seulement écrivaine, mais aussi protectrice des arts et des lettres.
Mais ce qui ne pouvait attirer Marguerite, ce qui hérissait le plus grand nombre, ce que ne pouvait tolérer François Ier, c’est ce par quoi les réformateurs de langue française sont allés bien au-delà du luthéranisme : l’iconoclasme (combattu par Luther) et le refus de la présence réelle dans l’eucharistie (alors que Luther défendait la présence réelle – cf. article X de la Confession d’Augsbourg, article 6 des Articles de Smalkade, article VII de l’Epitomé de la Formule de Concorde).
À cet égard, le lecteur de cette biographie arrivera sans doute à la conclusion que le principal responsable de l’échec du protestantisme dans le royaume de France fut le pasteur picard Antoine Marcourt, qui, depuis Neuchâtel, inondait la France de pamphlets où il prenait plaisir à offenser les croyances de la majorité de la population en matière de sacrements et de liturgie. Lorsque François Ier trouva un exemplaire d’un de ces tracts incendiaires, placardé sur la porte de sa chambre à coucher, il ne restait plus aucune porte ouverte pour une coexistence pacifique : dans les circonstances de l’époque, la moindre apparence de tolérance de la part du souverain lui aurait aliéné l’opinion publique et coûté son trône.
On était toutefois loin des massacres qui allaient accompagner les guerres de Religion sous les derniers Valois, puisqu’il y eut environ 170 exécutions pour cause de protestantisme durant tout le règne de François, et qu’on ne peut pas non plus attribuer au roi tous les arrêts des Parlements. En revanche, plane sur sa mémoire la macule d’avoir autorisé, malgré l’opposition de sa sœur, et après quatre ans d’hésitation, l’exécution de l’arrêt de Mérindol du parlement d’Aix-en-Provence, qui, pour la première fois, condamnait des suspects sans procès ni jugement préalable, et étendait des peines individuelles à une collectivité entière. Cette décision aboutit au massacre des Vaudois du Lubéron (pour éviter toute confusion, on devrait plutôt les appeler Valdésiens, comme en italien) par Jean Maynier, baron d’Oppède et président du Parlement de Provence.
Dans ce monde où les mariages étaient arrangés, et souvent interrompus par le veuvage (ce fut le cas de Marguerite qui perdit son premier mari en 1525) et où les enfants arrivaient rarement à l’âge adulte, les liens entre frères et sœurs avaient une importance considérable. À partir du moment où François avait refusé le protestantisme, Marguerite ne franchirait pas le pas, ne pouvant envisager d’infliger une pareille douleur à son frère. Elle fit tout ce qu’elle pouvait pour protéger les protestants persécutés, mais elle ne les rejoignit pas. Marguerite avait toutefois bien d’autres attaches qui la retenaient dans le catholicisme, malgré ses penchants réformateurs, et le premier de ces liens était la foi dans les sacrements. Son cas a probablement été celui de milliers d’autres, et explique comment le protestantisme français s’est condamné à une condition de minoritaire.
Rien n’est plus touchant dans la vie de la reine de Navarre que l’attachement qu’elle éprouvait pour son frère, de telle sorte que la mort de l’autre le 31 mars 1547 présageait la mort de soi le 21 décembre 1549. Comment ne pas citer ici les vers composés par Marguerite à la mort de François :
Mes larmes, mes soupirs, mes cris
Dont tant bien je sais la pratique
Sont mon parler et mes écrits
Car je n’ai autre rhétorique.
Marguerite fut une grande poétesse, même si le jugement de la postérité a donné raison à Claude Gruget, éditeur de l’Heptaméron en 1559, qui avait prévu que c’est ce recueil de nouvelles qui vaudrait à la reine de Navarre de rester dans les mémoires. Un siècle plus tard, elle servait déjà de source d’inspiration à Jean de La Fontaine pour un de ses Contes(La servante justifiée) :
Pour cette fois, la Reine de Navarre
D’un « c’estoit moy » naïf autant que rare,
Entretiendra dans ces Vers le Lecteur.
Parmi ces nombreux visages de Marguerite, c’est la réformatrice religieuse que je voudrais retenir en conclusion. L’Europe connaît depuis le début du XXIe siècle des mutations religieuses importantes, qui ne se limitent pas à l’implantation de l’Islam. Des bastions réputés inexpugnables de l’Orthodoxie (Roumanie) ou du catholicisme (Pologne) se déchristianisent. En revanche, l’athéisme marxiste-léniniste, qui paraissait inébranlable, recule ici ou là au profit de l’Islam (cas de la Russie) ou du protestantisme (cas de l’Ukraine).
En France, la religion qui progresse le plus vite est le protestantisme. De même, la Réforme s’est solidement implantée dans les anciennes colonies françaises et belges, où la langue française s’est, elle aussi, enracinée. Je possède une édition de la liturgie luthérienne en français réalisée par la filiale canadienne du Synode du Missouri à l’intention de paroisses francophones fondées, non seulement au Québec, mais aussi en Amérique anglophone, par des immigrés africains et malgaches.
Toutefois, il semble que ces convertis d’Afrique et de France aient en grande majorité rejoint des Églises anhistoriques et qu’ils connaissent fort peu les racines du protestantisme de langue française. Ce serait un grand bonheur pour moi si ces quelques lignes consacrées à la Marguerite des Marguerites trouvaient un lecteur dans ces milieux et amenaient l’un de ces nouveaux convertis à s’intéresser à ces grandes figures intellectuelles et spirituelles qui s’épanouirent sous le règne de François Ier.
André Birmelé et Marc Lienhard, La foi des Églises luthériennes, Cerf/ Labor et Fides, Paris / Genève 2003, 605 pages.
Carl E. Braaten, Principles of Lutheran Theology, Fortress Press, Philadelphie 1983, 144 pages.
Église luthérienne du Canada, Liturgies et cantiques luthériens, Winnipeg 2009, 864 pages.
Patricia Eichel-Lojkine, Marguerite de Navarre, Perrin, Paris 2021, 395 pages.
Marguerite de Navarre, L’Heptaméron, édition par Simone de Reyff, GF Flammarion, Paris 1982, 564 pages.