Netflix

“All political lives end in failure” (Enoch Powell). Certains prennent un raccourci et échouent avant d’avoir commencé. Depuis les poubelles de l’Histoire où j’ai établi mon séjour, je vais vous entretenir d’un prodigieux voyage au pays merveilleux de Netflix.

Je commence par une confession. J’ai regardé un feuilleton sur Netflix. Je pourrais vous dire que c’était parce que j’étais très malade, mais ça, ce n’est vrai qu’à partir du 2e épisode. Le 1er épisode, je l’ai regardé parce que j’ai été accroché par les premières minutes. Une reconstitution impressionnante de la Révolution culturelle chinoise de 1966. Un physicien pékinois est battu à mort pour avoir enseigné la relativité et le Big Bang. Jarnicoton, de l’anticommunisme sur Netflix ! S’achèteraient-ils une conduite ?

Ça s’appelle Le Problème à 3 corps et c’est l’adaptation Netflix d’une trilogie de romans de science-fiction chinois. D’où le fait qu’ils ont dû garder un début à Pékin sous la révolution culturelle. Pour le reste, les romans se passent en Chine et les personnages sont chinois, alors Netflix a « internationalisé » pour le public « international ». Autant s’intéresser à ce que veut dire « internationaliser » à la sauce Netflix.

Bon. L’action est transposée au Royaume-Uni, un pays certes un peu moins woke et « internationalisé » que le Canada, mais Netflix s’est sans doute rendu compte que c’était trop ridicule d’imaginer le Canada défendre la Terre contre une invasion extraterrestre (ou faire quoi que ce soit d’important, d’ailleurs). Les physiciens d’Oxford sont chinois, latino-américains ou « africains ». Eh oui, la différence entre les wokes et moi, c’est que les wokes sont racistes. Pour eux, un Noir, fût-il originaire de la Beauce, de l’Alentejo ou du Wisconsin, c’est toujours un « Africain ». Pour moi, Gaston Monnerville, c’était un Français ; pour les wokes, un « Africain ». Les wokes ne s’encombrent pas non plus trop de faire la différence entre un Ivoirien et un Sénégalais, un Angolais et un Mozambicain, un Ghanéen et un Botswanais. Donc, on saura juste que le physicien est originaire « d’Afrique » (c’est dit dans un des épisodes). 

À un moment, on apprend que la physicienne chinoise est en couple avec un officier de marine britannique, donc forcément d’origine indienne. Elle va dîner dans la famille de son promis. (Heureusement, ils continuent à cuisiner indien et ne se sont pas convertis à la « cuisine » anglaise ; la fiancée fera donc un bon repas.) Et là, il y a une scène qui montre l’ampleur de la tragédie qu’est la transformation d’un roman de science-fiction écrit pour un public chinois en un feuilleton TV destiné aux Barbares. Là où je suppose que le roman – que je n’ai pas lu – doit contenir des pages d’explications scientifiques, on a droit à une minute d’une sorte de Kaluza-Klein pour les Nuls, avec un plagiat du Flatland d’Abbott, sous la forme d’une démonstration que la fiancée chinoise fait avec des galettes, démonstration forcément ridicule, puisque, dans l’univers de la télévision occidentale, tous les scientifiques et tous les érudits sont ridicules. Le père du fiancé raconte un affrontement avec les Pakistanais. Tiens ? Tous les Noirs sont « Africains », mais les Indo-Pakistanais sont soit Indiens, soit Pakistanais ? Serait-on mieux informé de ce côté-là chez Netflix ?

Les seuls pays qui comptent sont l’Anglosphère et la Chine. Pas besoin de faire des sourires aux esclaves allemands, français ou italiens des USA. Mais comme la production est étasunienne et que les USA sont dans l’ALENA, on doit faire risette au Québec et au Mexique. On a donc une physicienne sud-américaine qui parle à un moment en espagnol, et un dialogue en français d’une rare débilité entre le guide américain des amis des extraterrestres et une fillette embarquée sur le bateau qui prépare leur accueil.

Au denier épisode, on apprend que le monde peut être sauvé, sous l’auspice de la secrétaire générale des Nations-Unies ( !), par trois Wallfacers, mot qui viendrait du bouddhisme ( !!) :  un général chinois, une combattante kurde du PKK, et le physicien « africain » nommé plus haut. Tiens, deux communistes sur trois sauveurs de l’humanité ? Netflix n’est peut-être pas si anticommuniste que le laisserait supposer le premier épisode. Il faudrait que je demande aux maoïstes français qui ont « démontré », sur leur site Internet, qu’Enver Hoxha n’était pas communiste (https://vivelemaoisme.org/l-albanie-et-enver-hoxha/ publié en ligne le 28 août 2018). Peut-être que Netflix cherche à désorienter la vraie gauche en faisant l’éloge du révisionnisme façon Deng Xiaoping aux dépens de la pure doctrine maoïste.

En résumé, le monde selon Netflix, c’est un univers dans lequel personne n’a de religion, où tout le monde parle anglais, où la vie se limite à des objectifs de carrière et les loisirs à des jeux vidéo, et où tout le monde prend au sérieux l’Organisation des Nations-Unies. Ça va pour décrire le canton de Genève, mais pour appréhender la complexité du reste du monde ?

Il y a d’ailleurs une scène hilarante qui se passe à Genève, au CERN, avec un policier genevois qui parle anglais… avec l’accent britannique. Sans doute une fleur de Netflix aux Genevois, les montrant tels qu’ils se voient (et ne s’entendent pas). Parce que pour la réalité… Procurez-vous une archive sonore de Tocard d’Estaing croyant s’adresser en anglais à la « presse internationale » le soir de son élection à la présidence de la République française en 1974, et vous comprendrez ce que je veux dire. 

Quant à l’ONU comme solution de tous les problèmes… L’ONU, c’est plutôt le fonctionnaire international qui, à Genève, le 29 février 2024, m’a menacé d’appeler la police parce que je lui avais demandé de s’adresser à moi en français. Universalisme ou impérialisme ?

Je reste en admiration devant la magie de Netflix. Ou comment transformer un roman de science-fiction chinois en un manifeste impérialiste anglo-saxon… mais si politiquement correct.




Des cartes et des hommes

Lorsque Dieu donna les cartes à jouer aux hommes, Il leur donna en même temps le remède contre l’ennui. Mais les jeux ont eu un début, et ils auront une fin. Un jour, il n’y aura plus de joyeux joueurs de jass et de belote, et tarotage et sirotage ne seront plus les mamelles de la Francophonie. Et ce jour sera l’un des plus tragiques. À moins que le goût de la convivialité et la fidélité aux racines ne sauvent les cartes, si fragiles et si importantes.

Certes, le poker et le bridge se sont imposés dans le monde entier avec la culture anglo-saxonne, au point que l’on a oublié que le bridge, malgré son nom, n’a rien d’anglais et qu’il est apparu vers 1870 dans les milieux cosmopolites, mais francophones, des grands ports de l’Empire ottoman. Il n’empêche que les Allemands continuent de jouer au skat, les Italiens à la scopa, les Russes au dourak, et les Basques au mus. Fait majeur de civilisation, au point que la méthode Assimil d’initiation à la langue basque unifiée contenait une leçon consacrée au mus.

La plupart des choses que nous croyons immémoriales sont en fait récentes. Bien des danses folkloriques sont en fait d’anciennes danses de cour, abandonnées à la ville, et maintenues dans les villages. Les Français ne jouent à la belote que depuis la guerre de 1914, et pourtant elle passe pour aussi traditionnelle que la dentelle du Puy. 

Nos ancêtres, avant la Révolution industrielle, jouaient beaucoup. Puis on a sacrifié deux générations à l’esclavage de la machine pour que leurs descendants puissent entrer dans la civilisation des loisirs. Loisirs dans lequel le jeu de cartes n’a jamais retrouvé la place prépondérante qui fut la sienne sous l’Ancien Régime.

Gustave Caillebotte, La Partie de bésigue (1881), Louvre Abu Dhabi.

Et pourtant… Huysmans, dans Marthe, décrit très précisément le déroulement d’une partie de bésigue. Ce jeu que Caillebote a représenté dans un tableau célèbre. Dans l’édition de la Pléiade, note 4, page 1489, le bésigue est défini comme un « jeu de cartes traditionnel français, très populaire au XIXe siècle ». Certes, ce jeu a perdu de sa superbe, au point que l’on ne sait plus qu’un briscard, c’est à l’origine un joueur qui a levé beaucoup d’as et de dix au bésigue. Mais ma dernière partie de bésigue remonte au 9 septembre 2023, ce qui prolongerait de beaucoup le XIXe siècle. Et l’on trouve des applications pour jouer au bésigue contre un ordinateur. Il ne faut pas trop vite enterrer les jeux.

Il y a des traditions locales qui, tel le village d’Astérix, résistent à la déferlante du poker et du bridge. Je doute qu’il y ait encore des joueurs de piquet, pourtant distraction principale de la Gigi de Colette dans le Paris de 1900. Mais la crapette évoquée par Paul Morand dans La clef du souterrain se porte toujours bien. Il paraît qu’on trouve encore des pratiquants du whist qui a donné son nom à une des nouvelles des Diaboliques de Barbey d’Aurevilly.  Le jeu de l’hombre survit au Danemark, alors qu’il a disparu ailleurs. Le tarot, qui agonise en Autriche, a reconquis la France au cours du dernier demi-siècle. Il y a des jeux qui ne se pratiquent plus guère que dans un village – la chouine à Lavardin. Sympathique forme de résistance à tous les impérialismes.

Sans compter qu’une simple navigation sur Internet permet de constater que, dans bien des villages, le concours de belote, de tarot ou de jass est la principale, voire la dernière, forme de lien social.

Elles nous accompagnent depuis tant de générations, ces cartes à jouer, que leur arrivée en Europe, depuis un Orient imprécis, se perd dans les brumes de l’oubli. À peine savons-nous que Charles VI le Fol jouait à la bataille et que les cartes à jouer étaient bien implantées chez nous au début du XVe siècle. Et les chroniques de l’empire des jeux de cartes restent emplies de mystères. 

Là encore, les autorités ecclésiastiques ont manqué le coche, puisqu’en 1452, à Erfurt, le légat papal Jean de Capistran faisait encore brûler les cartes à jouer. Heureusement, cet affront a été réparé par le pasteur bernois Ruedi Heinzer, auteur d’une stimulante théologie du jass.

Leur adoption par les Britanniques et les Américains a popularisé dans le monde entier les enseignes françaises – carreaux, cœurs, piques et trèfles. Mais il y aussi des enseignes allemandes – cœurs, feuilles, glands et grelots – et des enseignes espagnoles et italiennes qui, ailleurs, ne sont utilisées que pour le tarot divinatoire – bâtons, coupes, deniers et épées. Comme souvent, la Suisse est le pays des particularismes et le conservatoire des traditions disparues ailleurs. Il ne s’agit pas seulement des enseignes propres à la Suisse alémanique – écussons, glands, grelots et roses. Plus édifiant est le fait que dans la Surselva, l’Oberland grison, on joue encore au Troccas, variante locale du tarot français pratiquée avec des enseignes espagnoles et des légendes en français. (Une association grisonne vient toutefois de traduire, au bout de trois cents ans, les légendes de ces cartes du français vers le romanche sursilvan.) Il s’agit d’une variante du tarot de Besançon, depuis longtemps oublié en France au profit du tarot de Marseille pour la divination et du tarot Grimaud pour le jeu, mais qui a donné naissance aux cartes suisses 1JJ, variante dans laquelle Jupiter et Junon remplacent le Pape et la Papesse. Ledit tarot suisse 1JJ est encore utilisé pour le Troggu, autre variante encore plus localisée du jeu de tarot, limitée à quelques villages du district de Viège, dans le Haut-Valais. Dans le reste de la Suisse alémanique, le tarot suisse n’est plus utilisé qu’à des fins divinatoires. 

Mais la réalité est encore plus complexe. Milan, Gênes et Turin italiennes jouent avec les enseignes françaises, de même que Berne et Bâle pourtant alémaniques. En sens inverse, la Vendée et la Saintonge, bien françaises, jouent à l’aluette avec des cartes espagnoles. Dire que l’on joue avec les enseignes suisses à l’est de la ligne Brunig-Napf-Reuss, soit environ 100 kilomètres à l’est de la frontière linguistique, sur l’ancienne démarcation entre les Burgondes et les Alamans, est une simplification. Quel accident de l’Histoire explique l’existence d’une enclave thurgovienne qui joue avec les cartes françaises sur les rives du lac de Constance, bien à l’est de Zurich ?

Une libération du hasard

L’histoire des jeux de cartes est celle d’une libération du hasard. Des jeux qui étaient à la mode au XVIIIe siècle, comme le pharaon, nous seraient sans doute insupportables aujourd’hui, encore que le jeu du nain jaune ait survécu à toutes les révolutions et toutes les guerres. Étape par étape, on en est arrivé à des jeux où le hasard ne joue plus de rôle, comme le Differenzler suisse ou la Bâtarde créée en France au début du XXIe siècle. Je ne me lasse jamais de cet avis du ministère autrichien des Finances qui a exclu le Tarock de la liste des jeux de hasard et constaté qu’il était un jeu d’adresse.

Il est dommage que le français, contrairement à l’allemand, n’utilise pas des mots différents pour désigner le tarot divinatoire et le tarot ludique. Depuis plus d’un siècle, ils sont pourtant distincts jusque dans leur apparence physique. Celui qui tient entre ses mains les arcanes majeurs du tarot divinatoire a devant lui un résumé de la civilisation occidentale, puisque l’Hermite n’est autre que Diogène, que c’est Alexandre le Grand qui trône sur le Chariot et que la Papesse perpétue la mémoire de Manfreda de Pirovano. Quant au joueur de tarot, il célèbre encore et toujours, à travers les 21 atouts du jeu, le mode de vie de la Troisième République française avant le déluge de 1914.

Annonce de 1932 dans Paris-Soir. Une certaine civilisation française dont on peut se montrer nostalgique.

Un jeu français de belote contient à la fois l’Antiquité, la matière de Bretagne (Lancelot, le valet de trèfle), la matière de France (Charles, alias Charlemagne, le roi de cœur) et la geste de Jeanne d’Arc (Lahire, le valet de cœur). L’adultère jubilatoire qui donne son nom au bésigue, le mariage du valet de carreau et de la dame de pique, découle en toute logique de ce que Hector et Pallas sont les seules figures d’un jeu français qui se regardent. Le joueur de belote tient ainsi dans ses mains trois mille ans d’histoire.

Une boîte d’initiation au jass publiée en 2019 par AGM AGMüller proclame que « ces jeux favorisent la mémoire, la réflexion stratégique et la flexibilité ». Loin de moi l’idée de le contester. On le sait depuis Joseph de Maistre : « la chose la plus utile aux hommes, c’est le jeu ». Je ne me lasserai jamais des paroles du penseur savoisien :

« Je ne veux pas considérer la chose par le côté moral et sublime ; je ne veux pas examiner quel avantage doit avoir dans les affaires celui qui a passé sa vie à méditer sur la puissance des Rois, des Dames, et des Valets. Sous ce point de vue, j’aurais trop beau jeu. Allons terre-à-terre, et dites-moi, je vous prie, si vous trouvez quelque moyen comparable au jeu pour perfectionner deux qualités éminentes : la mémoire et la présence d’esprit ? »

Une excellente école de volonté

Je m’étonne plutôt que, dans la Suisse du XXIe siècle, il soit nécessaire de rappeler de telles évidences et de faire la propagande des jeux de cartes. Car enfin, ces jeux comme la belote ou le jass, où le valet, à l’atout, devient soudain la carte la plus puissante, n’est-ce pas la lutte de ceux qui veulent sortir de la médiocrité et qui aspirent à un succès éclatant ? N’est-ce pas le résumé de ce que fait l’Occident depuis qu’il est devenu capitaliste ? N’est-ce pas une très excellente école de volonté ?

D’où la liste interminable des hommes d’État qui ont lié leur nom aux cartes. Une quantité de conseillers fédéraux suisses joueurs de jass. Le cardinal Mazarin et le hoc. Talleyrand et le whist. Napoléon et le vingt-et-un. Guy Mollet et la belote. Edgar Faure et le tarot. Winston Churchill et le bésigue qui n’avait de chinois que le nom. Józef Piłsudski et Charles de Gaulle, amateurs de réussites, dont certaines sont attribuées à Napoléon. Giscard d’Estaing et le gin-rami. 

Et le barbu lié à jamais à la famille Mitterrand. Cela ne me surprend guère, s’agissant d’un jeu où il faut chasser le roi de cœur, prénommé Charles comme un certain général dont François Mitterrand était le principal adversaire politique. D’où le délicieux petit roman policier de Roger Gouze, beau-frère du leader socialiste, La partie de Bambu, plus tard adapté à la télévision sous le titre L’énigme blanche.

Le jeu de barbu des Mitterrand, cela semble bien dépassé. Pourtant, quelque part en Suisse, deux petites filles jumelles qui n’ont pas six ans jouent chaque semaine au Roi des Nains, la version simplifiée et médiévale-fantastique du barbu mise au point par Bruno Faidutti. 

Alors je me dis qu’avec un peu d’efforts, de convivialité et de volonté de transmission des parents aux enfants, la veine souterraine du jeu de cartes, qui irrigue l’Europe depuis plus de six siècles, ne tarira pas.

  • Roger Caillois e.a., Jeux et sports, Encyclopédie de la Pléiade, Paris 1967, 1826 pages.
  • Daniel Daynes, Le livre de la belote, Bornemann, Paris 1996, 160 pages.
  • Daniel Daynes, Les 30 meilleurs jeux de cartes, Bornemann, Paris 2001, 128 pages.
  • Thierry Depaulis, Histoire du Bridge, Bornemann, Paris 1997, 176 pages.
  • Ruedi Heinzer, Sonntagsjass, Theologischer Verlag Zürich, Zurich 2019, 120 pages. 
  • Joseph de Maistre, « Six paradoxes à Madame la Marquise de Nav… », in Joseph de Maistre, Œuvres, édition établie par Pierre Glaudes, Bouquins, Robert Laffont, Paris 2007, pp. 103-174.



Taupes, taupinières et taupiers

Sans taupes, pas de taupier. J’aime bien les taupiers depuis que j’ai lu Aline, le premier roman de Ramuz. Bien entendu, je ne savais pas, quand je l’ai lu, que je lierai ma destinée à celle d’une Aline. Un roman qui raconte une histoire tragique et surannée de jeune fille séduite et abandonnée qui se suicide en se pendant à un arbre (et qui tue par la même occasion l’enfant qu’elle porte) et qu’un taupier vaudois découvre au matin. Les taupes et les taupiers sont entrés dans ma vie.

Mais la taupe, ce n’est pas que ce petit mammifère aveugle. Une taupe, ça peut être un humain au regard bien aiguisé. Surtout s’il veut mériter son salaire de taupe. Car à quoi sert-il d’infiltrer une taupe chez l’ennemi si la taupe ne voit rien et n’a rien à raconter à son employeur ?

Un agent soviétique à L’Express

Il y a pourtant des taupes qui n’ont rien à raconter et qui n’en parlent pas moins. Ainsi, le pays voisin a failli sortir de son hébétude en découvrant que le sieur Philippe Grumbach, rédacteur en chef d’un de ses hebdomadaires de référence, L’Express, dans les années 1970, avait été un agent soviétique. Pour quiconque a lu le premier volume des mémoires de Catherine Nay, ça ne saurait surprendre : elle dresse du personnage un portrait si peu reluisant qu’il ne lui manquait que d’avoir en plus trahi son pays. 

Philippe Grumbach du temps de sa gloire, sur le téléjournal d’Antenne 2.

Certes. Mais dans la mesure où des hebdomadaires comme Le Nouvel ObservateurL’Express ou Der Spiegel ont fait infiniment plus de mal à la civilisation occidentale que n’auraient pu le faire des périodiques ouvertement communistes, on se demande à quoi servait la taupe Grumbach et ce qu’il aurait pu ajouter à ce pandémonium. Il faudrait plutôt se poser des questions sur le gros capitaliste qui possédait ce journal, le sieur Jean-Jacques Servan-Schreiber. Qu’est-ce que ce président du parti radical qui voulait supprimer l’héritage ? (Quand on voit où les droits de succession à 45% ont mené la France, on frémit à l’idée de ce que donneraient des droits de 100%). Qu’est-ce que cet ancien ministre de Giscard qui faisait partie des « visiteurs du soir » qui voulaient convaincre Mitterrand de mener une politique plus socialiste ?

À côté de la taupe inutile, il y a la taupe carrément nuisible : j’ai nommé le camarade Günter Guillaume, des services secrets de l’Allemagne de l’Est. La construction de taupinières ayant été le sport national des pays communistes, on pouvait en arriver au stade où il n’importait plus que la taupe apportât un avantage quelconque au camp socialiste. Or donc, la République démocrate allemande se frottait les mains d’avoir infiltré la taupe Günter Guillaume dans l’entourage de Willy Brandt, chancelier de la République fédérale allemande. Une analyse quelque peu objective de la situation aurait dû amener l’Allemagne communiste à penser qu’il était de son propre intérêt de ménager un homme d’État qui avait pris acte de la division de l’Allemagne et qui pensait qu’il était plus logique d’avoir des relations diplomatiques avec l’autre Allemagne que de nier la réalité. Que croyez-vous qu’il advint ? La taupe Günter Guillaume fut démasquée, et le scandale emporta Willy Brandt. À force d’envoyer des taupes creuser partout sous le sol ouest-allemand, la RDA venait de marquer un magnifique but contre son propre camp, en entraînant la chute du premier dirigeant du camp d’en face qui avait commencé à entrer en pourparlers avec elle.

Willy Brandt (à gauche) et la taupe Günter Guillaume à Niedersachsen, en 1974. (Bundesarchiv, B 145 Bild-F042453-0011 / Wegmann, Ludwig / CC-BY-SA 3.0)

Cher lecteur, je souhaite toutefois que ces deux exemples funestes ne t’amènent pas à mépriser les taupes et à mésestimer leur utilité. Pour un Guillaume qui a causé un désastre diplomatique, combien de taupes discrètes et efficaces qui, de leurs petites pattes, ont modifié le cours de l’Histoire. Depuis Pavel Makarov, l’aide de camp du général blanc Maï-Maïevski, qui travaillait en fait pour les Rouges, jusqu’aux quatre généraux du Guomindang qui renseignaient Mao Zedong. Mais la taupe la plus efficace de tous les temps, c’est une taupe qui s’était mis volontairement au service de la France contre l’Union soviétique ; une taupe qu’on n’avait même pas eu à infiltrer, puisqu’elle était déjà sur place : j’ai nommé l’immortel Vladimir Vetrov. Eh oui, c’est encore mieux quand on n’a pas à creuser soi-même la taupinière.

L’agent Farewell. L’homme qui a détruit la puissance militaire du bloc communiste en livrant aux capitalistes tout le réseau d’espionnage scientifique soviétique en Occident. Les mystères de la VPK… non pas vente par correspondance, mais военно-промышленная комиссия, la commission militaro-industrielle. 

Les taupiers soviétiques n’étaient visiblement pas plus efficaces dans la chasse au Vetrov que les taupiers ouest-allemands dans la chasse au Guillaume. Car enfin, Vetrov ne fut démasqué que lorsque toutes ses informations eurent été utilisées, parce que Mitterrand les avait livrées à Reagan, pensant que la taupe avait été démasquée… car le pauvre Vetrov était bien en prison, mais pour une affaire de crime passionnel.

Bon, ce n’est pas Hollywood qui vous apprendra que la modeste DST française a fait chuter l’Empire soviétique.

Pour le reste, il faut bien qu’on attrape des taupes de temps en temps. Mais si toutes les taupes étaient capturées, quel travail resterait-il encore aux taupiers ? Ayons donc pitié des taupes.




Le Berbère et le temple de Salomon

Dans ma lointaine enfance, cela ne faisait aucun doute. Ce Sésac, c’était Sheshonq Ier, pharaon berbère de la tribu des Mashawash, originaire de l’actuelle république de Libye, qui avait régné vers 950 avant Jésus-Christ. Il y eut deux dynasties de pharaons berbères (les XXIIe et XXIIIe dynasties) comme il y eut une dynastie de pharaons nubiens (la XXVe dynastie). Pour le reste, cet ethnonyme de Mashawash n’indique rien de précis, si ce n’est qu’il était bien Amazigh, Berbère :

 « Il s’agit en fait du nom que les Berbères se donnent eux-mêmes Imazighen (au singulier Amazigh). Ce nom a été transcrit par les étrangers sous des formes variées : Meshwesh par les Egyptiens, Mazyes et Maxyes par les Grecs, Mazices et Madices par les Latins. Au XIVe siècle, le grand historien Ibn Khaldoun explique qu’une branche des Berbères, les Branès, descend de Mazigh. Que certains habitants de l’Afrique antique aient déjà placé quelque ancêtre Mazigh ou Madigh en tête de leur généalogie ne saurait étonner puisqu’ils se sont, de tout temps, donné ce nom. » (Gabriel Camps, « L’origine des Berbères », in Ernest Gellner, Islam : société et communauté. Anthropologie du Maghreb, Les Cahiers CRESM, CNRS, Paris 1981 ; cité in Bernard Lugan, Histoire de l’Afrique, Editions Ellipses, Paris 2008, note 2, page 98.) 

La nouvelle carrière de Sheshonq

Il se trouve que, près de trois mille ans après ses exploits supposés, ce Sheshonq a connu une nouvelle carrière. En effet, les nouveaux États du Maghreb ne se sont pas contentés d’être musulmans, après s’être débarrassé de leurs minorités chrétienne (issue de la colonisation, puisque les chrétientés autochtones s’étaient éteintes au XIIe siècle) et juive (présente depuis des siècles).  (Processus qui s’est étalé sur un quart de siècle au Maroc, mais qui a été réalisé en Algérie en six mois, avec une rare violence). Les nouvelles autorités n’ont pas tenu compte de ce que les Berbères avaient été en pointe du combat contre les Français. Elles ont voulu bâtir des États non seulement musulmans, mais arabes. Comme si le Pakistan, la Turquie, l’Iran ou l’Indonésie n’étaient pas des États musulmans, bien qu’ils ne soient pas arabes, et comme si les Berbères n’étaient pas aussi musulmans que les Arabes. Il en a résulté une certaine frustration chez les Berbères, qui se sont mis en quête d’ancêtres prestigieux.

En 1980, Ammar Negadi publia le premier calendrier amazigh, basé sur une nouvelle ère servant au comput des années d’une manière indépendante du calendrier occidental (chrétien) ou du calendrier islamique. Ainsi naquit l’ère de Sheshonq, ou de Chachnak, dont on fixa le début au 14 janvier ~950, date supposée à laquelle Sheshonq Ier (désormais appelé Chachnak par les berbérophones) serait monté sur le trône d’Égypte. On commença donc directement avec l’année 2930. Ce n’est pas sans rappeler le principe de la période julienne de Scaliger.

Pourquoi faire démarrer une ère un 14 janvier ? Parce que les Berbères ont l’habitude de fêter Yennayer, leur Nouvel An, le 14 janvier. Il s’agit bien entendu d’une trace du calendrier julien, mis en place par Jules César et Sosigène en ~46 et officiel à partir du 1er janvier ~45, qui a aujourd’hui treize jours de décalage avec le calendrier grégorien, et qui en aura quatorze au XXIIe siècle. Cette survivance de la fête, et son nom même qui rappelle le mois latin de januarius, sont probablement les dernières reliques de la longue présence romaine en Afrique du Nord avant la conquête arabe. L’article « Calendrier » de l’Encyclopédie berbère (E.B., M. Gast et J. Delheur, 1992) confirme que le calendrier julien reste usité au Maghreb pour les travaux agricoles.

Ce n’est pas la seule relique calendaire qui existe dans le monde arabe. Ainsi, au Machrek, les noms donnés au mois du calendrier grégorien sont en fait issus de l’ancien calendrier syro-babylonien (cf. Rita Nammour-Wardini et Daniel Krasa, Grammaire de l’arabe, Assimil, Chennevières-sur-Marne 2020, pp. 192-193). Le mois d’avril se dit ainsi نيسان  naysân en Syrie, qui est bien entendu le mois de nisan au cours duquel le Christ fut crucifié. Il se dit  أبريل ‘abrîl au Maroc, qui est un emprunt au français.   

Yennayer est un jour férié officiel en Algérie depuis le 27 décembre 2017 et au Maroc depuis le 14 janvier 2023. En outre, il est inscrit au patrimoine immatériel de la France (au titre de la région Île-de-France) depuis 2020.

Célébrations de Yennayer. en Algérie. (Photo : Koukoumani)

Mais voici qu’en 1991, un groupe d’archéologues britanniques (Peter James, I.J. Thorpe, Robert Morkot et John Frankish) et grec (Nikos Kokkinos) a contesté l’identification traditionnelle entre le pharaon berbère Sheshonq Ier et le pharaon שישק / Σουσακιμ de la Bible. Ces auteurs montrent à quel point la chronologie de la fin de l’Âge du Bronze dans le bassin méditerranéen est fragile et sujette à caution. En effet, on a décidé que les listes des dynasties égyptiennes établies par Manéthon au IIIe siècle BCE étaient un cadre dans lequel devait s’inscrire la chronologie de toutes les civilisations voisines. Ces auteurs considèrent par conséquent qu’il faut remettre en cause toute la datation des dynasties égyptiennes, ce qui bouscule toute la chronologie des civilisations grecque, hittite, assyrienne, etc., et entraîne surtout la disparition des quatre « siècles obscurs » (1200-800 av. Jésus-Christ) pendant lesquels il est censé ne rien s’être passé dans l’histoire grecque. Il convient avant tout de réduire la durée de la troisième période intermédiaire entre la chute du Nouvel Empire égyptien et la période finale de l’Antiquité égyptienne : la fin du Nouvel Empire ne se situerait pas vers ~1069, date traditionnelle, mais vers ~825.

Quelle est la conséquence de cette théorie quant à l’identité du « roi d’Égypte » ( מלך מצרים , βασιλεὺς Αἰγύπτου) des saintes Écritures ?

Nos archéologues contestataires acceptent la chronologie biblique qui fixe la mort du roi Salomon, et la division subséquente de son royaume, vers 930 avant notre ère. La prise de Jérusalem par Sésac, dans la 5année du règne de Roboam, se situerait donc vers ~925. En revanche, James et ses collègues retardent d’environ un siècle l’avènement du pharaon berbère Sheshonq / Chachnak sur le trône. Ils démontrent comment l’identification Sésac / Sheshonq, adoptée par les égyptologues depuis les années 1820, a permis d’utiliser les données bibliques pour corroborer les listes de Manéthon, l’avènement de Sheshonq étant fixé d’autorité en ~945 et devenant la première date de la chronologie égyptienne à reposer sur des « faits » (p. 230). Il semblerait pourtant que l’archéologie ne corrobore pas l’Histoire officielle, puisqu’on a trouvé à Byblos, dans l’actuel Liban, un fragment de statue portant le cartouche de Sheshonq Ier et une inscription phénicienne selon laquelle le roi Abibaal de Byblos avait fait venir la statue depuis l’Égypte (p. 248). Or, Abibaal semble avoir régné peu de temps avant l’an 800 avant NSJC. Il s’ensuit donc que l’avènement de Sheshonq Ierse serait produit en ~820 plutôt qu’en ~945.

Même si cette constatation dérange la chronologie traditionnelle, elle a le mérite de réconcilier le récit biblique au moyen duquel les égyptologues prétendent corroborer les listes de Manéthon avec ce que l’archéologie nous apprend de Sheshonq Ier. En effet, les vestiges retrouvés à Karnak font bien état d’une campagne de Sheshonq Ier en Palestine, mais Jérusalem ne figure pas parmi les villes conquises, alors qu’elle est l’objectif principal du raid égyptien dans la Bible. Au contraire, la campagne de Sheshonq apparaît dirigée contre le royaume d’Israël (le royaume du Nord), alors que, dans le récit biblique, la campagne de Sésac est dirigée contre le royaume de Juda (le royaume du Sud). Jéroboam, le premier roi du Nord, était un allié de l’Égypte selon la Bible hébraïque (cf. I Rois 11,40 et I Rois 12,2), qui plus est marié à la princesse égyptienne Ano (fille de Sousakim !) selon la Bible grecque (cf. III Rois 12, 24e dans la Septante). Conclusion : les égyptologues veulent faire coïncider Sheshonq Ier avec le Sésac biblique sur la base d’un récit biblique qui dit le contraire des hauts faits revendiqués par Sheshonq Ier. Les partisans de la chronologie officielle balaient la contradiction en émettant l’hypothèse que Pharaon aurait souhaité frapper son protégé Jéroboam aussi bien que son ennemi Roboam (note 34 p. 379). Nos contestataires préfèrent, quant à eux, en tirer la conclusion que Sheshonq Ier n’était pas le Sésac de la Bible. Alors, dans ce cas, qui était-il ?

Gravure d’un relief de Sheshonq Ier trouvé au temple de Karnak. (George Rawlinson, 1886)

Nos auteurs proposent une nouvelle datation de l’histoire égyptienne, en rallongeant considérablement la durée du Nouvel Empire et en réduisant celle de la troisième période intermédiaire. Ils fixent le règne de Ramsès III vers le dernier tiers du Xe siècle plutôt que dans les années 1186-1155 de la datation officielle – donc 250 ans plus tard. Le nom biblique Chichak serait une déformation de l’égyptien Sessi (Ssysw), diminutif de Ramsès (p. 257, et note 135 p. 385).

Après tout, n’oublions pas que le texte biblique n’était pas vocalisé à l’origine. La graphie שׁישׁק, lue aujourd’hui Shishaq, était peut-être un Chichk, un Chichek, un Chichak, voire un Sissek. Il me paraît en tout cas intéressant que le nom français traditionnel de ce personnage, Sésac, ainsi que le nom de la Bible grecque, Σουσακιμ, n’excluent pas des lectures penchant vers une déformation de Sessi. Il ne faut pas non plus oublier que nous ne savons pas comment on vocalisait l’égyptien hiéroglyphique, l’écriture hiéroglyphique ne notant pas les voyelles (cf. Jean-Pierre Guglielmi, L’Égyptien hiéroglyphique, Assimil, Chennevières-sur-Marne 2010, p. XV).

Une révision déchirante

Ainsi, admettre la thèse de James et de ses co-auteurs, thèse jamais réfutée mais jamais acceptée non plus, reviendrait à identifier le Sésac biblique, qui s’empara du Temple de Jérusalem vers ~925, avec Ramsès III. Le raid de Sheshonq Ier, lui, ne serait pas expressément mentionné dans la Bible et se situerait vers ~810, à l’époque du règne de Joachaz en Israël et de Joas en Juda. Pas expressément mentionné, car nos archéologues expriment l’hypothèse que l’expédition de Sheshonq Ier aurait pu avoir pour but, non pas de frapper le royaume d’Israël, mais, au contraire, de l’aider à récupérer des villes conquises par les Araméens. En effet, la Bible décrit des relations cordiales entre l’Égypte et le royaume d’Israël jusqu’à la fin (cf. l’ambassade envoyée en Égypte par Osée, dernier souverain du royaume du Nord, pour demander de l’aide contre les Assyriens, in II Rois 17,4). Or, d’après la Bible, il y eut bien, sous le règne de Joachaz, une aide extérieure, celle d’un « sauveur » (מושׁיע ; σωτηρίαν), au secours du royaume d’Israël face aux Araméens (II Rois 13, 1-5). 

Si l’on admet que, lors d’une expédition qui serait intervenue vers ~810 et non plus vers ~925, Sheshonq Ier aurait en fait repris des villes arrachées par les Araméens Hazaël et Ben-Hadad au royaume d’Israël, alors ce pharaon ne serait rien d’autre que le mystérieux et anonyme « sauveur » de la Bible.

Ainsi, si les thèses de James, Thorpe, Morkot, Frankish et Kokkinos étaient exactes, les militants berbéristes n’auraient plus qu’à faire partir l’ère amazighe de l’an ~835 plutôt que de l’an ~950.  Cette révision déchirante serait sans doute plus que largement compensée, pour les Berbères, par le fait que la Bible nomme « sauveur » celui dont ils ont fait leur héros national sous le nom de Chachnak.

Pour aller plus loin

Peter James, I.J. Thorpe, Robert Morkot, John Frankish et Nikos Kokkinos, Centuries of Darkness, Pimlico, Londres 1992, 426 pages.




Quand le ciel nous tombera sur la tête

Un soir d’été, quelques jours avant la Théophanie, j’étais l’invité d’un homme d’État à la retraite. Il avait été, dans sa région et au-delà, une grande figure de la droite. (Cette dernière précision suffit à vous indiquer qu’il ne pouvait s’agir du canton de Genève.)

En face de sa maison, il y avait l’à-pic d’une montagne vide de toute remontée mécanique, de toute habitation, de toute centrale électrique, bref une montagne oubliée des hommes.

Il y eut alors un long moment où je pris conscience que, pour la première fois depuis des années, j’avais en face de moi la nuit originale, le ciel constellé d’étoiles, sans aucune trace de lumière artificielle. L’effet était saisissant et me plongeait dans une forme d’intranquillité. 

Je me rendis alors compte que la pollution lumineuse était devenue pour moi la norme, et que la nuit, telle qu’elle avait existé autrefois et telle qu’elle survivait dans ce coin de montagne, m’était devenue une chose étrange et étrangère.

Quelques jours plus tard, j’entreprenais la lecture d’un des livres très spécialisés que Springer arrive encore à publier en imprimant à la demande.

J’eus un moment de honte lorsque je me rendis compte que le livre que je lisais était en fait une traduction de l’italien vers l’anglais, et que j’avais manqué à mes devoirs envers la Péninsule en ne l’achetant pas dans la langue d’origine. J’ai retrouvé bonne conscience à la fin, lorsque Madame Patrizia Caraveo explique que Saving the Starry Night est la version anglaise considérablement révisée et mise à jour de l’original italien Il cielo è di tutti. Et puis l’édition anglaise a pour couverture une photographie d’une beauté renversante des trois cimes de Lavaredo, dans les Dolomites, au coucher du soleil en octobre 2020.

Sauver la nuit étoilée, donc. Mais dans quel but ? Et la sauver de quoi ?

La Nuit étoilée de Vincent van Gogh, en 1889.

Caraveo, qui travaille à l’institut national d’astrophysique à Milan, nous rappelle d’abord l’importance du ciel en tant qu’héritage culturel. Les anciens regardaient le ciel et ils y voyaient des prodiges auxquels nous sommes devenus indifférents. Le ciel a une histoire, que rappellent ces constellations qui évoquent des mythes grecs et ces étoiles aux noms arabes ou latins issus d’empires disparus. N’oublions pas non plus que la révolution scientifique a commencé avec l’astronomie : citons les noms de Copernic et de Galilée, le messager des étoiles. Mais ceci a fait l’objet d’un autre livre, et justifierait une autre chronique. 

À la nuit s’oppose la lumière, elle aussi objet de découvertes scientifiques de premier plan auxquelles reste attaché le prix Nobel de physique accordé à Einstein en 1919. Et la lumière artificielle fait reculer, décennie après décennie, la nuit : les observatoires astronomiques historiques, comme celui de Paris ou celui de Naples, étaient construits au cœur des villes. À partir du moment où l’éclairage nocturne est devenu la norme, les observatoires ont dû être déplacés vers des lieux de plus en plus sauvages, désert d’Atacama ou sommet du volcan Mauna Kea.

Le livre abonde en graphiques et en photographies qui montrent que la nuit recule année après année et qu’elle n’existe presque plus en Europe occidentale. Toutefois, même dans cette petite partie du monde, les différences sont impressionnantes : la pollution nocturne est 7’000 fois plus importante dans la région de Delft, riche en serres artificielles, que dans les Hébrides extérieures (page 45). Dans un ciel 10 fois plus éclairé qu’au naturel, il n’est plus possible de voir la Voie lactée (page 63).

Il appartient toutefois à l’auteur de nous convaincre que cette pollution lumineuse n’est pas souhaitable. En effet, nous savons aussi que l’éclairage de nos villes représente une victoire sur un danger bien tangible, qui était celui des brigands qui profitaient de l’obscurité pour attaquer les passants. Alors, comment justifier que des ténèbres puissent être préférables à la lumière ?

Ce livre contient donc une apologie de l’obscurité. L’excès d’éclairage nocturne s’oppose au rythme circadien, porte atteinte au sommeil, favorise le cancer par la diminution de la mélatonine, détruit le biorythme des animaux, des insectes et des végétaux et provoque la mort de très nombreux insectes. 

Bien entendu, la solution ne réside pas dans des opérations politico-publicitaires sans lendemain comme « une nuit sans éclairage dans le Grand Genève » : à un problème créé par la technique, il existe des solutions techniques. Caraveo cite l’exemple de Tucson, dans l’Arizona, où l’utilisation de lampes à sodium à basse pression a permis de diviser par 3 la pollution nocturne sans aucune incidence sur les habitudes de vie de la population (page 77). J’en déduis que l’innovation technique et scientifique est un meilleur remède aux diverses formes de pollution que les hausses d’impôts et l’écriture inclusive.

La nuit est belle est un événement co-organisé depuis 2019 par le Grand Genève, le Muséum d’histoire naturelle de Genève, la Société Astronomique de Genève et la Maison du Salève.

La pollution électromagnétique affecte aussi les ondes radio, et entraîne une perte d’efficacité aussi grande pour la radioastronomie que la pollution lumineuse pour l’astronomie optique. 

Les deux derniers chapitres du livre ouvrent les perspectives les plus inquiétantes, et aussi les plus stimulantes. Sous nos yeux indifférents, le ciel est en train de devenir le terrain d’une nouvelle révolution industrielle. Notre époque panurgique aura en effet vu l’avènement de deux individualités originales, Michel Houellebecq en littérature et Elon Musk dans l’industrie. Le prophète et l’ingénieur. On sait que le deuxième est parti à la conquête du ciel. 

L’entrée du Prométhée de Pretoria dans le domaine spatial nous fait changer d’ère. Depuis le Spoutnik soviétique de 1957 jusqu’à 2019, on a lancé 9’000 satellites, dont seulement 1’500 fonctionnent encore (page 151). Le réseau GPS repose sur en tout et pour tout 32 satellites, dont 24 actifs en permanence, et coûte 2 millions de dollars par jour à l’armée étasunienne (pages 127-128). Or, Space X de Musk a obtenu l’autorisation d’en lancer 12’000. Le consortium One Web a obtenu l’autorisation d’en lancer 6’372 ; Samsung 4’700 ; Amazon 3’263 ; Boeing 3’000 ; en comptant les plans de Facebook, Link, Kepler, Telsat et divers projets russes et chinois, on va vraisemblablement arriver à 100’000 satellites. Comme ils auront une durée de vie de 5 à 10 ans, il y aura à terme 10’000 lancements par an pour maintenir cette population. Comme d’habitude, l’Europe occidentale, terre devenue hostile aux entrepreneurs et réticente à la science et à la technique, est complètement hors du coup et ne saura que critiquer les autres au lieu d’agir. Passer de 9’000 satellites à 100’000 satellites, c’est créer une situation qui est riche de promesses (l’Internet par satellite), mais aussi de menaces. Très impressionnante à cet égard est la photo de la trace laissée dans l’espace par le premier train de 60 satellites lancé par Musk en mai 2019 (page 119). Ce serait un mensonge que d’affirmer que tout a été prévu : on ne sait pas vraiment quels sont les risques liés à une telle cohue dans l’espace, d’autant plus que la plupart de ces engins se trouveront sur une orbite assez basse. Comment éviter les collisions ? Le 2 septembre 2019, on est passé très près d’une collision entre un satellite de l’Agence spatiale européenne et un satellite de Musk. Si toutes les branches de l’astronomie souffrent d’ores et déjà (le passage d’un train de satellites Space X suffit à rendre inutilisable une image du ciel – page 139), la plus touchée sera l’observation des astéroïdes qui représentent un danger potentiel pour la Terre. Il est aussi possible que la radioastronomie soit mise en danger par les interférences dues à la prolifération de ces nouveaux utilisateurs de fréquences radio. Et peut-on vraiment affirmer qu’il n’y aura aucun risque lié aux épaves ?

Il n’est pas question de jouer au luddite et de condamner cette nouvelle aventure industrielle. Musk est plus ouvert que d’autres aux dialogues avec ses critiques, et il a réponse à tout : si ses satellites gênent le travail des observatoires sur Terre, alors il faut envoyer les observatoires dans l’espace (page 159).

Il faut en revanche rappeler qu’il n’y a eu aucun examen réel des risques liés à cette nouvelle étape de l’industrie spatiale. Les autorisations sont délivrées par la commission étasunienne des communications (Federal Communications Commission). Or, celle-ci est un des très rares organismes du gouvernement de Washington, qui, de par la loi, est exempté d’examiner les conséquences de ses décisions sur l’environnement. Ce qui est exigé pour un permis de construire ne l’est pas pour le lancement de 12’000 satellites. En droit international, le traité sur l’espace du 27 janvier 1967 est dépassé, car il n’appréhende que dans une mesure très limitée (article VI) l’intervention d’acteurs non gouvernementaux dans l’espace. Aucun juriste n’est assez naïf pour penser que la législation peut régler tous les problèmes, mais on a tout de même le droit de penser que certaines autorisations ont été accordées à la légère.

En conclusion, tous les acteurs concernés (États ; industriels ; scientifiques compétents en astronomie, astronautique et astrophysique ; consommateurs) devraient sans doute coopérer à une prévention des risques liés à cette nouvelle révolution industrielle. 

On ne peut qu’être frappé par la richesse d’un livre qui, en si peu de pages, nous parle aussi bien des difficultés des chasseurs d’étoiles que de la mort des insectes ou de l’invasion de l’espace. Car enfin, si l’humanité a passé le XXesiècle à fantasmer sur des envahisseurs venus d’autre planète, c’est bien elle qui est en train de s’emparer de l’espace.

La pollution lumineuse, en bien des lieux, nous a déjà conduits à faire l’expérience bien réelle d’une nuit privée d’étoiles, différente de celle qu’avait vécue Thomas Merton. Le risque est maintenant que les satellites se substituent aux étoiles, et que le ciel nous tombe, définitivement, sur la tête.

  • Patrizia Caraveo, Saving the Starry Night, Springer, Cham 2021, 165 pages.



Leonid Brejnev, le dictateur méprisé

Quand j’étais un tout petit enfant et que mes parents m’autorisaient par intermittence à regarder le journal télévisé, deux personnages étaient les ennemis absolus de tout ce que nous étions : l’ayatollah Khomeini dans la catégorie islamiste, et Leonid Brejnev dans la catégorie communiste. Mais si le premier faisait peur, le second incarnait la nullité. Dans son pays, le bourreau de la Tchécoslovaquie et de l’Afghanistan faisait surtout rire. Ce qui n’est pas la première qualité qu’on attend d’un dictateur. Surtout d’un secrétaire général du parti communiste de l’URSS. Au moins cela laisse-t-il supposer qu’on ne risquait plus le Goulag à rire du maître de l’Union soviétique.

Andreï Kozovoï, dont la remarquable biographie s’appuie sur des archives étonnantes, et notamment sur les carnets personnels de Brejnev, pose donc la question : s’il y avait quelque chose à chercher au-delà de la « gangue de mépris » dans laquelle Brejnev est enfermé depuis si longtemps ?

Il faut juger sur pièces

Les gens de gauche croient que le mépris va des supérieurs aux inférieurs. C’est faux. J’ai connu un parti politique où la secrétaire de direction, qui n’avait aucune qualification particulière, écrasait de son mépris les adhérents qui exerçaient des professions libérales. Le fait que, comme tout un chacun, je méprise Brejnev ne garantit pas que je vaille mieux que lui sur le plan intellectuel ou moral. Il faut juger sur pièces.

L’itinéraire du personnage avant son accession au pouvoir mériterait à lui seul une longue notice.

Il naît en 1906, au cœur de l’Ukraine, mais dans une famille ouvrière russe qui venait d’y immigrer. La décrépitude dans laquelle le communisme a laissé les territoires de l’ancien Empire russe ne nous permet plus d’imaginer qu’avant la première Guerre mondiale, certaines régions de l’Ukraine et de la Russie connaissaient un essor industriel et agricole qui laissaient présager un avenir autrement plus radieux que celui qui serait plus tard bâti par Lénine et Staline. Son père était un ouvrier qualifié, bien payé, croyant orthodoxe, qui ne rêvait pas de révolution, mais de bonnes études pour son fils. Tous ces rêves furent balayés par la Révolution de 1917. Même pas adolescent, Brejnev assista à l’avènement du régime le plus cruel qu’on ait vu jusqu’alors en Europe. Il fut malade du typhus, la maladie caractéristique de ces temps de troubles. Il gagna sa vie dans une fabrique de beurre, puis comme chargeur de pommes de terre. Voilà un pedigree d’authentique ouvrier qui aura fait défaut à la plupart des leaders marxistes, et pas seulement en Union soviétique.

Il combine ensuite formation technique dans la sidérurgie, militantisme communiste et fonctions administratives, sans que l’on puisse déterminer son degré d’implication dans les atrocités de l’époque (dékoulakisation, Holodomor et purges).

Brejnev (à droite) commissaire politique en 1942. (Source : hrono.ru)

Il finit la deuxième Guerre mondiale comme général de brigade. Même en tenant compte de la protection de Khrouchtchev et de Mekhlis, il paraît douteux qu’un individu d’une médiocrité absolue ait pu atteindre un tel grade à l’âge de trente-huit ans.

Ce vrai bourreau de travail, soumis à un surmenage incessant (deux accidents cardiaques avant ses cinquante ans !), se verra successivement confier la reconstruction de la région de Zaporojia, la soviétisation de la Moldavie (c’est-à-dire la Bessarabie arrachée à la Roumanie) et la mise en valeur des « terres vierges » du Kazakhstan.

En 1957, il soutient Khrouchtchev contre le « groupe antiparti » mené par Malenkov et Molotov et est promu membre titulaire du Présidium du Parti communiste d’URSS, avec la responsabilité du programme spatial dans lequel il était d’ailleurs impliqué depuis plusieurs années. Le bip-bip du Spoutnik, c’est quand même aussi grâce à lui…

De 1960 à 1964, il est chef de l’État soviétique, une fonction essentiellement protocolaire qui lui permet néanmoins de tisser de nouveaux réseaux. Il retrouvera ce poste en 1977.

En octobre 1964, une conjuration lui donne enfin un vrai pouvoir, puisqu’il devient premier secrétaire, puis secrétaire général, du Parti communiste d’Union soviétique. Contrairement à la vulgate répandue en Occident, il n’y a pas Khrouchtchev le « libéral » et Brejnev le « stalinien » : par exemple, Brejnev a mis fin à la persécution religieuse sanglante qu’avait relancée Khrouchtchev, promoteur du raid contre le monastère orthodoxe de Pochaïv en Volyhnie.

En politique extérieure, Brejnev est confronté à un dilemme majeur. L’intérêt de l’Union soviétique en tant que grande puissance, plus ou moins État successeur de l’Empire russe, c’est de contrôler les dépenses militaires, de ne pas avoir à lutter sur deux fronts (Chine et Occident) et de coopérer avec les pays capitalistes sur le plan technique et scientifique. La mission de l’Union soviétique en tant qu’idéocratie dépositaire du marxisme-léninisme, sortie du crâne de Lénine et n’ayant aucun lien avec la Russie des tsars, c’est de faire la guerre à ces mêmes pays capitalistes jusqu’à ce que le communisme règne sur la planète entière. L’URSS mourra de ne pas avoir choisi à temps entre son intérêt et sa mission. La question se pose de nos jours à la Russie de Poutine : revendiquer l’héritage soviétique, est-ce se réclamer d’un État, ou d’une idéologie ?

Les sources montrent un Brejnev plutôt partisan de la détente et de la coexistence pacifique, malgré l’invasion soviétique de la Tchécoslovaquie en août 1968. Il avait une volonté de désidéologiser (page 298) les relations internationales qui n’était pas partagée par tous les dirigeants du Kremlin. Une coopération est nouée dès 1966 avec la France dans le domaine spatial. Un rapprochement avec l’Allemagne de l’Ouest commence dès 1969. Et surtout, il parvient en 1972 à des accords de désarmement avec les États-Unis de Nixon – quant à lui, un sincère partisan de la paix.

Avec Nixon lors d’une visite officielle aux États-Unis en 1973. (Source : National Archives and Records Administration)

Sur le plan intérieur, l’URSS reste l’URSS : corset idéologique, répression permanente, absence de liberté. Mais un trait distingue Brejnev de ses prédécesseurs. Il veut que le peuple mange à sa faim. C’est la quadrature du cercle, tant le système communiste a plongé la population dans une culture de l’assistanat. Il fait ce que les autres n’auraient jamais fait : acheter du beurre à la France pour atténuer la pénurie, par exemple (page 264), ou annuler la dette des kolkhozes envers l’État.

À partir de 1974, c’est le déclin. Cette année-là, Brejnev perd ses trois principaux partenaires dans le monde capitaliste – mort physique pour Pompidou, mort politique pour Willy Brandt et Nixon. Ses problèmes de santé s’accentuent. Au demeurant, les difficultés d’élocution de plus en plus marquées de Brejnev n’étaient pas dues à l’alcoolisme, mais à un problème dentaire jamais résolu. Il faut ajouter les conséquences d’un mode de vie particulièrement stressant, avec insomnies et overdoses de somnifères. Mais cette forme de déchéance physique l’exposait au soupçon de démence sénile et d’ivrognerie. D’autant plus que la mise en scène de sa propre personne jusqu’au grotesque, sa vanité outrancière (il fut l’homme le plus décoré de tous les temps) et ses tentatives de réécrire à son avantage l’histoire de la deuxième Guerre mondiale eurent un effet grossissant. Il faut y ajouter la corruption de son entourage familial, qui contribuera à détruire le peu de respect dont il bénéficiait encore. Brejnev deviendra petit à petit la risée du monde entier, connaissant une véritable « mort avant la mort » (page 367). Ce qui est plus grave, c’est le mépris qu’ils suscitait en Union soviétique elle-même, devenant ainsi le premier dictateur qui fait rire. Imagine-t-on Staline en sujet favori des plaisanteries ?

L’expulsion de Soljenitsyne, le repli sur la vulgate marxiste-léniniste et surtout l’invasion de l’Afghanistan en 1979 achevèrent de faire disparaître des mémoires le Brejnev diplomate et aimable de ses premières années au pouvoir. Encore faudrait-il rappeler que le but de l’intervention soviétique en Afghanistan avait été de soutenir une faction plus modérée des communistes afghans contre une faction plus extrémiste (page 361), et que la descente aux enfers de l’Afghanistan avait commencé avec la chute de la monarchie en 1973.

Le règne de Brejnev s’acheva sur une guerre sans fin en Afghanistan. (DR)

L’invasion de l’Afghanistan provoqua des sanctions américaines qui, ajoutées à la baisse des prix du pétrole, achevèrent ce qui restait de l’économie soviétique. Alors que Brejnev avait promis à son peuple un avenir de paix et de prospérité, son règne s’acheva sur une guerre sans fin en Afghanistan et une pénurie qui s’aggravait de jour en jour. Et pourtant, c’est bien Brejnev qui aura promu le réformateur Gorbatchev – preuve que le vieux dictateur n’était pas entièrement sclérosé.

Et pourtant, un sondage de 1994 montrera que, pour la population russe, les années 1965-1982 avaient été les « plus positives » depuis la chute de Nicolas II. Tant il est vrai que si l’homme ne vit pas que de pain, il a aussi besoin de pain : sous Brejnev, le niveau de vie des républiques les plus avancées de l’Union soviétique se rapprochait de celui du Portugal ; douze ans plus tard, la Russie deviendrait, pour une brève période, un pays du Tiers-Monde, et l’Ukraine l’est restée jusqu’ à ce jour, avec un PIB par habitant qui, avant la guerre de 2022, la mettait au niveau des Philippines.

Le Brejnev des dernières années a totalement occulté l’autre Brejnev, qui avait contribué à apaiser la guerre froide et qui avait voulu que ses sujets mangeassent à leur fin malgré une économie dysfonctionnelle. En fin de compte, son histoire nous montre qu’il arrive que le ridicule tue.

  • Andreï Kozovoï, Brejnev, Perrin, Paris, 2021, 462 pages.



Paul Deschanel, ou quand la lucidité détruit

En 1988, j’allais sur mes treize ans, et pour la première fois (et la dernière avant 2022), je me passionnais pour une élection présidentielle en France. (Il est vrai que quand on a connu François Mitterrand, la plupart de ceux qui sont venus après paraissent un peu fades.) Cet intérêt me conduisit à lire l’histoire des présidents de la République française. S’en détachait un personnage grotesque, nommé Paul Deschanel, qui avait dû démissionner au bout de sept mois de présidence, après avoir sauté d’un train en marche, s’être baigné tout habillé dans un étang, s’être pris pour Napoléon, etc. Bref, un fou.

Aussi ai-je été très étonné lorsqu’en 2022 a paru une biographie consacrée à Paul Deschanel par Thierry Billard (en fait la réédition d’un livre paru à l’origine en 1991). Que pouvait-on écrire sur un personnage aussi insignifiant et qui n’avait laissé d’autre trace dans l’histoire que celle du comique de service ?

À ma grande surprise, la vie de Deschanel est passionnante, même s’il s’agit d’un grand destin raté. Il s’inscrit dans un temps que nous ne pouvons plus imaginer, où il était possible de faire une carrière politique en étant de sexe masculin, beau, bien habillé, père de trois enfants, académicien français et courtois. Encore plus extraordinaire : il fut élu député à neuf reprises consécutives, dont quatre élections où il n’y eut même pas de candidat contre lui, tant sa popularité était évidente dans sa circonscription d’Eure-et-Loir.

Deschanel visait la présidence de la République, et pour gagner cette élection qui se faisait à l’époque par le vote des députés et des sénateurs réunis en Congrès, il évita avec le plus grand soin les portefeuilles ministériels qui auraient pu lui valoir des ennemis. Cette absence d’expérience du pouvoir exécutif devait se retourner contre lui lorsqu’il eût enfin atteint son objectif.

En revanche, il occupa la fonction, très importante dans ce régime parlementaire presque pur qu’était la IIIe République, de président de la Chambre des Députés, et ceci pour deux longues périodes, de 1898 à 1902 et de 1911 à 1920. Il joua donc un rôle non négligeable lors de la première Guerre mondiale.

Ce qui rend la vie de Paul Deschanel intéressante malgré son absence d’expérience gouvernementale, c’est que cet homme a beaucoup écrit (dix-huit livres !) et beaucoup parlé. Le but d’un parti politique n’est pas que d’avoir des élus (pour quoi faire ?) et de peupler les conseils d’administration des entités étatiques et parastatales. Il n’est pas entièrement anormal qu’un parti fasse de la politique, ait un programme et défende des idées. Et des idées, Deschanel en avait beaucoup.

Paul Deschanel, alors député d’Eure-et-Loir, représenté chez lui en 1893 par l’illustrateur Frédéric Régamey.

Il était une figure de proue de ce qu’on appelait les républicains opportunistes, mais qui se qualifiaient eux-mêmes de progressistes. Il s’agissait d’une droite attachée à la forme républicaine des institutions, libérale sur le plan économique, laïque, conservatrice sur le plan social, nationaliste en politique étrangère, et absolument pas hostile à des réformes dans tous les domaines, pour autant que ces réformes fussent possibles. Comme, à l’époque, on réservait le terme de droite aux monarchistes, cette tendance se disait de centre gauche, tout en se considérant comme un équivalent français du conservatisme britannique (le « torysme »). Oubliés de nos jours, ces républicains progressistes dominèrent la vie politique française pendant une vingtaine d’années, de 1879 à 1899, et eurent un excellent bilan dans la plupart des domaines. Leurs positions étaient bien résumées par Deschanel dans une interview qu’il donna au Matin (page 94) : « Je ne refuserai mon vote à aucune loi qui adoucira la condition des travailleurs. Mais je repousserai toute loi qui portera atteinte à la liberté et à la propriété individuelle. » Comme quoi on peut être modéré et avoir des principes.

À peu près toutes ses prises de position publiques au cours de sa longue carrière politique font apparaître une conscience aiguë du déclin de son pays et une remarquable capacité d’analyse. Par exemple, il insista toute sa vie sur le fait que les faiblesses de la IIIe République ne venaient pas des lois constitutionnelles de 1875, mais de la lecture erronée qui en était faite, et qu’il fallait rendre à la présidence de la République ses pouvoirs constitutionnels dont elle avait été privée par la coutume. Bien que député, il était très soucieux de rétablir les prérogatives du Sénat et conscient de ce que le bicamérisme était le meilleur rempart « contre les entraînements soudains, contre les mouvements passionnés et violents, soit dans un sens, soit dans l’autre » (17 novembre 1896). Une phrase que peut particulièrement méditer le lecteur suisse, qui vit sous un régime où les deux Chambres ont des pouvoirs égaux.

Quand on voit la France de 2023, on se rend compte qu’elle n’a toujours pas réglé les maux que dénonçait Paul Deschanel, partisan de l’équilibre budgétaire, de la représentation proportionnelle (il proposait un système de vote cumulatif qui rappelle celui que la Suisse connaît pour l’élection du Conseil national), de la décentralisation, du référendum communal et de la liberté absolue de la presse. Un siècle de perdu ?

Il percevait bien le problème du socialisme. Il avait de la sympathie pour les socialistes utopiques français (Saint-Simon et Fourier), mais il avait prédit que le marxisme ne pouvait aboutir qu’à l’échec économique. Plus encore, il avait vu, dès 1894, ce que serait trente ans plus tard la réalité de l’Union soviétique, premier État socialiste : la dictature de la « paperasserie bureaucratique, lente, compliquée, coûteuse » (page 130). Convaincu de la nécessité de réformes sociales, il défendait la solidarité entre les classes, qui amènerait la prospérité économique, et donc les ressources financières nécessaires à une politique sociale. Toute réforme devait se faire par étapes, en tenant compte des possibilités et des circonstances.

Bien loin d’être un discoureur de salon, il avait des idées bien arrêtées en matière économique : mutualités, coopératives, impôt sur le revenu calculé sur les signes extérieurs de richesse, syndicalisme agricole, syndicalisme ouvrier non révolutionnaire, protectionnisme lorsqu’il fallait défendre des secteurs fondamentaux de l’économie.

Au bout de trente ans de vie politique, c’est la Grande Guerre qui décida de son destin et qui scella une carrière brillante par un échec dévastateur. Il fut l’un des premiers, avec Jacques Bainville, à comprendre qu’une victoire militaire allait se transformer en défaite diplomatique. Il était bien conscient que le traité de Versailles n’offrait aucune garantie de sécurité à la France, et que rien n’empêcherait une nouvelle guerre. Il comprit que l’Europe avait été jouée par les Anglo-Saxons. Il s’indigna des affronts infligés aux amis de la France – la Belgique, l’Italie, la Roumanie. Il fut l’un des rares à comprendre qu’en acceptant que le traité de Versailles eût aussi une version anglaise, Clemenceau avait porté un coup irréparable au prestige de la France au moment où elle aurait été en droit de réclamer le prix du sang versé et des victoires remportées.

 Cette lucidité devait le broyer, et finalement le tuer.

Lors de l’investiture, en février 1920.

C’est un homme déjà désespéré qui est élu à la présidence de la République en janvier 1920. Il se rend alors compte de ce que cette tâche épuisante est de pure représentation et qu’elle ne s’accompagne d’aucun pouvoir réel. Cet ultra-sensible découvre trop tard l’étendue de son impuissance. Il ne pourra pas corriger les erreurs de politique étrangère de Clemenceau. Ce contexte de surexcitation et de dépression explique la fameuse chute du train présidentiel dans la nuit du 23 au 24 mai 1920. Tout le reste n’est qu’invention d’échotiers et de chansonniers. Un état anxio-dépressif n’est pas un délire. Deschanel a été dans l’impossibilité d’assumer sa charge, mais il n’a jamais été fou.

Moins de quatre mois après sa démission, il fera son retour comme sénateur en janvier 1921. Il est de plus en plus atterré par « le servage » (page 331) dans lequel l’Angleterre tient la diplomatie française. Faut-il rappeler que, de 1933 à 1939, la France se retrouvera seule face alors que l’Angleterre ne ménagera pas ses complaisances envers l’Allemagne nazie ? Il mourra le 28 avril 1922, avant d’avoir pu prononcer le discours où il allait attaquer la politique anglaise. De pleurésie. Et sans doute aussi d’avoir eu raison avant tout le monde, de l’avoir su, et de ne pas l’avoir supporté.

Il ne suffit pas, en politique comme dans les affaires, d’avoir toutes les qualités requises. Il faut aussi de la chance, un corps et des nerfs. Untel n’aura pas de carrière politique parce qu’il doit se consacrer à son fils autiste. Un autre ne deviendra pas un capitaine d’industrie parce qu’il est torturé par la maladie du côlon irritable. Paul Deschanel, lui, n’a pas exercé le pouvoir, parce que ses nerfs n’ont pas pu soutenir un esprit trop clairvoyant.




Nicolae Ceauşescu, despote mal éclairé

J’avais quatorze ans lors de cet inoubliable « printemps en automne » de 1989. Alors que les dictatures communistes tombaient l’une après l’autre en Europe centrale, je savais désormais que, grâce à Ronald Reagan et surtout à Mikhaïl Gorbatchev, mon destin ne serait pas celui des hommes des générations précédentes et que je ne mourrais pas au champ d’honneur. (Si les féministes ne vous disent pas pourquoi cette angoisse n’étreignait que les garçons, visitez Verdun ou scrutez un monument aux morts dans un village de France ou d’Italie.)  Au cours de ces merveilleuses semaines, seuls Nicolae Ceauşescu et son épouse Elena, co-dictateurs de la Roumanie socialiste, semblaient s’accrocher au pouvoir à n’importe quel prix. Jusqu’à leur fin misérable, fusillés en direct par leurs propres soldats le jour de Noël pour l’édification des téléspectateurs du monde entier.

(À l’époque, je ne pouvais pas imaginer que, trente ans plus tard, les foules d’Europe occidentale rêveraient d’un communisme dont elles avaient oublié la réalité, comme je ne savais pas que les services secrets français et leur agent Vetrov, dit Farewell, avaient joué un rôle si important dans la chute du bloc.)

La biographie de Traian Sandu vient maintenant nous rappeler que le cadavre du Conducator bouge encore. On trouvera certes dans ce livre les préjugés qui semblent requis pour pouvoir publier sur la Roumanie à l’intention d’un public francophone, comme les antiennes habituelles sur le césaro-papisme de l’Église orthodoxe roumaine (alors que l’opposant le plus haï par le couple Ceauşescu était le prêtre orthodoxe Gheorghe Calciu-Dumitreasa) et sur le développement plus avancé de la Transylvanie, ce qui fait sourire quand on sait à quel point cette province fut pillée quand elle se trouvait sous la domination de Vienne, puis de Budapest. Mais pour le reste, ce livre impressionne par la volonté d’appréhender le tyran du Danube sous toutes ses facettes, y compris les rares fois où il eut raison.

Un timbre réalisé pour les 70 ans de Ceauşescu, en 1988.

La volonté d’objectivité de Sandu nous permet aussi de relativiser certains éléments de la légende noire du couple Ceauşescu. C’est surtout parce qu’ils avaient enfoncé leur peuple dans une misère noire que leur mode de vie paraissait d’un luxe insultant. En réalité, Nicolae Ceauşescu semble avoir été, dans sa vie privée, un homme simple, poli, et d’une stricte moralité.  Ceci aussi doit être dit, avant de parler de tout le mal qu’il a fait.

Étrange itinéraire, par sa logique devenue folle, que celui de Ceauşescu. La volonté de maintenir le stalinisme pour l’éternité, jusqu’à finir seul, absolument seul, désavoué par ses chers camarades, et traqué par eux jusqu’à la mort. Et pourtant cette folie s’explique aussi par les conditions particulières de la Roumanie.

Il s’agissait en effet d’une tâche prométhéenne que de vouloir imposer une idéologie slave, athée et industrialiste à un pays latin, orthodoxe et agrarien. Dans les années 1930, à l’époque où le jeune cordonnier valaque adhéra au Parti communiste roumain, celui-ci ne comptait qu’un millier de membres. Même en comptant les compagnons de route et les membres des organisations de masse, on arrivait à un total de 10’000 sympathisants dans un pays de 18 millions d’habitants. Sans occupation par l’Armée rouge en 1944, il n’y aurait jamais eu de socialisme dans ce pays-là.

L’absence de communisme autochtone et l’étroitesse de la base sociale du régime expliquent aussi la violence de la soviétisation de la Roumanie, ainsi que l’incapacité de l’équipe dirigeante à s’adapter aux évolutions des autres pays socialistes.

Le pays était si peu prédisposé à l’expérience communiste qu’au bout de vingt ans d’athéisme d’État, de répression et de gouvernement par des athées militants, la Roumanie avait toujours le taux d’encadrement religieux le plus élevé de toute l’Europe, avec un prêtre pour 1’318 baptisés orthodoxes, contre un prêtre pour 1’666 baptisés catholiques romains en Italie (page 129) !

Ceauşescu était un militant communiste depuis l’âge de quinze ans, et il n’était que cela. D’où son accession au grade de général sans avoir jamais fait son service militaire. Dans ce pays rural, qui a sans doute, jusqu’à nos jours, conservé la culture paysanne la plus riche de toute l’Europe, il devint spécialiste du Parti communiste pour les questions agricoles, c’est-à-dire chargé de la besogne la plus importante dans tout État socialiste qui se respecte : la destruction de la paysannerie.

Ceauşescu sut mener la collectivisation des terres à coup de fusillades. Dès ce moment, la ruine inexorable de la Roumanie était en marche. Mais, pour l’heure, son mentor Gheorghe Gheorghiu-Dej avait donné de tels gages de fidélité communiste qu’il avait obtenu l’impensable – l’évacuation, en 1958, du territoire roumain par l’Armée rouge. Cette relative émancipation par rapport à Moscou devait être la clef de la destinée de Ceauşescu, qui se verrait désormais comme l’homme destiné à maintenir la ligne socialiste la plus pure face aux déviations des Khrouchtchev et des Brejnev, même si cela devait l’amener à rechercher la protection des capitalistes.

En 1965, l’aide du Premier ministre Maurer fut décisive pour permettre à Nicolae Ceauşescu de s’emparer du Parti et de l’État à la mort de Gheorghiu-Dej. Comme il fallait bien se démarquer de la période précédente, Ceauşescu inaugura une relative période de libéralisation culturelle et religieuse et de desserrement de l’étreinte qui étouffait toute la société depuis deux décennies. L’ouverture vers les capitaux occidentaux facilita aussi une brève hausse du niveau de vie.

Fut en particulier cultivé un lien avec la France, qui explique que la Roumanie ait été le seul pays communiste à maintenir l’enseignement du français comme langue étrangère. En mai 1968, la visite du général de Gaulle, manifestement séduit par ce pays latin et depuis toujours ami, fut un grand moment de la diplomatie roumaine. 

Un attrait incontestable du livre de Sandu est de montrer que Ceauşescu, avant de finir en tyran à la fois grotesque et tragique, eut lui aussi son moment de grâce, ses jours de gloire, l’heure où il sut se montrer à la hauteur des circonstances. Sa révolte face à l’invasion soviétique de la Tchécoslovaquie en août 1968 n’était pas feinte. Il était prêt à résister les armes à la main, et il avait tout son peuple derrière lui. Le dictateur qui serait plus tard l’objet d’une haine et d’un mépris universels incarna alors l’honneur, la dignité et le nationalisme. Contrairement à ce que l’on a souvent écrit, l’opposition de Ceauşescu à l’impérialisme soviétique n’était pas une comédie destinée à berner les Occidentaux. Cette année-là, il joua sa peau.

Mais le paradoxe d’un stalinien qui s’opposait à l’Union soviétique et recherchait l’amitié des pays capitalistes au nom de la fidélité à la ligne dure ne pouvait que se terminer par un désastre. Industrialisation à marche forcée, surestimation de ses propres forces, volonté de rembourser à tout prix la dette extérieure contractée auprès des bailleurs de fonds occidentaux et gestion socialiste aboutirent à une chute verticale de l’économie et des conditions de vie au fur et à mesure que les pays capitalistes avaient de moins en moins besoin de ce dissident du bloc soviétique qu’était le dictateur de Bucarest. Sandu montre aussi que la fortune politique de Ceauşescu a diminué au fur et à mesure que s’établissait l’alliance par laquelle les États-Unis d’Amérique et la République populaire de Chine allaient prendre en étau les pays d’Europe occidentale, le Japon et l’Union soviétique.

Les années 1980 tournèrent au cauchemar pour le peuple roumain, désormais plongé par son maître dans une économie de guerre permanente, caractérisée par la pénurie, le rationnement et la paupérisation, tandis que le dictateur rêvait de croissance économique et d’explosion démographique. Il croyait que le communisme lui donnait la clef du succès ; c’était bien entendu le sésame de l’échec. La répression et l’omniprésence de la police politique s’aggravaient au moment même où la parole commençait à se libérer en URSS. Une telle évolution à contre-courant, accompagnée de souffrances monstrueuses pour la population, ne pouvait qu’aboutir à un épilogue sanglant. La Roumanie de Ceauşescu n’était plus la Hongrie de Kádár, la Pologne de Jaruzelski ou la RDA de Honecker, et il ne pouvait plus y avoir de transition pacifique au bout du chemin.

Quant à l’exutoire du nationalisme culturel, il s’affaiblissait au fur et à mesure que Ceauşescu, lâché par ses partenaires anglo-saxons, allemands, français et israéliens, devait quémander l’aide de Moscou, et donc se soumettre à l’ennemi traditionnel.

Ceauşescu, comme tous les grands mégalomanes, savait, même dans ses dernières années, se montrer lucide s’agissant des erreurs des autres. Il avait prédit que les pays d’Europe occidentale regretteraient d’avoir sacrifié leur industrie lourde sur l’autel de la mondialisation. Nous y sommes.

Une image des derniers instants du couple Ceauşescu.

Aujourd’hui, la Roumanie a fait des pas de géant depuis la chute du communisme. Son PIB par habitant s’établit à peu près à 80% de celui de la Pologne et, comme celle-ci et d’autres pays de l’ancien bloc soviétique, elle constitue désormais le dernier carré de l’industrie sur le continent européen. Mais ce rattrapage a été trop lent et trop modeste et, là encore comme la Pologne, elle sert aussi de réservoir de main d’œuvre pour l’Europe occidentale, avec un tel niveau d’émigration que se pose désormais la question de la survie du pays.

Dans ces conditions, il ne faut pas s’étonner que surgisse une nostalgie du temps où Ceauşescu parlait d’indépendance, de grandeur et de développement par ses propres forces.

Tant il est vrai qu’il ne suffit pas de gérer un pays. Il faut aussi savoir le faire rêver.

Traian Sandu, Ceauşescu, Perrin, Paris 2023, 569 pages.