Les bouddhas se trouvent à notre rayon jardinerie

Dans ses deux premières chroniques, Aimé De Brouwer tenait un discours passéiste qui a pu indisposer certains lecteurs. Il se rachète aujourd’hui en prouvant sa capacité à s’incliner devant les avancées de notre société.
«Soldes exceptionnels: notre magasin vous propose le nirvana à prix cassé!» RP
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Quand j’étais gamin, le bouddhisme était cantonné à un rôle marginal. Pour dire les choses de façon abrupte, on y voyait une sorte de doctrine religieuse et philosophique.

Il faut dire que je vivais alors en Ajoie, terre profondément catholique. En matière de religion, la coexistence de plusieurs confessions au sein du christianisme suffisait largement à intriguer nos jeunes esprits. Cadet d’une famille protestante, c’est avec circonspection que j’observais les sanctuaires que mes camarades catholiques fréquentaient et les cérémonies auxquelles ils participaient.
Parmi ces dernières, la procession de l’Assomption, à Porrentruy, constituait un des points forts de l’année liturgique. Les fidèles endimanchés, regroupés par paroisses et chantant l’Ave Maria, partaient du cœur même de la vieille ville et traversaient une grande partie de la localité avant de rejoindre la chapelle Notre-Dame de Lorette. La marée qu’ils formaient était si imposante qu’on avait l’impression que toute l’Ajoie avait rallié le chef-lieu.

Dans un tel contexte, il était normal que le bouddhisme fît l’objet d’une vision réductrice et peinât à exprimer son potentiel; les populations n’étaient tout simplement pas prêtes. L’évolution constatée au cours des soixante dernières années n’en est que plus réjouissante: le bouddhisme s’est maintenant assuré une place enviable dans l’industrie et a acquis un statut de premier plan dans le domaine du lifestyle, où il rivalise avec le vélo électrique et la marche nordique.

Il suffit pour s’en convaincre de pousser la porte d’un magasin d’ameublement ou de se rendre aux rayons jardinerie ou bricolage d’une grande enseigne. Grâce à l’essor spectaculaire du bouddhisme, nous y trouvons désormais toute une gamme d’articles manufacturés propices à la recherche de la paix intérieure et du bien-être. À côté des statues proprement dites, qui peuvent être en pierre volcanique, en céramique ou en résine de synthèse, on note que Bouddha est aussi présent sur des objets utilitaires tels que porte-clés, bougeoirs, diffuseurs d’huiles essentielles ou fontaines d’intérieur. On ne peut que s’en féliciter, car avoir atteint l’éveil pur et parfait n’est pas une raison pour être abandonné toute la journée en position du lotus sous un figuier.

De l’avis général, placer des bouddhas dans son intérieur procure la paix intérieure, favorise un bon sommeil, améliore le feng shui, freine la chute des cheveux et réduit la note de chauffage. Au niveau des morphotypes, on note que les bouddhas minces ont désormais la préférence du grand public; cependant, les bouddhas gras et hilares gardent la faveur des restaurants chinois en raison de leur aptitude à rassurer les clients craignant d’avoir trop peu dans leur assiette.

Il arrive certes que des utilisateurs mal informés forcent un peu sur l’ingrédient. Dans une interview accordée à un grand hebdomadaire romand, un ancien champion sportif, s’étant préalablement défini comme «assez bouddhiste», révélait qu’il avait placé des statues de la divinité dans chaque pièce de sa maison, y compris aux waters. Il s’agit clairement d’un impair, qu’il aurait pu éviter en prenant la peine de consulter un bouddhiste plus aguerri.

La progression du bouddhisme n’est pas le fruit du hasard. Elle se fonde notamment sur une offre en ligne judicieuse et sur la prise en compte des besoins de la clientèle. Une annonce récemment mise en ligne par une enseigne spécialisée dans l’ameublement propose par exemple une statue de Bouddha déclinée dans les tailles S, M et L, coûtant respectivement CHF 39.95, CHF 79.95 et CHF 151.95, l’expédition étant gratuite pour toute commande d’au moins 150 francs. À l’occasion de Black Friday et de Cyber Monday, deux moments-clés du calendrier bouddhique, une autre boutique en ligne offre quant à elle 20% de remise dès l’achat de deux articles. De magnifiques tatouages bouddhiques permettent quant à eux «d’affirmer son attachement à des valeurs fondamentales trop souvent oubliées du monde moderne», comme le relève fort justement une publicité relative à des tatouages temporaires permettant de tester un motif avant de l’adopter définitivement.

Cette approche commerciale dynamique fait peu à peu des émules parmi nos églises. Le mensuel Réformés l’a bien montré en début d’année dans un article intitulé «Oser une offre d’Église orientée vers sa clientèle». Ce texte, qui frappe par sa terminologie novatrice, est consacré aux efforts consentis par l’Église réformée du canton d’Argovie. S’inspirant des pratiques de l’économie, cette dernière, qui se déclare ouverte et compétente en matière de rite, complète son offre de prestations par le lancement du site web leben-feiern.ch. Ce projet vise à repenser l’offre du point de vue du client en permettant aux personnes en demande de rite de s’adresser directement à un ou une prestataire. Il s’agit en définitive de garantir la meilleure expérience-client possible tout en centralisant la facturation des actes. Comme aurait dit Alexandre Vialatte, le progrès fait rage.

Avant de conclure, je tiens encore à rassurer les personnes qui s’inquiéteraient du sort de la procession de Notre-Dame de Lorette: elle a toujours lieu chaque 15 août. Son parcours a été modifié et débute désormais à la hauteur de l’agence Toyota, à quelque 700 mètres de la chapelle. Ce nouveau tracé, qui n’entrave pas l’accès au centre-ville, donne entière satisfaction aux conducteurs de SUV.

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