« Paix, dialogue et hospitalité ». Avec un tel programme, il semblait peu probable qu’un événement clôturant la Semaine des religions organisée par l’association L’Arzillier, tenu en présence de la présidente du Conseil d’État vaudois, Christelle Luisier et de nombreuses autorités, suscite des torrents d’indignation. Pourtant, depuis le dimanche 16 novembre, une courte séquence n’en finit plus de provoquer des échanges de messages tantôt courroucés, tantôt excessivement défensifs. En cause : la lecture, par un imam de l’Union vaudoise des associations musulmanes (UVAM), Naceur Ghomraci, d’un verset de la sourate 3 du Coran, qui appelle les « gens du Livre » – donc les Juifs et les Chrétiens – à venir à une « parole commune » en adorant uniquement Allah, « sans rien Lui associer », et à ne pas prendre d’autres seigneurs en dehors de Lui. Pacifique, le verset enjoint les musulmans à simplement témoigner de leur soumission à Dieu si leurs interlocuteurs tournent les talons.
Une célébration en trois temps
Selon le programme communiqué par les organisateurs, la célébration se déroulait en trois étapes : un premier temps consacré au dialogue interreligieux dans le canton, un second centré sur la figure d’Abraham et l’hospitalité — avec une lecture de textes fondateurs (Genèse, Lettre aux Hébreux, Coran) suivie du commentaire d’un représentant de chaque tradition — et un troisième apportant un regard bouddhiste, avant la lecture commune de la Charte de l’Arzillier.
Un olivier, symbole de paix et d’hospitalité, avait été dressé dans le chœur. Les textes devaient être transmis à l’avance à la Plateforme interreligieuse et validés par elle. Dans cette logique institutionnelle, chaque tradition était invitée à lire un passage de ses Écritures.
Une « ligne rouge » ?
Problème : en sommant les gens du Livre de ne rien associer à Dieu, un des versets du Coran cité nie une des conceptions centrales de la foi chrétienne : la confession trinitaire, qui implique justement une « association » des trois personnes divines – Père, Fils et Esprit Saint – que l’islam ne reconnaît pas. « Pour certains chrétiens contemporains, dans leur bienveillance, il ne s’agit que d’un appel à l’unité autour de ce qui rassemble les trois monothéismes. Mais pour les exégètes musulmans, ce verset invite clairement les chrétiens à renier la nature divine du Christ, qui est au cœur de la religion chrétienne », s’indignent les députés Jacques-André Haury, Jean-Bernard Chevalley et Laurent Balsiger, co-auteurs d’une lettre adressée (par huissier) à la présidente du Conseil d’État. Ils parlent d’une « ligne rouge » qui aurait été franchie et demandent : « Imagine-t-on qu’un ecclésiastique chrétien, dans une mosquée, invite l’assistance à relativiser l’enseignement de Mahomet ? »
Bien que le message qui a suivi ces lectures, adressé par le président de l’UVAM, Ufuk Ikitepe, ait été en tout point fidèle à l’esprit de bienveillance de la célébration, les élus tonnent : « Cet événement nous questionne sur la volonté de pacification affichée par l’UVAM. »
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Des textes transmis à l’avance
Contacté lundi 1er décembre, Ufuk Ikitepe tombait des nues : « Cet événement était organisé par la Plateforme interreligieuse du canton de Vaud, à laquelle nous avons transmis tous les textes qui seraient lus. » Visiblement touché par la polémique, il admettait ne pas saisir tous les enjeux liés à telle ou telle lecture, n’étant pas théologien. Et ce PLR, ancien président du Conseil communal moudonnois, de préciser que la lecture de la Bible dans une mosquée ne lui poserait pas de problème de principe.
Mais ce texte comporte-t-il vraiment cette connotation que lui prêtent les élus ? Pour en avoir le cœur net, nous avons posé la question à l’islamologue Baptiste Brodard, lui-même musulman. Sans détour, il assume que oui, le verset en question comporte une « intentionnalité prosélyte », mais que ceux qui ne reçoivent pas le message poursuivent simplement leur chemin, sans subir de torts. Il se montre toutefois sensible à la question du lieu : « Citer ce verset dans une mosquée, ça passerait bien je crois ; dans un cadre associatif, peut-être, mais avec des bémols ; dans une église, en revanche, c’est maladroit. » Et de proposer une autre approche du dialogue interreligieux : « Je préfère assumer que nos dogmes sont différents entre chrétiens et musulmans, mais que nous avons des points communs sur certaines questions éthiques et sur les projets communs qui peuvent être menés dans la société. »
Une réponse très institutionnelle de l’EERV
Alors que l’affaire suscite des échanges nourris depuis des jours, l’Église évangélique réformée du canton de Vaud (EERV), responsable de la Cathédrale et donc du cadre dans lequel la lecture a eu lieu, nous a répondu hier par la voix de Michel Blanc, conseiller synodal (avec copie à tous ses collègues). Il n’entre toutefois pas dans le débat théologique soulevé par les élus ou par nos soins. Dans une longue réponse, il insiste presque exclusivement sur des aspects organisationnels : l’événement était piloté par la Plateforme interreligieuse, les textes avaient été transmis à l’avance, un interprète de chaque tradition était prévu, et la célébration avait été validée par le Directeur des affaires religieuses. Il affirme en outre que cette célébration s’inscrit dans le respect des principes constitutifs de son Église (principe 9) : « Dans le dialogue avec les religions, elle privilégie l’interpellation mutuelle pour une coexistence pacifique et une meilleure compréhension. Elle respecte la différence tout en continuant de proclamer l’Évangile. Elle encourage à la clairvoyance envers les diverses formes de spiritualité. »
Presque rien, en revanche, sur la question de fond de nos prises de contact : est-il cohérent, dans un lieu de culte chrétien majeur, d’entendre un texte qui conteste un élément constitutif de la foi chrétienne ? Tout juste apprendra-t-on que « l’interprétation que vous donnez de ces dernières dans votre email n’est pas celle qu’a faite le président de l’UVAM. » Cette absence d’angle théologique étonne d’autant plus que ce sont précisément les caractéristiques du lieu — sa charge symbolique, son rôle dans le protestantisme vaudois, et la visibilité qu’il offre — qui ont rendu la séquence sensible.
Pour l’EERV, pourtant, l’essentiel demeure le contexte du dialogue, non ses limites.
Un verset « starifié »… dans le bon sens ?
La sourate 3 et son verset 64 est aujourd’hui l’un des textes les plus cités dans le dialogue interreligieux du côté musulman. Depuis les années 2000, il sert souvent de support à une démarche de rapprochement — « venez à une parole commune » — et a été utilisé dans la fameuse lettre internationale A Common Word, adressée aux responsables chrétiens en 2007. Cette dernière précise : « L’expression : de ne rien Lui associer se réfère à l’Unité de Dieu, tandis que l’expression : de n’adorer que Dieu Seul renvoie au fait d’être dévoué totalement à Dieu. »
Reste que cette réappropriation contemporaine contraste avec l’interprétation classique du verset, traditionnellement comprise comme une invitation adressée aux chrétiens à revenir au monothéisme strict, ce qui en fait un passage potentiellement délicat à lire dans un espace cultuel chrétien
COMMENTAIRE
Invitée à s’exprimer dans une Église, une autorité religieuse ou communautaire musulmane fait face à diverses options, à peu près aussi périlleuses les unes que les autres. Ne pas accepter l’invitation, auquel cas on lui reprochera de fuir le dialogue ; s’y rendre et donner une lecture très libérale de son texte sacré, auquel cas on lui reprochera de fermer les yeux sur son sens profond ; ou assumer la divergence, auquel cas on criera au scandale. Que faire, dès lors ?
Le problème, sans doute, est que les responsables chrétiens n’assument pas plus clairement l’héritage symbolique dont ils ont la responsabilité. Peu importe que l’on parle de célébration, comme ici, de cérémonie, de culte ou de partie de jass : ce qui se déroule dans un lieu aussi symbolique qu’une cathédrale est, par nature, extrêmement sensible. Bien avant la lecture du verset à l’origine de l’affaire, des demandes avaient d’ailleurs déjà été formulées pour que le Coran ne soit pas récité en ces lieux. Alors que faire ? Ne pas nous montrer dans nos richesses respectives ? Exclure l’une des confessions les plus vivantes de nos régions, vécue de façon largement paisible par ses fidèles vaudois et suisses ?
Au risque de paraître extrême, nous osons dire que les lieux de culte chrétiens devraient être réservés au culte chrétien ; et que si des représentants d’autres confessions doivent y intervenir, c’est dans un cadre cultuel défini clairement comme tel, et non dans une ambiguïté qui expose tout le monde — y compris eux — à des malentendus.
Au Peuple, nous recevons parfois le reproche d’être trop prudents envers telle ou telle communauté. C’est que nous n’aimons pas ce qui divise inutilement. Mais nous n’aimons pas davantage la mollesse d’un christianisme si désireux de marcher avec le monde qu’il finit par s’y dissoudre.
RP
