J’avais quatorze ans lors de cet inoubliable « printemps en automne » de 1989. Alors que les dictatures communistes tombaient l’une après l’autre en Europe centrale, je savais désormais que, grâce à Ronald Reagan et surtout à Mikhaïl Gorbatchev, mon destin ne serait pas celui des hommes des générations précédentes et que je ne mourrais pas au champ d’honneur. (Si les féministes ne vous disent pas pourquoi cette angoisse n’étreignait que les garçons, visitez Verdun ou scrutez un monument aux morts dans un village de France ou d’Italie.) Au cours de ces merveilleuses semaines, seuls Nicolae Ceauşescu et son épouse Elena, co-dictateurs de la Roumanie socialiste, semblaient s’accrocher au pouvoir à n’importe quel prix. Jusqu’à leur fin misérable, fusillés en direct par leurs propres soldats le jour de Noël pour l’édification des téléspectateurs du monde entier.
(À l’époque, je ne pouvais pas imaginer que, trente ans plus tard, les foules d’Europe occidentale rêveraient d’un communisme dont elles avaient oublié la réalité, comme je ne savais pas que les services secrets français et leur agent Vetrov, dit Farewell, avaient joué un rôle si important dans la chute du bloc.)
La biographie de Traian Sandu vient maintenant nous rappeler que le cadavre du Conducator bouge encore. On trouvera certes dans ce livre les préjugés qui semblent requis pour pouvoir publier sur la Roumanie à l’intention d’un public francophone, comme les antiennes habituelles sur le césaro-papisme de l’Église orthodoxe roumaine (alors que l’opposant le plus haï par le couple Ceauşescu était le prêtre orthodoxe Gheorghe Calciu-Dumitreasa) et sur le développement plus avancé de la Transylvanie, ce qui fait sourire quand on sait à quel point cette province fut pillée quand elle se trouvait sous la domination de Vienne, puis de Budapest. Mais pour le reste, ce livre impressionne par la volonté d’appréhender le tyran du Danube sous toutes ses facettes, y compris les rares fois où il eut raison.
La volonté d’objectivité de Sandu nous permet aussi de relativiser certains éléments de la légende noire du couple Ceauşescu. C’est surtout parce qu’ils avaient enfoncé leur peuple dans une misère noire que leur mode de vie paraissait d’un luxe insultant. En réalité, Nicolae Ceauşescu semble avoir été, dans sa vie privée, un homme simple, poli, et d’une stricte moralité. Ceci aussi doit être dit, avant de parler de tout le mal qu’il a fait.
Étrange itinéraire, par sa logique devenue folle, que celui de Ceauşescu. La volonté de maintenir le stalinisme pour l’éternité, jusqu’à finir seul, absolument seul, désavoué par ses chers camarades, et traqué par eux jusqu’à la mort. Et pourtant cette folie s’explique aussi par les conditions particulières de la Roumanie.
Il s’agissait en effet d’une tâche prométhéenne que de vouloir imposer une idéologie slave, athée et industrialiste à un pays latin, orthodoxe et agrarien. Dans les années 1930, à l’époque où le jeune cordonnier valaque adhéra au Parti communiste roumain, celui-ci ne comptait qu’un millier de membres. Même en comptant les compagnons de route et les membres des organisations de masse, on arrivait à un total de 10’000 sympathisants dans un pays de 18 millions d’habitants. Sans occupation par l’Armée rouge en 1944, il n’y aurait jamais eu de socialisme dans ce pays-là.
L’absence de communisme autochtone et l’étroitesse de la base sociale du régime expliquent aussi la violence de la soviétisation de la Roumanie, ainsi que l’incapacité de l’équipe dirigeante à s’adapter aux évolutions des autres pays socialistes.
Le pays était si peu prédisposé à l’expérience communiste qu’au bout de vingt ans d’athéisme d’État, de répression et de gouvernement par des athées militants, la Roumanie avait toujours le taux d’encadrement religieux le plus élevé de toute l’Europe, avec un prêtre pour 1’318 baptisés orthodoxes, contre un prêtre pour 1’666 baptisés catholiques romains en Italie (page 129) !
Ceauşescu était un militant communiste depuis l’âge de quinze ans, et il n’était que cela. D’où son accession au grade de général sans avoir jamais fait son service militaire. Dans ce pays rural, qui a sans doute, jusqu’à nos jours, conservé la culture paysanne la plus riche de toute l’Europe, il devint spécialiste du Parti communiste pour les questions agricoles, c’est-à-dire chargé de la besogne la plus importante dans tout État socialiste qui se respecte : la destruction de la paysannerie.
Ceauşescu sut mener la collectivisation des terres à coup de fusillades. Dès ce moment, la ruine inexorable de la Roumanie était en marche. Mais, pour l’heure, son mentor Gheorghe Gheorghiu-Dej avait donné de tels gages de fidélité communiste qu’il avait obtenu l’impensable – l’évacuation, en 1958, du territoire roumain par l’Armée rouge. Cette relative émancipation par rapport à Moscou devait être la clef de la destinée de Ceauşescu, qui se verrait désormais comme l’homme destiné à maintenir la ligne socialiste la plus pure face aux déviations des Khrouchtchev et des Brejnev, même si cela devait l’amener à rechercher la protection des capitalistes.
En 1965, l’aide du Premier ministre Maurer fut décisive pour permettre à Nicolae Ceauşescu de s’emparer du Parti et de l’État à la mort de Gheorghiu-Dej. Comme il fallait bien se démarquer de la période précédente, Ceauşescu inaugura une relative période de libéralisation culturelle et religieuse et de desserrement de l’étreinte qui étouffait toute la société depuis deux décennies. L’ouverture vers les capitaux occidentaux facilita aussi une brève hausse du niveau de vie.
Fut en particulier cultivé un lien avec la France, qui explique que la Roumanie ait été le seul pays communiste à maintenir l’enseignement du français comme langue étrangère. En mai 1968, la visite du général de Gaulle, manifestement séduit par ce pays latin et depuis toujours ami, fut un grand moment de la diplomatie roumaine.
Un attrait incontestable du livre de Sandu est de montrer que Ceauşescu, avant de finir en tyran à la fois grotesque et tragique, eut lui aussi son moment de grâce, ses jours de gloire, l’heure où il sut se montrer à la hauteur des circonstances. Sa révolte face à l’invasion soviétique de la Tchécoslovaquie en août 1968 n’était pas feinte. Il était prêt à résister les armes à la main, et il avait tout son peuple derrière lui. Le dictateur qui serait plus tard l’objet d’une haine et d’un mépris universels incarna alors l’honneur, la dignité et le nationalisme. Contrairement à ce que l’on a souvent écrit, l’opposition de Ceauşescu à l’impérialisme soviétique n’était pas une comédie destinée à berner les Occidentaux. Cette année-là, il joua sa peau.
Mais le paradoxe d’un stalinien qui s’opposait à l’Union soviétique et recherchait l’amitié des pays capitalistes au nom de la fidélité à la ligne dure ne pouvait que se terminer par un désastre. Industrialisation à marche forcée, surestimation de ses propres forces, volonté de rembourser à tout prix la dette extérieure contractée auprès des bailleurs de fonds occidentaux et gestion socialiste aboutirent à une chute verticale de l’économie et des conditions de vie au fur et à mesure que les pays capitalistes avaient de moins en moins besoin de ce dissident du bloc soviétique qu’était le dictateur de Bucarest. Sandu montre aussi que la fortune politique de Ceauşescu a diminué au fur et à mesure que s’établissait l’alliance par laquelle les États-Unis d’Amérique et la République populaire de Chine allaient prendre en étau les pays d’Europe occidentale, le Japon et l’Union soviétique.
Les années 1980 tournèrent au cauchemar pour le peuple roumain, désormais plongé par son maître dans une économie de guerre permanente, caractérisée par la pénurie, le rationnement et la paupérisation, tandis que le dictateur rêvait de croissance économique et d’explosion démographique. Il croyait que le communisme lui donnait la clef du succès ; c’était bien entendu le sésame de l’échec. La répression et l’omniprésence de la police politique s’aggravaient au moment même où la parole commençait à se libérer en URSS. Une telle évolution à contre-courant, accompagnée de souffrances monstrueuses pour la population, ne pouvait qu’aboutir à un épilogue sanglant. La Roumanie de Ceauşescu n’était plus la Hongrie de Kádár, la Pologne de Jaruzelski ou la RDA de Honecker, et il ne pouvait plus y avoir de transition pacifique au bout du chemin.
Quant à l’exutoire du nationalisme culturel, il s’affaiblissait au fur et à mesure que Ceauşescu, lâché par ses partenaires anglo-saxons, allemands, français et israéliens, devait quémander l’aide de Moscou, et donc se soumettre à l’ennemi traditionnel.
Ceauşescu, comme tous les grands mégalomanes, savait, même dans ses dernières années, se montrer lucide s’agissant des erreurs des autres. Il avait prédit que les pays d’Europe occidentale regretteraient d’avoir sacrifié leur industrie lourde sur l’autel de la mondialisation. Nous y sommes.
Aujourd’hui, la Roumanie a fait des pas de géant depuis la chute du communisme. Son PIB par habitant s’établit à peu près à 80% de celui de la Pologne et, comme celle-ci et d’autres pays de l’ancien bloc soviétique, elle constitue désormais le dernier carré de l’industrie sur le continent européen. Mais ce rattrapage a été trop lent et trop modeste et, là encore comme la Pologne, elle sert aussi de réservoir de main d’œuvre pour l’Europe occidentale, avec un tel niveau d’émigration que se pose désormais la question de la survie du pays.
Dans ces conditions, il ne faut pas s’étonner que surgisse une nostalgie du temps où Ceauşescu parlait d’indépendance, de grandeur et de développement par ses propres forces.
Tant il est vrai qu’il ne suffit pas de gérer un pays. Il faut aussi savoir le faire rêver.
Traian Sandu, Ceauşescu, Perrin, Paris 2023, 569 pages.