Haro sur les chefs !

« Une grande entreprise suisse abolit les "chefs" et les hiérarchies » titrait Blick dans son édition du 8 janvier, à propos d’Axa Suisse. Étonnant Pays des Merveilles où l’on asservit l’employé en lui donnant l’illusion de l’égalité !
Le personnage de Don Draper dans la série "Mad Men" : parfait stéréotype du chef du monde d'avant.
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En lisant l’article de Blick, on apprend que « le groupe d’assurance a supprimé tous les titres de son organigramme et de ses cartes de visites pour le début de cette nouvelle année. » Aux orties directeurs et vice-présidents, finies les « structures dépassées, marquées par la hiérarchie ». La nostalgie m’a soudain envahi. J’ai remonté le temps et je suis redevenu, l’espace d’un instant, un apprenti employé de commerce. 

Je me souviens d’un temps

Le bureau, c’était tout une hiérarchie qui reposait sur l’ancienneté tant pour les apprentis que pour les employés. A la tête de ce petit monde, on trouvait le chef de bureau. Je le revois devant moi : un grand homme sec, avare de son sourire et placide comme un sphinx. Ses vêtements étaient ternes et parfois d’une couleur indéfinissable. Pour couronner le tout, étant manchot il portait un bras en bois naturel. Tous les matins, il inspectait chaque employé et n’hésitait pas à remettre à l’ordre pour une jupe trop courte, un décolleté par trop plongeant, des souliers mal cirés ou un nœud de cravate trop lâche. Pas question de faire une pause trop longue ou de rapporter des bruits de couloirs durant la pause-café. Bref, chacun était à sa place et savait ce qu’il devait faire.

Au-dessus du chef de bureau, il y avait l’agent général qui gérait l’administration et l’organisation extérieure. On le voyait peu et on évitait même son regard. Comme apprenti, j’ai eu l’honneur d’être appelé quelquefois dans son bureau. Imaginez une grande pièce fermée par une porte dont l’intérieur était doublé de cuir, une moquette de velours recouverte d’un tapis persan. Aux fenêtres pendait un double voilage et de superbes rideaux de velours assortis à la moquette. Tableaux, estampes et gravures ornaient les murs. Un bureau Louis XV et une bibliothèque occupaient le fond de la pièce. Sur le bureau étaient empilés de façon faussement désordonnée des ouvrages aux reliures usées. J’aime cet « ancien monde », comme l’appelle avec dédain Daniela Fischer (directrice des ressources humaines chez Axa), où tout respirait le sens de l’ordre, la grandeur et la hiérarchie.

A la fin de mes trois ans d’apprentissage, au moment de quitter l’entreprise, comme tous les apprentis méritants j’ai été reçu pour la dernière fois dans le bureau de l’agent général. Après un bref échange, il m’a tendu une anthologie des Mémoires du duc de Saint-Simon en me disant : « J’ai appris votre goût pour l’histoire et la monarchie française. J’espère que cela vous sera utile. » Puis il a ajouté, en désignant les livres sur son bureau : « Je relis souvent Saint-Simon ».

Le duc de Saint-Simon ne venait pas en short au travail.

Le duc de Saint-Simon

Qui se souvient de Louis de Rouvroy, duc de Saint-Simon (1675-1755) ? Il faut dire que dans une société égalitariste où le nivellement par le bas semble être la norme, Saint-Simon est devenu illisible. Trois mille pages qui couvrent la fin du règne du Louis XIV et la période de la Régence (soit de 1691 à 1723) où l’on découvre, entre autres, l’obsession du duc pour les préséance et l’étiquette. Comment ne pas imaginer Saint-Simon portant fièrement, sous le règne de Louis XV, le justaucorps à brevet, bleu doublé de rouge à passementeries d’or et d’argent. Habit démodé, vestige du temps du Roi Soleil en plein siècle qui se croyait des Lumières. On pouvait aussi le voir déambuler avec des souliers à talons rouges, signe de sa haute noblesse. Ce devait être un des derniers à encore les porter et à y attacher de l’importance.

La rocambolesque histoire de la quête rapportée par le mémorialiste illustre bien le sens de la hiérarchie qui fait si cruellement défaut aux « dirigeants » d’Axa. Pendant les fêtes de fin d’année, il était d’usage qu’une grande dame de la cour fasse la quête pour les miséreux. On peut facilement imaginer que tout le monde cherchait à se dispenser de cette tâche. Les princesses lorraines essayaient maintes ruses et stratagèmes pour y échapper. Cela faisait croire qu’elles se plaçaient au-dessus des duchesses et pratiquement au même rang que les princesses du sang qui étaient dispensées de cette corvée. Apprenant cela, le sang de Saint-Simon n’a fait qu’un tour. Selon l’étiquette, une princesse étrangère n’était pas au-dessus d’une comtesse française. Il a incité les duchesses à ne pas quêter puisque les Lorraines refusaient de le faire. Cela a déclenché un véritable scandale dans le microcosme de la cour, scandale qui a suscité l’ire du roi lui-même. Par-delà cette histoire cocasse, on peut mesurer le sens de la hiérarchie. Pour le duc de Saint-Simon, toucher à cela, c’était porter atteinte à l’ordre du monde. Peut-on l’en blâmer ?

Mutatis mutandis, qu’aurait pensé l’ombrageux duc en lisant les propos de Madame Fischer dans Blick : « L’abolition des titres s’inscrit parfaitement dans un monde du travail en rapide évolution. Cela ouvre de toutes nouvelles possibilités d’organisation. » Il me semble l’entendre murmurer « révolution » et « chaos ». Ce sera chose faite trente-quatre ans après son trépas, une certaine nuit du 10 août 1789 et l’on en connaît les sanglantes conséquences.

Un management aux origines troubles

Blick souligne que « l’objectif de l’assureur est une organisation du travail dans laquelle les collaborateurs se rencontrent « d’égal à égal », et dans laquelle ils peuvent également s’investir de manière profitable pour l’entreprise, quelle que soit leur position ». Tout cela me fait penser à l’excellent essai de Johann Chapoutot sur le management du nazisme à nos jours. Loin de moi l’idée de faire une reductio ad Hitlerum mais cela mérite quand même le détour.

Dans son petit livre, Chapoutot s’intéresse au parcours et aux idées de l’Oberführer SS Reinhard Höhn (1904-2000). Voulant adapter l’administration du IIIe Reich en expansion, Höhn entreprit de faire mieux avec moins d’hommes. Pour ce faire il développa l’idée d’un travail non autoritaire basé sur la délégation des pouvoirs et la responsabilisation de chacun dans une communauté de travail tendue vers des objectifs. Peu inquiété après la défaite allemande, il fonda un institut de formation au management à Bad Harzburg où il enseigna, à plus de 600’000 cadres, la gestion de l’humain.

Il est intéressant de relever le vocabulaire similaire entre une vision du monde nazie et les enseignements de Bad Harzburg : culte de la performance, mise en avant du leadership, importance de la communauté et obsession de l’efficacité.

Pour Chapoutot, l’Oberfüher Höhn et ses séides « ont élaboré, paradoxalement, une conception du travail non autoritaire, où l’employé et l’ouvrier consentent à leur sort et approuvent leur activité, dans un espace de liberté et d’autonomie a priori bien incompatible avec le caractère illibéral du IIIe Reich, une forme de travail « par la joie » qui a prospéré après 1945 et qui nous est familière aujourd’hui à l’heure ou l’ « engagement », la « motivation » et l’ « implication » sont censés procéder du « plaisir » de travailler et de la « bienveillance » de la structure »  (J. Chapoutot, Libres d’obéir, Gallimard, 2020, p. 20).

Je laisse le soin au lecteur de se faire sa propre opinion, mais n’en déplaise au professeur Heike Bruch (également citée par Blick), pour qui « la suppression des titres et des symboles de statut est une étape très cohérente si une entreprise veut travailler de manière moins hiérarchique et donc plus moderne », je préfère le duc de Saint-Simon aux audaces du siècle dernier.

A bon entendeur, salut !

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