Vous voilà omniprésent dans nos médias depuis les émeutes qui ont secoué le quartier de Prélaz, à Lausanne, vers la fin du mois d’août. Vous y êtes présenté comme un « analyste des organisations de police », mais permettez-moi de m’adresser à vous d’abord en tant que prestataire mandaté par la Ville de Lausanne. La RTS souligne en effet que, depuis 2021, vous êtes mobilisé pour « accompagner la transformation de la gouvernance et du management de la police de Lausanne (PML) », où j’ai jadis travaillé comme chargé de communication.
Le moins que l’on puisse dire est que ladite transformation n’a pas été touchée par votre baguette magique. Cette période coïncide en effet avec un changement profond de posture managériale :
• Départ de plusieurs cadres – pour certains désormais promus au Canton.
• Disparition de la division Partenariat, Proximité et Multiculturalité (PPM), qui jouait un rôle essentiel dans les quartiers, où plusieurs postes ont été fermés.
• Suppression du poste d’éthicien.
• Mise à l’écart de certains profils jugés « trop intellectuels »…
• L’évolution peu claire du poste de préposé à la déontologie (aux dernières nouvelles, l’ancien titulaire n’a en tout cas pas été remplacé par une personne au profil similaire).
J’arrête là avec mon énumération pour en venir au cœur de mon propos : de l’avis de nombreux ex-collègues qui m’ont récemment contacté, les années où la PML a bénéficié de votre expertise se sont aussi accompagnées du retour d’une gouvernance très autoritaire, plus attentive à l’Hôtel de Ville qu’aux réalités du terrain. Je vais citer les termes exacts d’un ancien camarade : « Y’a une rage dans les esprits… face à des gens qui sont sur une autre planète !!! ». Ils résument assez bien les sentiments qui me sont rapportés. Une lassitude généralisée devant des tâches qui semblent plus destinées à faire réélire la majorité en place qu’à pacifier la ville. Pourtant elle en a besoin.

J’ai pensé au commandant précédent, et même à son prédécesseur, en vous entendant déclarer à la radio que vous dénoncez le racisme dans la police depuis 2005, mais que rien n’avait été entrepris pour le contrer avant l’arrivée d’Olivier Botteron aux manettes, en 2019. Comment, vous qui êtes présenté comme un expert reconnu – à part peut-être à l’Académie de Savatan – pouvez-vous passer sous silence la vaste réforme engagée dès le début des années 2000 par la PML ? À ma connaissance, elle n’a pas été lancée pour débattre des menus de la cafétéria !
D’ailleurs, vous vous en souvenez : elle s’inscrivait dans la foulée d’une enquête interne qui avait eu un retentissement politico-médiatique comparable à celui du moment. L’épisode était encore dans toutes les mémoires lorsque j’ai rejoint la grande maison, en 2016. Ma lecture est assez simple : de vieux démons sont réapparus, sur le sillon tracé par le dispositif destiné à réguler les comportements et par une gestion managériale moderne – tous deux abandonnés ou presque depuis 2019. N’avoir conservé que quelques structures vides de leur âme, voilà qui ressemble à la « cosm’éthique » que l’on souhaitait justement éviter au début de ce chantier.
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Faut-il rappeler que ces initiatives, soutenues par un partenariat avec divers chercheurs universitaires, ont valu à la PML un prix national en 2008 et une nomination au concours European Public Sector Award en 2009 ? On peut juger que seul l’opérationnel compte. On peut même penser pis que pendre de ces initiatives. Mais affirmer que rien n’a été fait sur ce genre de questions avant 2019… Comment dire ? J’ai vu trop d’agents, d’une division à l’autre, s’engager avec sincérité au contact des minorités pour accepter une telle réécriture de l’histoire, surtout de la part d’un spécialiste aussi éminent que vous.
Laissez-moi vous poser une ultime colle : savez-vous qui a décidé de stopper la collaboration avec l’Université québécoise de Sherbrooke, pourtant incontournable dans ce genre de domaines ? Je vous le donne en mille : une personne qui dénonce aujourd’hui un « racisme systémique » au sein de la police.
Coupés de la base
Lorsque j’ai rejoint la PML en 2016, certaines impulsions faisaient encore largement débat. Certains les jugeaient trop intellectuelles, pas assez « terrain ». Et puis, vous connaissez le milieu : jalousies, rancunes, souvenirs de moments chauds… Vous n’avez pas besoin qu’on vous explique combien l’équilibre entre opérationnel pur et transversalité reste difficile à trouver. D’ailleurs, personne n’a jamais prétendu qu’il s’agissait de solutions miraculeuses : un préavis de 2011, que vous ne pouvez ignorer en votre qualité d’expert, signale bien qu’il s’agissait d’instiller une nouvelle culture sur le long terme, pas de tout révolutionner du jour au lendemain. Je ne vais pas prétendre que tout était résolu quand je travaillais à la police, mais l’esprit de corps était bien meilleur, sans commune mesure avec celui qui prévaut à l’heure actuelle, et les rapports avec la population moins explosifs.

Désormais, une chose est claire : sept ans, ce n’est plus un héritage ; c’est largement assez pour imprimer sa marque. On ne peut dès lors pas imputer, comme vous l’avez fait dans cette Matinale de fin août, aux prédécesseurs d’Olivier Botteron – ni d’ailleurs aux politiques Doris Cohen-Dumani et Marc Vuilleumier, qui avaient initié et soutenu la démarche – la responsabilité des scandales d’aujourd’hui. Entendre maintenantque tous les responsables politiques, opérationnels et de soutien – dont vous faites partie – découvrent le problème démontre à l’envi combien vous êtes coupés de la réalité de la base. Et c’est grave.
Que l’on s’entende bien : je n’entends surtout pas attaquer mes anciens collègues – dans leur grande majorité exemplaires. Ce qui m’interpelle, c’est votre posture. Affirmer que l’on prend conscience aujourd’hui de « l’omerta des pairs » ou de « la compromission de certains cadres qui ont nommé et promu des agents problématiques », c’est insulter tous ceux qui, avant vous, ont précisément cherché à mettre en place des garde-fous. L’écrasante majorité des cadres avec lesquels j’ai travaillé par le passé appartenait à cette espèce.
Votre véritable rôle
Depuis des années, vous intervenez comme analyste indépendant. Mais pour beaucoup d’entre nous, votre rôle réel dans ce dossier est plus prosaïque : vous agissez comme porteur d’eau et paravent de Grégoire Junod. Ce dernier, d’ailleurs, semble prendre un soin tout particulier à faire oublier qu’il a été, avant d’être syndic, directeur de la sécurité publique de 2012 à 2016. Comment comprendre autrement la démarche singulière consistant à s’entourer de la Municipalité in corpore pour la conférence de presse sur les photos WhatsApp ? Durant ses années comme directeur, il n’a accordé à peu près aucune attention aux problématiques transversales, obnubilé qu’il était (et qu’il demeure) par la présence statique de plantons uniformés au centre-ville, qu’il confond largement avec la police de proximité.
Cher Monsieur Maillard, j’ignore si vous avez souri comme moi lorsque le syndic a annoncé qu’une réforme allait être entreprise, sous la direction de M. Duvillard (est-ce un désaveu pour vous ?), pour changer la culture de travail au sein de la police. Vous qui êtes bien placé, faites-leur peut-être savoir qu’un changement de culture dans un corps de police ne se décrète pas du jour au lendemain, et que ce ne sont pas quelques modifications structurelles qui y changeront quoi que ce soit – surtout après avoir tout saccagé. Ceux qui avaient consacré plus de quinze ans à cette tâche, depuis le début du siècle, ne vous contrediront pas !
Avec mes salutations respectueuses,
Raphaël