En souvenir de notre héritage : « Le cuirassé Potemkine »

Pourquoi encore regarder un authentique film de propagande soviétique, en dépit du bilan terrible du communisme ? La réponse de notre chroniqueur cinéma Rayan Chelbani.
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Le cuirassé Potemkine (1925), un des films les plus célèbres et mythiques du 7e art, demeure une œuvre clé de l’histoire du cinéma. Son réalisateur Sergueï Eisenstein (1898-1948) peut être considéré comme un des « inventeurs » (ou plutôt théoriciens) du montage, aux côtés de son alter-ego américain David Wark Griffith (1875-1948), metteur en scène du pionnier Naissance d’une nation (1915). Eisenstein s’est fait connaître grâce à ses films de propagande au rythme frénétique, faisant la part belle aux effets spectaculaires du montage. Sorti une année avant Le cuirassé Potemkine, La grève, son premier long-métrage, dépeint une grève violemment réprimée par les autorités tsaristes. Eisenstein est également l’auteur d’un biopic en deux volets (le premier en 1944 et le deuxième en 1958) consacré à la figure historique d’Ivan IV de Russie : Ivan le terrible.

Bien que Le cuirassé Potemkine soit avant tout un travail admiré pour ses qualités artistiques, il a aussi été considéré lors de sa sortie (et peut toujours l’être de nos jours) comme un outil de propagande politique. C’est un film qui met en avant une des idéologies qui a le plus influencé la tournure de l’histoire : le communisme. Dès lors, est-il concevable de faire la promotion d’un film en dépit d’idéaux délétères dont il fait la promotion ; idéaux qui ont causé près de cent millions de morts selon l’historien Stéphane Courtois, co-auteur de l’ouvrage Le livre noir du communisme (1997) ?

Lors de la sortie du film en 1925, la Russie a déjà traversé les violents événements de 1917 qui l’ont fait devenir communiste. En intellectuel confirmé, Vladimir Lénine (1870-1924), à la tête du nouveau gouvernement, avait appréhendé les vertus communicatives d’un médium comme le cinéma : ce dernier allait être très utile à la propagation de l’idéologie communiste au sein de la population russe.

De la même manière, le réalisateur Sergueï Eisenstein, lui-même soutien des bolchéviques, a fait usage de ses talents narratifs en exploitant un art qui n’avait que quelques décennies d’âge – les premières projections organisées par les frères Auguste et Louis Lumière (1862-1954 pour le premier et 1864-1948 pour le second) avaient eu lieu dans les années 1890. Il remarque instantanément que le montage est une manière puissante de susciter toutes sortes d’émotions chez le spectateur. Après s’être évertué à filmer de manière bouleversante la sanglante répression de la classe ouvrière dans La grève, c’est vers une mutinerie qui s’est déroulée sur un cuirassé russe en 1905 que le metteur en scène décide de tourner sa caméra. Les spectateurs sont captivés et se laissent porter par un cinéma de propagande au service d’un régime spécifique (soviétique dans ce cas).

Une scène fameuse de massacre de civils à Odessa.

Ce qui est fascinant avec Le cuirassé Potemkine, et qui contribue manifestement à lui avoir garanti une place de choix au panthéon des classiques du 7e art, ce sont surtout ses qualités formelles et narratives. D’abord, le montage trépidant qui est devenu la marque de fabrique du réalisateur nous entraine dans un récit qui s’apparente à une tragédie des temps modernes : le destin des mutinés du Potemkine face aux colonels et autres gradés ; symboles du régime tsariste et donc oppressif. Même si cet aspect est propre aux films de propagande, voire typique des films à thèse (c’est-à-dire dont le but est de promouvoir un message social ou politique en particulier), on peut regretter le fait que les protagonistes fonctionnent davantage en tant que représentations de classes sociales plutôt qu’en tant que personnages attachants et profonds. En d’autres termes, les individus à l’écran servent surtout à incarner l’éternel lutte entre opprimés (les matelots) et oppresseurs (les commandants du navire). Ensuite, un effet de montage dont Eisenstein a le secret consiste à créer un nouveau sens en assemblant deux images de prime abord non liées. Cette association picturale (« d’idées » serait-on tenté de dire) a la vertu d’exprimer un message donné de manière plus éloquente en faisant usage du pouvoir des images. Par exemple, on peut citer la succession de plans entre le médecin du navire (clair antagoniste au sein du récit) qui est jeté par-dessus bord et celui des asticots logés dans la viande avariée ; par cette simple association, le film suggère que la classe dominante corrompt la société et qu’il faut à tout prix la renverser. Dernière chose mais non des moindres, l’usage des différentes échelles de plan est à relever. Le cuirassé Potemkine fait la part belle à des plans d’ensemble et larges (c’est-à-dire des plans où les personnages sont placés au sein de décors imposants). Ce choix pictural s’explique par la volonté du cinéaste d’insuffler une atmosphère grandiose et imposante au récit qu’il raconte : ces plans agissent en effet comme des fresques cinématographiques qui plongent le spectateur dans le feu de l’action. Le but de cette narration est bien sûr de le faire sympathiser avec le destin des personnages. À cela le metteur en scène mêle savamment des gros plans (c’est-à-dire cadrés sur le visage) de différents individus de « la masse » afin de susciter chez l’audience de vives émotions. Ces dialogues continuels entre différents types de plan représentent une démarche clé dans la promotion des idéaux communistes (par exemple la prise de pouvoir par la classe ouvrière). Il s’agit aussi d’un outil redoutable qui permet de légitimer la révolution de 1917, dont le résultat a été l’instauration d’un régime totalitaire.

Une affiche de 1927. Crédit: Russian Public Libray

Pourquoi encore voir aujourd’hui le film d’Eisenstein alors qu’il date d’il y a près de cent ans et que le « socialisme scientifique », pour citer Karl Marx (1818-1883), a été à maintes reprises fatalement discrédité par nombre de penseurs dont Alexandre Soljenitsyne (1918-2008), le célèbre dissident soviétique et auteur de L’archipel du Goulag (1973) ? Parce qu’il demeure encore et toujours un cas d’école en ce qui concerne la parfaite maîtrise du montage dans l’art de raconter une histoire, dans celui de happer l’audience dans des événements tragiques qui ont concerné toute une nation à l’approche de la révolution de 1917. D’un point de vue mémoriel et moral toutefois, il est non seulement nécessaire de rappeler les horreurs du passé pour en tirer les leçons nécessaires (sans quoi nous sommes simplement condamnés à les répéter), mais aussi de garder à l’esprit que les bonnes intentions (en l’occurrence la volonté de voir émerger une société plus égalitaire) ne garantissent nullement des conséquences souhaitables pour les individus et les sociétés. « Le chemin vers l’enfer est pavé de bonnes intentions » comme le dit le proverbe. À cet égard, Le cuirassé Potemkine fonctionne aussi comme le témoignage d’un passé ténébreux.

La question des interactions entre forme et fond occupe depuis toujours les artisans du cinéma, de George Méliès (1861-1938), l’illusionniste pionnier des effets spéciaux, à Martin Scorsese (1942), l’une des légendes du cinéma hollywoodien. Sergueï Eisenstein pour sa part a sans doute apporté sa pierre à l’édifice dans la standardisation du montage. C’est avant tout pour cela qu’il est bon de (re)voir à l’envi son chef-d’œuvre. Il est en réalité tout à fait envisageable d’admirer un film pour ses qualités esthétiques, tout en condamnant si besoin son message politique, philosophique, ou social.

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