Une guerre peut-elle être juste ?

Plutôt Ukraine ou Russie, Le Peuple ? Vous n’en saurez rien ! Car au lieu de vous assommer d’idéologie, notre chroniqueur Stev’ LeKonsternant vous présente les outils élaborés par la tradition catholique pour évaluer la légitimité de la guerre.
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Si dès l’Antiquité, Aristote avait déjà posé quelques bases en la matière, c’est saint Augustin qui posera véritablement les premiers jalons de la doctrine de la guerre juste. Confronté à la barbarie des invasions païennes de son temps, l’évêque d’Hippone et saint patron des brasseurs conclut que l’usage de la violence pour se défendre est malheureusement une nécessité morale pour mettre en place une société organisée, préalable nécessaire à toute forme de rédemption divine. De ce point de départ dérivent deux principes : Augustin réprouve les guerres qui sont le fruit d’une convoitise excessive des biens de ce monde et celles qui perturbent l’harmonie de la cité terrestre. À ses yeux, une guerre ne peut être juste que si elle contribue à rétablir l’ordre naturel et harmonieux voulu par Dieu.

Ruines d’Hippone et basilique Saint-Augustin. (Oris/ Wikimedia Commons)

Sa pensée sera affinée et complétée tout au long du Moyen Âge, notamment par le moine Gratien, lequel développera le principe de l’immunité nécessaire des non-combattants. Mais c’est saint Thomas d’Aquin qui, bien que convaincu qu’aucune guerre ne puisse être entièrement juste, mettra en forme les fondements de la doctrine dans sa Somme théologique. Dans son optique, les guerres défensives sont celles qui se rapprochent le plus de l’inatteignable idéal de justesse, alors que les autres s’échelonnent sur divers degrés de justesse. Pour les évaluer, il reprend et affine la pensée de ses prédécesseurs jusqu’à énumérer les conditions qu’une guerre doit remplir pour tendre vers le juste. La première d’entre elles réside dans la légitimité de l’autorité qui déclenche les hostilités. Pour saint Thomas en effet, seule une autorité qui ne possède aucun supérieur hiérarchique est habilitée à user de la force pour régler un problème. Il ne dit cependant pas que cette légitimité suffise à prendre les armes et amène immédiatement une seconde condition, à savoir que la cause poursuivie doit être juste. Dans la foulée, il précise que la justesse de cette cause  se mesure aux préjudices causés par l’action de l’adversaire que l’on souhaite punir. Autrement dit, c’est le niveau de culpabilité de ce dernier qui justifie ou non l’utilisation de la force, et ce, uniquement lorsque toutes les options diplomatiques et pacifiques ont été épuisées. La guerre doit impérativement rester un moyen d’ultime recours. De là découle une nouvelle exigence qui consiste à déclarer la guerre en bonne et due forme, permettant ainsi d’identifier de manière claire et précise les différentes parties en conflit, mais aussi et surtout de donner à l’adversaire une ultime chance d’offrir réparation de ses exactions. Il précise en outre que les guerres ne doivent pas être menées à l’unique bénéfice des victimes de l’injustice, mais également pour le bien des coupables, pour les ramener dans le droit chemin.

Au sujet du déroulement des hostilités, Thomas précise que les bienfaits attendus de l’intervention armée doivent être mis en balance avec les dégâts pouvant être raisonnablement anticipés. Car si une guerre s’avère plus destructrice que réparatrice, alors elle ne trouve aucune justification crédible. Enfin, il postule en dernier lieu qu’une guerre ne doit pas viser à satisfaire des ambitions personnelles ou servir des intérêts privés, mais poursuivre le bien commun.

La question de la légitimité des conquêtes espagnoles en Amérique donnera une nouvelle impulsion à la réflexion sur la notion de guerre juste. (Illustration: représentation des Espagnols dans le Codex Azcatitlan)

L’apport de saint Thomas continuera à être pensé et repensé au travers des siècles, et notamment au tournant du XVIe siècle avec le problème de la légitimité des conquêtes espagnoles en Amérique. Francisco de Vitoria donnera alors une nouvelle impulsion à la doctrine et en affinera les contours. En termes de cause juste ou de proportionnalité entre les maux de la guerre et ses bienfaits, Vitoria précisera que ces problématiques doivent être considérées du point de vue de tous et non uniquement à partir de ceux des peuples ou des nations directement concernés. Ce qui signifie qu’une cause qui peut sembler juste de prime abord, peut ne pas l’être au regard du bien commun universel. À ce propos, il admet également que dans certains cas les deux parties peuvent prétendre être dans leur bon droit et qu’il est parfois difficile de juger qui a raison. Il suggère alors de déplacer l’attention sur le processus décisionnel et propose que les souverains impliqués dans la question guerrière consultent un maximum d’avis divergents, surtout ceux opposés à l’intervention, avant de prendre leur décision.

À sa suite, avec la formation d’États modernes peu enclins à admettre des limitations à leur droit de faire la guerre, la doctrine de la guerre juste va décliner et même subir un certain nombre de déformations afin de coller à certaines considérations clairement idéologisées.

En résumé

On peut donc récapituler les critères mis en évidence par la pensée catholique pour évaluer la justesse d’une guerre de la manière suivante :

–       L’autorité impliquée dans le conflit est une autorité légitime.

–       L’autorité est mue par des considérations pures et non par d’autres objectifs moins avouables.

–       La cause du conflit, comprise comme les préjudices dus aux exactions de l’adversaire, est une cause juste dès lors qu’on se place du point de vue de l’humanité tout entière et non uniquement des parties en conflit.

–       L’autorité ne déclenche les hostilités qu’en ultime recours après avoir épuisé toutes les autres options.

–       L’autorité déclare la guerre en bonne et due forme, afin d’ouvrir une ultime chance à l’adversaire de faire machine arrière et de délimiter précisément le périmètre du conflit.

–       Les bénéfices escomptés en termes de bien commun surpassent les malheurs que l’on peut raisonnablement attendre du conflit.

–       Les militaires s’emploient à faire tout leur possible pour distinguer les combattants des non-combattants.

Nous vous avons proposé les critères, à vous d’attribuer les coches. N’hésitez pas à venir nous dire si ces critères vous semblent utiles ou suffisants pour vous faire une opinion plus fondée sur les conflits d’aujourd’hui.

Stev’ LeKonsternant
Illustration principale: l’après-guerre en Irak. (Levi Meir Clancy/Unsplash)

Bibliographie non exhaustive :

Armelle Le Bras-Chopard, La guerre, théorie et idéologies, Paris, Montchrestien, 1994

Alex Bellamy, Just wars, from Cicero to Iraq, Cambridge, Polity, 2006

Guillaume Bacot, La doctrine de la guerre juste, Paris, Economica,1989

Thomas d’Aquin, Somme théologique, tome 3, Paris, Le Cerf, 1985

Saint Augustin, La Cité de Dieu, tome 3, Paris, Éditions du Seuil, 1994

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