J’ai rencontré l’évêque le plus radical du monde

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Né sous le communisme, hostile à la ligne du pape François et 100 % à l’ancienne, Mgr Schneider était de passage à Genève à la mi-juin. Mais pourquoi cet évêque auxiliaire d’Astana, au Kazakhstan, est-il un phénomène ?

Il est midi moins dix, en ce mercredi, et le soleil de plomb n’y changera rien : ce sera bien encravaté que nous accueillerons Son Excellence Mgr Schneider d’ici quelques instants. Coqueluche des conservateurs catholiques, l’évêque né au Kirghizistan s’apprête à donner, d’ici quelques heures, une conférence pour le compte de l’association Perspective catholique, emmenée par le politicien de l’UDC Genève Éric Bertinat. Autre artisan de la venue du prélat : Christian Bless, avec lequel nous courrons boire un pastis à l’ombre en attendant l’arrivée du natif de Tokmok. Il y a quelque chose de méditerranéen dans cette campagne genevoise qui s’apprête à recevoir un homme venu des goulags et du froid.

L’office de Sexte derrière nous, voici qu’apparaît enfin sa voiture : comme à l’armée, les personnes présentes se mettent en rang, ou plutôt en demi-cercle, pour présenter leurs respects à l’évêque auxiliaire du diocèse d’Astana. Pour les non-initiés, le rituel consiste à prendre la main de Mgr Schneider, mettre un genou à terre (pour les plus mobiles) et baiser l’anneau symbolisant son statut de successeur des apôtres. Sous nos latitudes, ce geste venu de l’Antiquité ne séduit plus guère, et les évêques eux-mêmes, le plus souvent, se passeraient bien de se plier à un usage qui ne flatte pas leur fibre progressiste. Leur programme consiste plus généralement à jouer au « pote », faire quelques blagues sympatoches et tenir un discours d’ONG sur le bilan énergétique de leur diocèse inclusif. Mais autant dire que Mgr Schneider n’a pas ces audaces inutiles. Courtois, paisible, il laisse faire et salue gentiment notre petit groupe. 

Une situation pire que le communisme

Le repas aura lieu dans un école de la Fraternité St-Pie X (que l’on nomme tout simplement « Écône » dans les médias progressistes), située à Onex. Une sœur, rayonnante dans son habit intemporel, nous y guide vers une salle à manger élégante, évoquant un cadre bourgeois du 19e siècle. Les convives sont placés, dans une ambiance relativement détendue, mais élégante et courtoise. Il y a quelque chose de bon à s’extraire, quelques instants, d’un siècle qui a connu le succès du présentateur Cyril Hanouna, le déclin de la boxe anglaise et Fukushima. C’est dans cette belle atmosphère que nous découvrons le personnage privé, après avoir lu ses ouvrages pour préparer l’événement. À l’aise dans son habit d’évêque, au propre comme au figuré, il semble avoir plutôt bien supporté son voyage vers des terres qu’il juge passablement menacées par l’islam et la franc-maçonnerie. Au-delà des questions directement religieuses, c’est en effet surtout la vision de la société du personnage qui a de quoi interpeller le Béotien. Dans son livre Christus Vincit, de 2019, cet enfant de l’URSS n’hésite par exemple pas à qualifier « la dictature de l’idéologie de genre » de situation pire que le communisme au sein duquel il a grandi. Au moins, Lénine ou Staline n’avaient pas essayé de transformer l’homme lui-même, juge-t-il. Quant à la société européenne, il n’a pas peur non plus d’affirmer qu’elle « n’est plus une civilisation », embourbée « dans une culture de la laideur » ou une « mentalité contraceptive ». Bigre, voilà quelqu’un qui ne craint pas d’utiliser des mots forts. Mais lors du repas, les discussions resteront globalement plus légères, et l’on se concentrera notamment sur le rôle bénéfique de la vodka lors des soirées festives kazakhes. 


Pris au prieuré de la Fraternité St-Pie X, situé à quelques encablures, le digestif prendra cependant la forme d’un excellent limoncello, servi par des abbés à la courtoisie hors du commun. Cultivés, drôles, ils nous font presque oublier qu’un moment important de la journée se rapproche dangereusement. Après seulement quelques mots échangés directement de l’un à l’autre depuis son arrivée, place à un entretien seul à seul avec Mgr Schneider pour préparer la conférence du soir. Nous nous déplaçons alors dans le jardin.


Dire la vérité

D’une sérénité absolue, l’évêque est très agréable et respectueux. Le plan de la conférence du soir, dialoguée, correspond à celui de son livre ? Tant mieux. Mais gageons qu’une autre proposition lui aurait provoqué une réaction guère plus émotive. C’est d’ailleurs sur le même ton qu’il use du terme d’« hérésie » en apprenant la participation récente de l’Église Catholique de Genève à des événements LGBT. À l’envers de tout le discours des sociétés libérales modernes, le voilà qui affirme même, comme dans son livre, que « la santé morale de la société humaine » doit être protégée contre « l’activité homosexuelle », assimilée à un « désordre objectif » conduisant à « l’autodestruction de la personne ». Sait-il que de tels propos sont parfaitement illégaux en Suisse ou dans d’autres pays qu’il visite ? Oui, et ça lui est absolument égal : « Nous devons dire la vérité », tranche-t-il, sans s’énerver. Comme dans son livre, il évoque même la nécessité d’une « sanction pédagogique » pour aider les personnes LGBT à adopter un style de vie plus commun. Les évêques qui vont aussi loin ne sont pas légion. Notre discussion poursuit à propos de la « papolâtrie » qui, à ses yeux, fait un mal énorme à l’Église catholique. À tel point que l’évêque ose affirmer que François et ses successeurs devraient « cesser de voyager » d’un bout à l’autre du monde, cesser aussi de s’occuper de « gestion des déchets plastiques » ou de questions de migration, sans rapport avec leur mission. Il est vrai que lorsque l’on a grandi sous le communisme, avec plusieurs membres de sa famille sacrifiés sur l’autel des lendemains qui chantent, on se méfie assez logiquement de la bureaucratie et de la centralisation.

Pas question non plus de se laisser intimider par des ordres du Vatican : une vague lettre lui a autrefois enjoint de se montrer respectueux du pape François, mais il en faudra davantage pour le pousser au silence. Mais déjà, son agenda le rattrape et un prêtre vient nous demander où nous en sommes dans notre conversation. Pas si loin, en réalité, mais à l’évidence le dialogue est lancé, si bien que nous pouvons garder le meilleur pour la conférence. Alors qu’il est temps de quitter la petite table où nous sommes installés, Mgr Schneider prend subitement la parole, l’air sérieux : « Monsieur Raphaël, êtes-vous marié ? » Puis vient la question du nombre d’enfants. La réponse – deux – fait naître une expression sombre, qui soudain s’illumine à nouveau : « C’est parce que vous êtes encore jeune, voilà pourquoi. »  Oui, voilà pourquoi, sans doute.

Plusieurs heures passeront avant la conférence de l’évêque, devant un auditoire de quelque cent cinquante personnes. Parmi ces dernières, des habitués des messes traditionnelles – en latin –, des curieux, mais un état d’esprit largement hostile au progressisme ambiant. Quant à la figure du pape actuel, elle ne semble pas non plus déchaîner des torrents d’enthousiasme. Mgr Schneider, germanophone par tradition familiale, parle un bon français, mais un temps de rodage est nécessaire. C’est lorsqu’il évoquera la place de la prière dans sa vie et son envie d’évangéliser par la beauté, de la liturgie notamment, qu’il s’animera réellement, au point de frapper la table. Et d’inciter les fidèles à refuser la religion tiède qu’on leur sert aujourd’hui. 

Suivront la séance de dédicaces, avec moult génuflexions devant le successeur des apôtres, puis l’heure des adieux. L’évêque s’approche et prend mes mains dans les siennes : doucement, il demande que Dieu vienne bénir le travail des bons journalistes, au rang desquels il semble me placer. À l’évidence, notre duo semble lui avoir convenu, davantage peut-être qu’à certaines personnes de l’assemblée. Comme toujours dans ces cadres, il y a ceux qui regrettent que nous n’ayons pas davantage parlé vaccins ou franc-maçonnerie, par exemple. Que ne le font-ils pas eux-mêmes en s’adressant directement au prélat, au moment de faire signer ses livres ? C’est un mystère. La tactique du conférencier consiste en principe à faire face, sourire et remercier pour l’excellente suggestion. Mgr Schneider s’est déjà engouffré dans la voiture qui l’emmènera vers un peu de repos. C’est une rencontre que l’on n’oubliera pas de sitôt, notamment au regard du décalage de la radicalité de certaines de ses vues et de la douce humilité générale du personnage privé.

Commentaire

« Tu vas voir ce qu’est un vrai évêque. » Voilà comment un fidèle genevois m’a préparé à la rencontre de Mgr Schneider, peu avant son arrivée. Ce que serait un « vrai » ou un « faux » prélat, il n’appartient pas au journaliste d’en juger. Il y a certes chez Mgr Schneider une majesté qui, trop souvent, fait défaut aux principales figures des Églises, aussi bien protestantes que catholiques. Enraciné dans l’histoire bimillénaire de la foi chrétienne, voilà quelqu’un qui a le sens du ridicule de certaines préoccupations contemporaines face à la tradition qu’il porte avec lui. Au moment de sa venue, on apprenait par exemple que le Vatican allait envoyer un discours du pape François, datant du Covid, dans l’espace : comment ne pas préférer un religieux soucieux de parler, avec des moyens humains, à ses semblables plutôt qu’aux Martiens ?Reste que le discours d’un Mgr Schneider est à des années-lumière de la réalité que vivent ceux-là mêmes qui l’adulent. Combien de femmes de l’assemblée, conformément à ses recommandations, refusent la contraception non seulement mécanique, mais aussi naturelle ? Qui, parmi les plus acharnés, se diront qu’il faut y aller la fleur au fusil et donner vingt-cinq enfants au monde comme les parents de sainte Catherine de Sienne, qu’il cite en exemple ? Peu, à la vérité. Quant à l’idée de sanctionner des comportements privés, parce qu’ils seraient « intrinsèquement désordonnés » (selon le catéchisme), voilà qui ne nous fait pas beaucoup vibrer. Les chambres à coucher ont cela de bien qu’elles peuvent être fermées.

L’évêque auxiliaire d’Astana est un grand monsieur, auquel l’Église devrait donner une place plus importante car il inspire davantage les fidèles que les progressistes accros aux guitares sèches et aux discours creux. Mais est-ce réellement d’un catalogue de règles, plutôt que d’un peu plus de charité, que notre monde a besoin ?

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