Oskar Freysinger, vous signez peut-ĂȘtre le livre le plus politiquement incorrect de lâannĂ©e avec Animalia . Pourquoi avoir choisi une fable animaliĂšre pour dĂ©crire la bĂȘtise contemporaine ?
Parce que les animaux, dans leur infinie sagesse, ne risquent pas de me faire subir un « shit storm » mĂątinĂ© dâindignation. Les animaux ont leur dignitĂ©, eux. Blague Ă part, comme câĂ©tait le cas pour Ăsope, La Fontaine, Ionesco et Orwell (« dans « animal farm »), les animaux sont un vecteur de mise en abĂźme. La deuxiĂšme mise en abĂźme est assurĂ©e par le rire. Conjointement, la fable et le rire tirent le lecteur de la torpeur de lâillusion rĂ©fĂ©rentielle collective dont les mĂ©dias officiels lui battent et rebattent les oreilles jusquâĂ le rendre sourd. En prenant distance, il est forcĂ© de se remettre en question par lâeffet de miroir auquel le texte le soumet.
Si certains dĂ©noncent le « grand remplacement », vous dĂ©noncez quant Ă vous le « grand chambardement » dans la premiĂšre moitiĂ© de lâouvrage. De quoi sâagit-il ?
Il sâagit ni plus ni moins que la description dĂ©lirante et hilarante dâun monde qui devient fou parce que certains « sauveurs » autoproclamĂ©s prĂ©tendent vouloir le rendre parfait. Il ne saurait y avoir le moindre Ă©cart, la moindre fantaisie dans ce « Gestell » (dispositif) dĂ©shumanisĂ© postulĂ© par le philosophe Heidegger. Dans notre monde et la jungle du livre, les ĂȘtres nâont plus que le choix entre le bien et le bon, le vertueux et lâintĂšgre, le gentil et lâaimable, des non-choix dictĂ©s par des pharisiens et des tartuffes qui ont ouvert la chasse aux mauvais sujets pour tromper lâennui quâils sâinspirent eux-mĂȘmes.
Le « livre premier » intitulĂ© dĂ©gĂ©nĂ©rescence, dĂ©crit la descente aux enfers, forcĂ©ment collective, le « livre second », intitulĂ© rĂ©gĂ©nĂ©rescence, va mettre en scĂšne quatre animaux cabossĂ©s par la vie â des individus sâassumant, donc â pour esquisser une voie de salut. Au contraire des dystopies dâOrwell et Huxley, la mienne nâest pas dĂ©sespĂ©rante. Au contraire, elle est hilarante et se termine plutĂŽt bien.
WEF, vegans, LGBTQIA+, partisans dâExit… Vous nâĂ©pargnez personne. Est-ce que vous vous sentez aigri ?
Que voulez-vous, jâai tentĂ© dâĂȘtre Ă©quitable dans la distribution de mes « bontĂ©s ». Mais si jâĂ©tais aigri, jâaurais Ă©crit un texte revanchard, moralisateur et indignĂ©. Or, jâai choisi de dĂ©crire une dĂ©cadence joyeuse, fofolle et grotesque. Je me suis fendu la malle tout au long de lâĂ©criture. Pour le style, jâai Ă©tĂ© inspirĂ© par ma lecture du moment, « lâhomme sans qualitĂ©s » de Robert Musil, Ă mes yeux le plus grand roman de langue allemande jamais Ă©crit, qui traite de la lente dĂ©chĂ©ance de lâempire austro-hongrois avant la premiĂšre guerre mondiale avec ses psychoses, ses faux-semblants, ses petites traĂźtrises, son hypocrisie et sa vacuitĂ©. Quant au dĂ©clencheur de mon Ă©criture, ce fut une phrase de DĂŒrrenmatt qui mâa profondĂ©ment marquĂ©. Elle postule quâune histoire nâest vraiment finie que lorsquâelle a trouvĂ© la pire fin possible. Il ajoute que la pire des fins que puisse prendre une histoire, câest de basculer dans le grotesque.
“Sans lâoccident et sa politique dĂ©sastreuse au Moyen-Orient et au Maghreb lâislamisme serait restĂ© embryonnaire.”
Oskar Freysinger
Avec seulement deux pages Ă leur sujet, les islamistes (reprĂ©sentĂ©s par un dromadaire) sâen tirent plutĂŽt bien avec vous, pour une fois…
Depuis que les USA se sont avĂ©rĂ©s ĂȘtre (avec les Saoudiens) les bailleurs de fonds principaux de lâĂtat islamique, quâils ont initialement formĂ© et soutenu Bin Laden et quâIsraĂ«l fut lâun des soutiens financiers majeurs du Hamas (par lâintermĂ©diaire du Qatar) pour tuer dans lâĆuf la solution de deux Ă©tats par la division de lâautoritĂ© palestinienne, je me dis que lâislamisme nâest que lâidiot utile de lâhistoire. Deux pages suffisent pour en esquisser les limites. Sans lâoccident et sa politique dĂ©sastreuse au Moyen-Orient et au Maghreb lâislamisme serait restĂ© embryonnaire. DĂ©sormais, il est lâalibi parfait pour toute sorte de forfaitures, dâinvasions, de massacres et de lois liberticides (anti-terroristes). Rien de tel quâun ennemi taillĂ© Ă la hache pour faire peur au citoyen qui prĂ©fĂšrera toujours la sĂ©curitĂ© Ă la libertĂ©. Depuis que lâislamisme a cĂ©dĂ© la place Ă lâintĂ©grisme qui prĂ©fĂšre le combat du ventre fĂ©cond au combat des tripes Ă lâair, les Russes lâont remplacĂ© en tant quâennemi idĂ©al Ă haĂŻr sans modĂ©ration.
En page 82, vous Ă©crivez : « Les derniers hommes honnĂȘtes sont les prĂ©tendus complotistes, les asociaux, les nĂ©gationnistes et les emmerdeurs. » Vous recherchez les procĂšs ?
Ă mes yeux, une personne qui dit oui Ă tout ne peut ĂȘtre honnĂȘte. Soit elle manque de courage, soit elle veut plaire Ă tout le monde, soit encore elle a Ă©tĂ© lobotomisĂ©e. Qui a fait avancer lâhistoire humaine ? Quâest-ce que des gens comme Socrate, le Christ, Spinoza, GalilĂ©e, Voltaire, Victor Hugo et Zola ont en commun ? Ils ont osĂ© dire non. Or, ce refus fut le point de dĂ©part dâun bouleversement dans lâesprit des gens qui transforma profondĂ©ment et durablement la sociĂ©tĂ© humaine. Ă tous, on leur fit le procĂšs. Jâen conclus que si « Animalia » devait me valoir un procĂšs, je serais en bonne compagnie.
On a parfois lâimpression que vous faites du Covid la matrice de toutes les absurditĂ©s modernes, dans votre rĂ©cit. Nâest-ce pas un peu exagĂ©rĂ© ?
Vous verrez que les historiens du futur ne parleront pas dâune cĂ©sure civilisationnelle de lâan 2000, mais de lâan 2020 ! Jamais dans lâhistoire humaine, un tel mouvement de panique planĂ©taire assorti de mesures liberticides nâa eu lieu. Jamais le monde nâa basculĂ© dans le totalitarisme â certes « mou » â en si peu de temps. Puis sâensuivit, coup sur coup, lâhystĂ©rie climatique, la sanctionnite aigĂŒe contre la Russie et lâaplatissement de Gaza. RĂ©sultat : la ruine financiĂšre, intellectuelle et morale de lâoccident sâest rĂ©vĂ©lĂ©e au grand jour et accĂ©lĂ©rĂ©e de telle sorte que les citoyens se sentent fragilisĂ©s, abandonnĂ©s et insĂ©curisĂ©s au point dâaccepter la gestion bureaucratique planĂ©taire que les « buveurs dâĂąme du mont Kibo » dans mon livre, et les « Davosiens du WEF », de lâOMS et du Deep State amĂ©ricain dans la rĂ©alitĂ©, proposent en remĂšde comme ils lâont fait avec les vaccins Covid. Ils commencent dĂ©jĂ Ă mettre au goĂ»t du jour le virus H1N1 et trouveront autre chose sâil sâavĂšre insatisfaisant Ă lĂ©gitimer leur prise de contrĂŽle absolu.
Vers la fin du livre, on peut lire : « Quand le monde est fou, seul le ridicule fait sens. » Est-ce quâil ne faudrait pas, au contraire, redonner Ă nos sociĂ©tĂ© un sens de la dignitĂ© ?
Quây a-t-il de plus digne que dâoser rire Ă la face hideuse dâun pouvoir dĂ©voyĂ© ? Le rire et lâhumour le dĂ©stabilisent et fragilisent son univers carcĂ©ral spirituel et matĂ©riel. Le pouvoir veut et doit ĂȘtre pris au sĂ©rieux sâil entend durer. Narcissique et mythomane, il nâa que sa carapace bardĂ©e de pointes acĂ©rĂ©es pour se dĂ©fendre. LâautodĂ©rision lui est interdite et le rire est son pire ennemi. On peut trancher la gorge des gens, les torturer, sâils parviennent Ă rire devant leur bourreau, ils font preuve de la plus grande des libertĂ©s. La dignitĂ©, elle, est noble en soi, mais elle ne peut rien contre celui qui nâen a pas. La dignitĂ© bĂątit des temples dans lâinvisible, le rire est une arme concrĂšte qui fait vaciller les trĂŽnes dans le monde rĂ©el. Jâai vouĂ© toute ma vie aux lettres parce que je suis convaincu que le verbe finit toujours par triompher de la force brute.
AchevĂ© en 2021, votre roman sort chez Selena Ăditions , une maison française, trois ans plus tard. Est-ce que cela signifie que personne nâa eu le courage de vous publier en Suisse ?
Jâai effectivement envoyĂ© mon manuscrit Ă plusieurs dizaines dâĂ©diteurs de tout bord. Les bien-pensants, voyant mon nom, faisaient la moue et trouvaient mille excuses formelles pour ne pas me publier. Les Ă©diteurs de droite, quoiquâadmiratifs du texte (« câest un ovni littĂ©raire », « câest La Fontaine ayant fumĂ© du crack » et jâen passe) eurent au moins lâhonnĂȘtetĂ© dâavouer que le risque Ă©tait trop grand et quâils ne voulaient pas mettre en pĂ©ril leur maison dâĂ©dition. Câest finalement une femme, Aleksandra Sokolov des Ă©ditions Selena, qui fit preuve dâun courage et dâune dĂ©termination hors du commun et, faisant abstraction de mon passĂ©, des cris dâorfraie outrĂ©s des bienpensants et du caractĂšre explosif de mon texte, dĂ©cida de le publier afin « dâĂȘtre digne de sa vocation dâĂ©ditrice ». Je lui voue une admiration sans bornes. VoilĂ quelquâun qui nâa pas besoin de transplantation « pour en avoir ».
L’autre sortie de Freysinger aux Ă©ditions Selena. Plus apaisĂ©e…
En mĂȘme temps quâAnimalia , vous sortez un autre livre : il sâagit dâun rĂ©cit, LâOreille aveugle , livrĂ© avec une rĂ©Ă©dition du Nez dans le soleil . Vous vouliez montrer aussi un visage plus apaisĂ© ?
LâidĂ©e vient de mon Ă©ditrice. Lui ayant envoyĂ© la vingtaine dâĆuvres que jâai fait publier depuis plus de deux dĂ©cennies, elle a Ă©tĂ© subjuguĂ©e par la grande variĂ©tĂ© de styles et la diversitĂ© de mes Ă©crits. Elle a voulu montrer, par cette double-publication, deux types dâĂ©criture totalement diffĂ©rents quoiquâissus de la mĂȘme plume. Pierre-Yves Luyet, sourd-muet de naissance, menacĂ© de cĂ©citĂ© totale, autiste (asperger) et souffrant de problĂšmes dâĂ©quilibre a commencĂ© Ă voyager par le vaste monde dĂšs le moment oĂč les mĂ©decins lui ont annoncĂ© son inĂ©luctable cĂ©citĂ©. Son histoire a Ă©tĂ© relatĂ©e dans une Ă©mission de la TSR : le voyage aveugle.Â
Câest une histoire qui dĂ©montre que le sort peut bien sâacharner sur certaines personnes, elles trouveront toujours un moyen pour ne pas dĂ©sespĂ©rer et mĂȘme sâĂ©panouir malgrĂ© les difficultĂ©s.
Lâautre histoire, un monologue court, fleure bon le terroir valaisan, les vignes, les bisses et les pĂąturages entre le serpentement scintillant du RhĂŽne et les arĂȘtes enneigĂ©es mordillant le bleu du ciel.
Les deux textes se complĂštent parfaitement en raison de la dĂ©marche opposĂ©e des deux protagonistes principaux : Lâun, le multi-handicapĂ© prisonnier de son « bocal » trouvera la libertĂ© par le mouvement et la dĂ©couverte de lointaines contrĂ©es, lâautre, Vital HĂ©ritier dit « pĂ©pĂ© », vigneron valaisan Ă lâancienne enracinĂ© dans sa terre natale, va attirer le vaste monde Ă lui en renaturant le bisse de Lentine pour le transformer en un jardin botanique luxuriant. Il nây a pas de voie tracĂ©e vers le bonheur. Câest chacun la sienne.
En librairie dĂšs le 17 mai 2024 en France et dans tous les pays francophones. Cliquer ici pour commander les livres sur le site de la maison d’Ă©dition .
Pour découvrir les raisons qui ont poussé son éditrice à sortir Animalia, ainsi que notre chronique du livre, merci de vous connecter ou de prendre un abonnement .
Le tĂ©moignage de l’Ă©ditrice, Aleksandra Sokolov
jâai Ă©tĂ© dâabord convaincue par les qualitĂ©s littĂ©raires dâOskar Freysinger qui est un personnage dâune multipotentialtĂ© extraordinaire dans bien des domaines de crĂ©ations et jâai aimĂ© Animalia car câest le monde dans lequel nous vivons mĂȘme si il est Ă©videmment exagĂ©rĂ© dans les extrĂȘmes⊠nous nâen sommes toutefois pas si loinâŠ
Jâai toujours dĂ©fendu lâĆuvre littĂ©raire mĂȘme des auteurs les plus enviĂ©s ou dĂ©testĂ©s, mais avec un talent indĂ©niable ! Jâai publiĂ© les oeuvres dâun grand expert en avant-garde russe, AndrĂ©i Nakov, aujourdâhui dĂ©cĂ©dĂ© et auquel le Centre Pompidou rend hommage ce mercredi. Ses publications mâont valu des menaces de mort mais je suis encore lĂ âŠ
Je pense que le mĂ©tier dâĂ©diteur et dâĂȘtre un « passeur » de savoir et dâopinions⊠je nâai aucune prĂ©dispositions, ni politique ni culturelle mais je pense quâil faut mettre en avant les gens qui le mĂ©ritent.
LâĂ©dition est devenue une passion et ne me permet pas de vivre depuis plusieurs annĂ©es mais jâĂ©quilibre et je publie en toute libertĂ© ce qui me paraĂźt intĂ©ressant de mettre en avant. NĂ©anmoins, il est difficile de se frayer un chemin dans les mĂ©dias en tant que petite structure dâĂ©dition ! Il faut garder espoir ! Câest mon chemin de vieâŠ
Notre chronique
Avec Animalia , Oskar Freysinger nous propose dystopie dans la ligne de Orwell et Huxley, mais postmoderne et souvent drĂŽle. AchevĂ© en juin 2021, le livre est fortement marquĂ© par lâĂ©pisode du Covid et par les restrictions de libertĂ© qui sâĂ©taient alors abattues sur la population durant la pandĂ©mie.
Pour autant, dans un rĂ©cit saturĂ© de jeux de mots grivois et dâallusions vachardes, il arrive rĂ©guliĂšrement Ă lâauteur de toucher Ă lâintemporel avec ses histoires de bestioles. Ainsi, dans la jungle Ă©galitaire et dystopique oĂč se dĂ©roule lâaction surviennent des personnages Ă©voquant tantĂŽt le Rebelle de JĂŒnger, tantĂŽt le Zarathoustra de Nietzsche, quand ce nâest pas le moraliste chrĂ©tien. Dans le fond, la fresque dâOskar Freysinger semble dirigĂ©e vers un but central : nous apprendre à « rĂ©tro-dĂ©velopper » (comme il lâĂ©crit en page 238) des rĂ©flexes naturels que nous aurions perdus sous un certain totalitarisme suave et maternant.
On peut juger la mĂ©thode parfois « populiste », pour ceux qui tiennent ce mot pour un reproche, parfois un peu « bourrine » pour les autres, mais reste une certitude : il y a une joie certaine Ă voir le vieux lion envoyer paĂźtre tous ceux qui, misant sur notre instinct grĂ©gaire, nous croient plus bĂȘtes que nous le sommes.