« Le Tribunal Fédéral a pris une mauvaise décision sur des arguments faibles »

Jean-René Moret, le Tribunal Fédéral a tranché : les autorités genevoises avaient bien le droit de vous interdire de célébrer des baptêmes dans le lac. Quelle a été votre émotion en découvrant ce jugement ?

Principalement de la surprise et de la déception. Jusque-là le Tribunal Fédéral (TF) avait été assez ferme dans sa défense de la liberté religieuse. Avec ce jugement, le TF accepte un système où l’établissement d’une relation avec l’État n’est pas simplement un plus offert aux Églises qui le souhaitent, mais devient un critère en fonction duquel on restreint la liberté religieuse. Ce système est contradictoire avec les principes de laïcité et de séparation de l’Église et de l’État. Il force en effet les organisations religieuse à se rapprocher de l’État, sous peine de voir leur liberté limitée. Il n’était pas prévu par la loi sur la laïcité votée par le peuple, mais instauré par son règlement d’application. Et il n’y a pas de droit à l’établissement d’une relation, le conseil d’État statue sans voie de recours, ce qui n’est pas approprié pour une condition mise à l’exercice d’un droit fondamental. Tout cela, le TF ne l’a pas assez évalué. Le TF accepte aussi que l’État applique aux organisations religieuses des critères qui ne sont pas demandés aux autres usagers du domaine public, et le TF l’accepte simplement parce que la culture genevoise de la laïcité le justifierait. Or un préjugé tenace n’est pas une justification valable pour une inégalité de traitement. Bref, à mon sens le TF a pris une mauvaise décision sur des arguments faibles, et j’attendais autre chose.

Concrètement, comment allez-vous célébrer les baptêmes, désormais ?

Nous allons respecter la loi qui nous impose de les vivre sur le domaine privé, soit en utilisant une piscine privée, soit en montant dans notre église un baptistère mobile (un bassin d’eau permettant l’immersion d’un baptisé).

N’avez-vous pas la tentation de la désobéissance civile ?

À mon sens, la désobéissance civile ne se justifie pas sur la question d’un baptême au Lac. Nous avons un commandement explicite de baptiser les croyants, mais le baptême n’a pas besoin d’être au Lac pour être valide. La désobéissance civile peut se justifier lorsque la loi entre en opposition avec un impératif religieux ou d’humanité, mais ce n’est pas le cas ici.

Jean-René Moret en est convaincu, « s’il est demandé de tous de s’engager à ne jamais enfreindre une loi par motif de conscience, c’est le lit du totalitarisme». © Niels Ackermann /

Si le Canton peut vous interdire ces baptêmes, c’est parce que vous n’entretenez pas de relations officielles avec lui. Pourquoi s’obstiner à ne pas le « reconnaître » en tant qu’autorité légitime ?

Nous reconnaissons tout à fait le Canton comme une autorité légitime, et nous obéissons à ses lois aussi loin que notre conscience nous le permet. Dans l’absolu, je serais très content que nous entretenions avec lui de bonnes relations, et même que cela soit officialisé. Mais la déclaration d’engagement qu’il faut signer pour demander la mise en relation avec l’État comporte le fait de « reconnaître la primauté de l’ordre juridique suisse sur toute obligation religieuse qui lui serait contraire ». Encore une fois, je reconnais sans peine la légitimité de l’ordre juridique et son caractère contraignant. Mais l’idée de primauté sur les obligations religieuses revient à placer l’État au-dessus de Dieu, à en faire non seulement une autorité légitime mais l’autorité ultime. Cela, à mon sens aucun monothéiste conséquent ne peut l’affirmer. Si une norme de l’État venait à être en conflit direct avec un impératif divin, je devrais obéir à Dieu plutôt qu’aux hommes, quitte à subir les rigueurs de la Loi. Attention, en plaçant la loi de Dieu au-dessus de celle des hommes, je parle de ce qui se passe dans la conscience individuelle, il ne s’agit pas d’établir une théocratie ou de présumer un passe-droit en fonction de nos convictions religieuses. 

Une autre manière de le dire, c’est que cette disposition demande de renier toute éventualité de désobéissance civile motivée religieusement. Un Martin Luther King ne pourrait pas signer cela ! Motivé par sa foi de pasteur baptiste, il a enfreint les lois de son lieu et de son temps pour obtenir qu’elles soient davantage conforme à un idéal supérieur. 

De fait, je pense que chacun, quelles que soient ses convictions, peut penser à des actes qu’il ne ferait pas même si l’État le lui imposait, ou qu’il ferait même si l’État le lui interdisait. S’il est demandé de tous de s’engager à ne jamais enfreindre une loi par motif de conscience, c’est le lit du totalitarisme. Si ce n’est demandé que des religieux, c’est de la discrimination pure et simple.

Cette volonté de séparation d’avec le politique est souvent très présente dans les milieux évangéliques. N’est-elle toutefois pas un peu datée alors que Google ou Facebook ont plus de pouvoir sur nous que nos élus ?  

Le principe de séparation de l’Église et de l’État est toujours pertinent et toujours nécessaire. Une Église adossée au pouvoir politique finit toujours par adapter son message ou sa pratique aux réalités politiques, et par porter le poids des errances du politique. Théologiquement, l’Église est  une communauté de croyants, qui reconnaissent Jésus-Christ comme sauveur et Seigneur, adaptent l’entier de leur vie à son enseignement, et reçoivent l’aide de l’Esprit de Dieu pour vivre une vie nouvelle. Appliquer les mêmes principes à la communauté civile, pluraliste, est irréaliste et absurde. Quant à forcer toute la population à être chrétienne ou à la présumer telle, ce n’est pas ce que Jésus enseigne et cela crée de l’hypocrisie et de l’amertume. Il peut être tentant d’utiliser un pouvoir humain pour faire avancer le Royaume de Dieu, mais cela transforme ce dernier une affaire toute humaine, trop humaine. L’État et l’Église doivent être indépendants, c’est le mieux pour les deux. Cela reste le cas quel que soit le pouvoir des GAFA (Google Apple Facebook Amazon), l’Église ne s’affranchira pas des multinationales en courant dans les jupes de l’État. Mais il y a certes une réflexion à mener sur une résistance intellectuelle et spirituelle au pouvoir des Big Techs.


« Une Église adossée au pouvoir politique finit toujours par adapter son message ou sa pratique aux réalités politiques, et par porter le poids des errances du politique. »

— Jean-René Moret, pasteur


Placer la loi de Dieu au-dessus des hommes est une belle chose quand on fait face au nazisme. Est-ce que cela a vraiment du sens en Suisse ?

Bien sûr on ne s’attend a priori pas à ce que la Suisse prenne une tournure totalitaire, et loin de moi de lui prêter l’intention de commettre des crimes contre l’humanité. En même temps, un principe qui est bon et juste doit être maintenu, même s’il nous gêne et ne nous apporte apparemment rien. Il y a quelque chose de présomptueux à penser que notre pays ou notre ordre juridique seraient tellement bons, tellement peu susceptibles de dérives qu’on pourrait leur donner une primauté qu’on refuserait à un autre pays ou à un autre régime. Du reste, nous traitons en héros les Suisses qui ont fait traverser illégalement la frontière à des Juifs lors de la seconde guerre mondiale. Or ils enfreignaient une loi Suisse, dûment avalisée par les instances démocratiquement élues.

On dira peut-être qu’il est plus légitime de désobéir à la loi Nazie qu’à la loi Suisse parce que la loi Suisse est meilleure. Mais en disant qu’elle est meilleure, on la juge par un autre critère que le seul fait d’être la loi établie du pays. Si la Loi est la référence ultime du simple fait qu’elle est la loi du pays, on ne peut plus se plaindre qu’une loi est injuste et il n’y a plus de différence de valeur entre la loi Suisse, celle du troisième Reich, des USA ou de la Corée du Nord. De plus, le point de référence ne peut pas être une simple question de consensus, sinon le consensus nazi vaut bien le consensus suisse ou celui des droits de l’homme. À mon sens tout cela nécessite une base objective supra-humaine pour évaluer la justice et le droit, base qui se trouve en Dieu et dans sa volonté. Du reste, la constitution suisse reconnaît ce fait avec son invocation «Au nom du Dieu tout Puissant», même si notre pays fait bien des choses auxquelles il vaudrait mieux ne pas mêler le nom de Dieu.

Il y a quelque chose de piquant à ce que refuser de renier ce même fait soit un motif de voir ses droits restreints !

De manière générale, sentez-vous une défiance exagérée vis-à-vis du monde chrétien évangélique dans la société ?

Le monde évangélique a tendance à avoir mauvaise presse. Beaucoup de reportages aiment mettre du piment en faisant ressortir le pire de ce qui peut s’être fait ou dit dans le milieu évangélique. Les évangéliques sont aussi parfois attaqués pour montrer qu’on ne vise pas que les islamistes.

À l’inverse, je crois que ceux qui peuvent connaître les évangéliques dans leur réalité se rendent compte qu’ils sont des partenaires tout à fait valable et une composante utile de la société. Il peut y avoir des dérives comme dans tous milieux, et l’attachement évangélique à la Bible les empêche de suivre tous les courants de pensées à la mode. Mais en tout, chacun gagnerait à connaître concrètement des évangéliques plutôt que de se baser sur des clichés et des reportages choc.

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La résistance sans l’extrémisme

« Je ne croyais pas tes édits assez puissants 
Pour forcer les mortels à fouler aux pieds 
Les lois non écrites et immuables des dieux. 
Elles ne datent ni d’aujourd’hui ni d’hier, 
Elles sont éternelles, nul ne sait quand elles parurent. »

Les amateurs de tragédie antique reconnaîtront ici la révolte d’Antigone face au roi de Thèbes, Créon. Pour rappel, l’héroïne de Sophocle y combat un décret qui impose que le corps de son frère soit livré aux bêtes pour avoir pris les armes contre sa cité. À quelle loi obéir ? Celle d’un homme ou celle des Dieux qui exigent qu’un défunt, quel qu’il soit, ait droit aux honneurs ? A cette question, Antigone répond par la fidélité aux vérités les plus hautes, celles de la foi. Quitte à tout perdre. 

Des rebelles par fidélité, la foi chrétienne en a aussi connus beaucoup à travers les siècles, à commencer par sa figure fondatrice, le Christ. Aujourd’hui, toutefois, bien des chrétiens semblent se satisfaire d’un rôle consistant à bénir n’importe quelle décision du politique, pourvu qu’elle semble aller dans le sens du « progrès ». Heureusement certaines Églises, évangéliques notamment, résistent et ne se soumettent pas d’office à l’État. Non pas qu’elles soient extrémistes, mais parce qu’elles restent fidèles à des Écritures qu’elles n’ont pas dénaturées à grands coups d’exégèse historico-critique. On le leur fait bien payer, autant dans les médias que – et c’est nouveau – dans les tribunaux. 

Merci à ces chrétiens de rappeler que l’État, quel qu’il soit, ne doit jamais devenir l’autorité ultime. 
RP




Le jogging à l’ère de la non-mixité fluide

C’est peut-être l’un des plus grands paradoxes de l’époque : d’un côté, un discours féministe classique subsiste avec un accent placé sur les inégalités en matière de salaires, de discriminations ou de répartition des tâches domestiques. Mais de l’autre, des notions venues des sciences sociales s’imposent depuis quelques années en faisant du « genre » une réalité en perpétuel mouvement. Par exemple, depuis le premier janvier 2022, une simple déclaration permet de modifier les indications concernant son sexe et son prénom dans le registre de l’état civil. De même, l’irruption de personnalités dites « non-binaires » comme le chanteur Nemo a eu pour effet de ne plus présenter la répartition de l’espèce entre deux sexes comme une réalité infranchissable.

« Place des Pionnières »

Les deux circuits proposés par la ville de Lausanne.

Curieux défi pour les autorités politiques : comment continuer à combattre les inégalités dénoncées par le féminisme « à l’ancienne » tout en intégrant le concept de la fluidité du genre ? A Lausanne, un programme d’incitation des femmes à la course à pied s’est retrouvé au cœur de la problématique. Répondant aux résultats d’une enquête publique, il vise à aider les coureuses à se sentir à l’aise au centre-ville. En collaboration avec l’association DNH Hill Runners Lausanne, la Ville propose désormais deux parcours démarrant à la Place de Pionnières. Selon leur description en ligne, « les itinéraires empruntent des petites rues et traversent des quartiers résidentiels favorisant ainsi la sécurité, les espaces verts et la présence de points d’eau. » 

L’étrange figure de la femme astérisque

Drôle d’époque.

Pour le faire découvrir, cinq sorties ont été organisées pour le mois de juin, deux mixtes et trois réservées aux femmes. Si l’idée d’un entre-soi réservé aux dames dans le cadre sportif est sans doute vertueuse, la ligne de démarcation très claire hommes-femmes qu’elle implique peut interroger à l’aune des idéologies actuelles. Mais pas de souci, répond Yann Rod, de la Direction Sports et cohésion sociale : « Pour les personnes qui ne se reconnaissent pas dans la binarité de genre, elles peuvent se rendre à la date et dans le groupe dans lequel elles se reconnaîtront le mieux et pourront se sentir à l’aise. » Quant aux sorties en non-mixité, il rappelle – le visuel de l’action le précise aussi discrètement – qu’elles sont certes réservées aux « femmes* » (ndlr notez l’astérisque) mais qu’il faut entendre par là « toute personne s’identifiant comme telle ». Et de préciser : « Dans tous les cas, et quel que soit le groupe choisi, toute personne y sera accueillie avec bienveillance. »

Rendre la non-mixité fluide pour encourager toutes et touxtes à mettre les baskets en ville… Peut-être que d’ici quelques années, la science aura montré que l’on court plus vite avec des nœuds au cerveau.




Démocratie directe

Les Suisses se gargarisent du concept de « démocratie directe ». En réalité, il s’agit d’une démocratie semi-directe où le pouvoir des représentants du peuple est limité par le référendum d’initiative populaire, pour empêcher l’entrée en vigueur d’une loi ou d’un traité, ou par l’initiative populaire en matière constitutionnelle, qui a surtout abouti à ce que la Constitution fédérale contienne des dispositions indignes d’une constitution et qui sont en réalité de nature législative (de la construction des résidences secondaires au paiement d’une treizième rente mensuelle aux retraités). Bien entendu, par rapport à la France, où l’article 3 alinéa 1 de la Constitution du 4 octobre 1958 (qui dispose que l peuple exerce sa souveraineté par ses représentants et par la voie du référendum) est constamment violé depuis le départ du général de Gaulle (4 référendums en 10 ans sous sa présidence ; 0 référendum sous Sarkozy, Hollande et Macron), la Suisse apparaît comme bien lotie. Notons toutefois que certains pays connaissent des instruments de contrôle populaire bien plus raffinés encore : le référendum abrogatif en Italie, qui permet d’attaquer une loi déjà entrée en vigueur (et même depuis plusieurs années), et le droit de rappel dans plusieurs États américains, qui permet de révoquer le pouvoir exécutif avant le terme de son mandat.

Un viol permanent des consciences

Le principal parti attaché à la défense de la « démocratie directe » (en fait semi-directe) est l’Union démocratique du centre, qui a d’autant plus de mérite à le faire que son statut de minorité la condamne en général à échouer quand elle lance une initiative. Il est vrai aussi que l’électeur suisse votait autrefois selon des considérations politiques. Cela n’a plus guère cours aujourd’hui que nous assistons à un viol permanent des consciences par les médias de grand chemin qui, en Suisse, penchent à peu près tous dans le même sens. C’est ainsi que le vote insensé du canton de Genève sur le salaire minimum non négocié à indexation automatique sur l’inflation du 27 septembre 2020 fut précédé d’une intense mise en scène télévisuelle à propos de la « précarité » qui allait disparaître comme par magie après l’introduction de cette norme. N’importe quel étudiant de première année d’économie aurait pu expliquer que cela allait, au contraire, renforcer la pauvreté. Mais il va de soi que, pas plus dans ce domaine qu’en politique étrangère, la raison n’a droit de cité. Trois ans et demi plus tard, on constate, comme on pouvait le prévoir, que la « précarité » a augmenté et qu’elle touche de plus en plus les jeunes. Ce qui est normal, puisque c’est la conséquence automatique de l’introduction de ce genre de dispositions. 

Une décision du peuple qui n’a pas exactement effacé la précarité.

Autrefois, on savait que le recours à la souveraineté du peuple avait l’avantage de mettre en échec les pressions, les menaces, les violences qui pouvaient s’exercer contre une assemblée délibérative. C’est ainsi que, lors du procès de Louis XVI, ceux des conventionnels qui voulaient sauver le Roi, constatant que les députés étaient terrorisés par les sans-culottes qui s’agitaient dans les tribunes, avaient en vain demandé que le jugement de la Convention fût ratifié par le peuple, proposition rejetée le 15 janvier 1793 par 423 voix contre 286.

Aujourd’hui, la situation est radicalement différente. C’est sans doute le représentant du peuple qui est libre. Ne serait-ce que, surtout dans les pays qui connaissent la bienfaisante proportionnelle, les élus des divers partis travaillent ensemble dans tant de commissions et de comités qu’ils ont un minimum d’égards les uns pour les autres. L’électeur, lui, se souvient jusque dans le secret de l’isoloir du « bon vote » qui lui a été martelé par la télévision et la radio. Les humains les plus conditionnés de l’Histoire, comme disait Jules Monnerot… Le formatage médiatique permanent a transformé le vote populaire, qui était un frein aux excès, qui était la voix du bon sens, en une course en avant. À voir les mines réjouies de certains électeurs qui ont voté contre toute logique et même contre leur propre intérêt, je me demande s’ils croient vraiment qu’un journaliste de la télévision d’État va venir leur donner une médaille en chocolat pour avoir voté « progressiste ».

Une démocratie directe de moins en moins directe

Ceci étant, la vraie démocratie directe, l’absence de corps délibératif, le contact direct entre l’exécutif et les électeurs, ceci existe dans certains cantons suisses au niveau communal.  Voici un exemple concret que j’ai vu fonctionner dans mon village de résidence en Valais.

Il est vrai que le village n’en est plus un, puisqu’à force de fusions de communes, il est arrivé à compter 5’733 électeurs inscrits à la date du 3 mars 2024. Retenons bien ce chiffre : 5’733.

Me voici convoqué, un certain soir de novembre, à l’assemblée primaire qui doit délibérer d’une question vitale pour l’avenir de la commune. Mais vraiment vitale. Je me dois donc de soutenir l’exécutif communal. Je m’en vais ainsi vivre la vraie démocratie directe, telle un Athénien sous Périclès ou un Appenzellois sous Raymond Broger. « La liberté des Anciens », aurait dit Benjamin Constant. Premier problème : il faut bien que quelqu’un se dévoue pour garder les enfants. Horresco referens… Madame se sacrifie (là, j’ai l’impression de faire un aveu qui va me condamner à mort). J’ai tout à coup l’impression que la démocratie directe, c’est un système qui favorise ceux qui n’ont pas d’enfants. Doublement automatique de leur poids électoral. On est loin du vote familial.

Deuxième problème : un soir de novembre, dans les montagnes, on ne va pas tenir une assemblée primaire communale dans la prairie du Grütli. La commune a prévu une salle. Contenance : 500 personnes. 500 places pour 5’733 électeurs inscrits ? On prévoit dès le départ plus de 90% d’abstentions ? L’exercice démocratique est réservé aux plus endurants ?

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La première question à l’ordre du jour est capitale pour l’avenir de la commune. Comme la commune est relativement riche – enfin, riche pour un village valaisan -, elle n’a pas tendance à voter pour les formations politiques qui distribuent les subventions. (En fait, c’est plutôt mon village qui subventionne les villes de la plaine.) Comme par hasard, c’est surtout les représentants de ces formations que je vais devoir entendre pendant toute la soirée critiquer la proposition de l’exécutif communal sans avoir rien à proposer en rechange.

Au bout de quoi… trois heures, un peu plus, un peu moins, d’attaques contre l’exécutif communal, on finit par voter et le hasard fait que la proposition absolument salvatrice pour l’avenir de la commune finit par être adoptée. Peut-être que la minorité qui adhère aux partis distributeurs de la manne étatique n’a pas si bien réussi à prendre en main la composition de l’assistance. Mais je ne peux m’empêcher de me poser une question : qu’est-ce qui garantit, avec une participation de 500 électeurs sur 5’733 inscrits, qu’un parti qui représenterait 5% de l’électorat communal ne puisse s’arroger la majorité à une prochaine assemblée primaire ? Ailleurs, on bourre les urnes ; ici, on pourrait bien bourrer les salles.

Il est 23 heures et il reste trois autres points à l’ordre du jour. J’ai une famille et un boulot. Je ne vais pas rester toute la nuit pour participer au vote. Je me vois forcé de rentrer piteusement chez moi. L’exercice de mes droits de démocrate athénien s’arrêtera donc là.

Je me pose toutefois une question. En quoi l’exercice que je viens de vivre est-il plus démocratique qu’un vote d’un conseil municipal élu, avec un éventuel droit de référendum ?

Je doute donc que la démocratie directe soit plus démocratique que la semi-directe, elle-même de moins en moins démocratique, et de plus en plus conditionnée.

Retrouvez les autres articles de « la minute cynique du Docteur Claude »:

Netflix: https://lepeuple.ch/netflix/
Taupes, taupinières et taupiers: https://lepeuple.ch/taupes-taupinieres-et-taupiers/




Visite à « Tradiland » #reportage

Bonnes sœurs habillées comme dans les vieux films, curés en soutanes dignes de Don Camillo et célébration entièrement en latin… Pour une personne peu au fait des divers courants qui traversent l’Église catholique, un passage à la Maison du Cœur eucharistique des Côtes, à côté du Noirmont (JU), aurait de de quoi surprendre toute l’année. Mais à l’occasion de la Fête-Dieu, le jeudi 30 mai dernier, un élément supplémentaire allait frapper le visiteur : l’affluence importante, malgré un temps tout bonnement exécrable. 

Venus du village voisin comme de l’autre bout du canton, des dizaines et des dizaines de fidèles, jeunes comme vieux, sont en effet venus prendre part à une messe célébrée selon les usages antérieurs aux Concile Vatican II. Pour faire simple : curé dos à l’assemblée, communion exclusivement sur la langue et même quelques voiles (qu’on appelle les mantilles) sur les têtes de certaines dames. Quant aux chants de l’assemblée, n’allez pas chercher des airs des années 70 joués à la guitare, mais bien des chants religieux codifiés au long des siècles pour coller fidèlement au rite. On est ici en plein dans ce qu’on appelle, dans le jargon, la « forme extraordinaire ». Une forme extraordinaire dont l’usage est souvent limité dans l’Église depuis une récente décision du pape François.

Promis, ça en jette. (Image : Le Peuple)

L’unité malgré tout

Vu comme ça, difficile d’imaginer qu’un tel programme trouve son public. Et pourtant : comme en France, où le très traditionnel pèlerinage de Chartes vient de déplacer à nouveau les foules (18’000 personnes), bien des jeunes se tournent actuellement vers des cadres à la liturgie stricte en Suisse. « Parfois, pour m’éviter de faire trop de route, je me rends à la paroisse principale de ma ville », nous expliquait un Neuchâtelois, la vingtaine. Et d’expliquer : « Mais à chaque fois, j’en ressors énervé et je comprends pourquoi je n’y vais pas plus souvent ». Résultat, d’autres communautés traditionalistes, pourtant bien plus distantes, ont droit à ses visites, que ce soit au Noirmont ou à Fribourg. L’objectif, se « réfugier » dans une messe figée au début des années 1960 pour ne pas faire face à un discours jugé trop écologiste ou trop à gauche, notamment. Comme si l’usage du latin, finalement, entravait la créativité de prêtres trop désireux de répondre aux défis de leur époque. « Bien sûr que j’ai un souci de justice sociale, et bien sûr que je pense qu’il faut respecter l’environnement, nous dit un autre fidèle. Mais le cœur de ma foi, ce n’est pas cela. »

Jeudi 30 mai, la communauté avait pourtant très à cœur de rappeler son attachement au Vatican, très engagé sur le terrain écologiste, notamment, sous le pontificat de François. Signe de cette union, des Gardes suisses en uniforme veillaient sur la messe, hallebarde en main. N’allez donc pas demander aux prêtres présents de se lâcher à propos du Saint Père : ce serait peine perdue, malgré des sentiments qu’on imagine facilement contrastés. Et du reste, à quoi bon ? Ici comme ailleurs, beaucoup de croyants disent se passer facilement de l’enseignement d’un pape au style de gouvernance jugé autoritaire. Chez certaines personnes, le lobbysme du pape argentin en faveur du vaccin Covid semble aussi être resté en travers de la gorge.

Déjà de bon matin, on sentait que la journée serait peu printanière. (Image : Le Peuple)

Pas une fête vegan

Reste une interrogation : alors que tant de paroisses « classiques » doivent faire travailler leurs valeureux serviteurs bien au-delà de la retraite, voici un monde traditionnel où les vocations paraissent se multiplier chez de jeunes gens aux allures de sportifs. Comment expliquer un tel attrait pour la tradition ?  Peut-être qu’au-delà des questions strictement religieuses, des éléments de réponses se trouvent dans l’esprit de la kermesse organisée après la cérémonie religieuse. Steaks de cheval à profusion (on n’est pas aux Franches-Montagnes pour rien), saucisses de veau, libations et tirs à la carabine en présence de militaires en costumes de sortie… Autant dire que pour le néo-puritanisme vegan et non-binaire, on repassera. « Si vous voulez, on vous laisse tirer contre le mur et après on déplace la cible », nous charrie même un prêtre, constatant nos limites crosse en main. Bon, pour la crédibilité turbo-virile, peut mieux faire mais heureusement, la présence apaisante et toujours souriante des sœurs vient rapidement nous redonner le sourire.

Une belle constance dans l’échec, (Image : Le Peuple)

Venu de France, un couple de sexagénaire nous interpelle en milieu d’après-midi, tandis que le moment de lever le camp approche : « Vous avez vu, c’est incroyable comme les sœurs rayonnent », en désignant les convives, riches et modestes, visiblement « tradis » ou nous. » Car à la différence de certaines paroisses traditionalistes, ce jour-là sont venus de simples habitants, désireux de profiter de leur jour férié auteur de bonnes sœurs qu’on nous dit très appréciées au Noirmont.

Tandis que nous regardons une voiture s’enliser dans un terrain de foot détrempé, l’aumônier fond sur nous comme un officier sur une recrue qui aurait commis un impair : « Je tenais à vous saluer, Monsieur, avant que vous partiez », nous dit-il grand sourire, ignorant tout des raisons de notre visite. Lui encore si pénétré par le sacré, il y a encore quelques heures, le voilà qui se penche alors pour prendre en charge une animation pour enfant impliquant un lapin. Polyvalence admirable pour cet homme de Dieu.

Il est temps pour nous de quitter une authentique contre-société, dont les usages traditionnels finiront peut-être par l’emporter sur un désir de « faire moderne » qui, lui, vieillit de plus en plus mal au sein de l’Église.

La Maison du Cœur Eucharistique accueille les personnes et les familles désireuses de découvrir leur vie dans son hôtellerie : https://adoratrices.icrss.org/fr/maisons/cotes

Commentaire : un désir d’unité

Depuis deux ans, Le Peuple s’est donné pour ligne directrice de soutenir et défendre tous ceux qui, à leur niveau, s’engagent pour faire vivre et transmettre les traditions de notre civilisation. Peu importe la foi des acteurs concernés – ou l’absence de foi, d’ailleurs – il s’agit de montrer que notre patrimoine est riche, protéiforme, et mérite lui aussi d’être protégé face au rouleau compresseur de la McDonaldisation du monde.

Avec leur attachement à un rite pluriséculaire, les catholiques dits « traditionnalistes » sont porteurs d’une singularité qui leur vaut une solide dose d’hostilité. Pour vous en convaincre, cherchez un article qui leur soit favorable dans les médias, y compris catholiques… Les exceptions seront rares. C’est bien dommage : malgré le déclin des langues dites « mortes », voici en effet des gens qui défendent l’usage d’un latin qui ne laisse pas entrer les bruits du monde dans la liturgie. Quel délice, même en simple visiteur, de passer une ou deux heures loin de la vulgarité, du bruit et des indignations en vogue. Mais dans ce petit monde, ce sont aussi des gestes, des attitudes et des usages qui nous rappellent au souvenir d’un moment où notre civilisation ne flanchait pas, pas encore blessée en son cœur. Soutenir les uns n’est pas abaisser les autres. Dans les églises réformées, évangéliques ou catholiques « modernes » aussi, des hommes et des femmes s’engagent pour le bien commun et pour que subsiste autre chose qu’un sentiment de vide civilisationnel. Puissent-ils un jour surmonter les divisions qui minent l’intelligence conservatrice.




Mater Dolorosa 4/5 – Déni de miséricorde ?

« Avant treize semaines, c’est une complication. Après treize semaines, c’est un deuil », lâche un aumônier en poste dans un hôpital romand, lorsque nous l’interrogeons sur les propositions d’accompagnement pour les femmes subissant une fausse couche précoce. Jusqu’à ce seuil, « les parents ne se projettent pas encore dans la grossesse », se justifie-t-il. 

Cette remarque fait hausser les sourcils de Silvia*, croyante, mais non pratiquante, qui a subi une fausse couche précoce en 2019 et n’a bénéficié d’aucun soutien particulier. Sa mimique est éloquente. « L’Eglise n’a plus le monopole de la miséricorde. Enfin si, mais seulement quand ça l’arrange ». Après un long moment de silence, elle ajoute : « Et ce sont ces mêmes Eglises qui nous serinent sur le respect total dû à la vie ? On n’est plus à une contradiction près ».

Quid de l’aumônerie ?

Les propos de l’aumônier heurtent aussi Aline Wicht, sage-femme en obstétrique aux Hôpitaux Universitaires de Genève (HUG) et membre du Groupe Deuil, une équipe de travail pluridisciplinaire réunie autour de la question du deuil périnatal. Elle a supervisé un mémoire de diplôme publié en août 2023 par des sages-femmes en formation de la Haute école de santé de Genève (HEdS) traitant du vécu des femmes lors d’une perte de grossesse et de l’accompagnement proposé par les HUG en matière de deuil périnatal. Aucune mention de l’aumônerie ne figure dans cette recherche, alors que le Groupe Deuil, dont l’aumônerie fait partie, est cité. Simple oubli, manque de collaboration ou méconnaissance du travail accompli par celle-ci ? La sage-femme penche pour la dernière option, car « les soignants ne sont pas tous sensibilisés au même degré face à cette problématique et ne connaissent pas non plus toutes les propositions d’accompagnement qui existent ». Par ailleurs, elle parle de l’aumônerie œuvrant au sein du Groupe Deuil comme « pleinement investie » et la considère comme essentielle à toute démarche d’accompagnement.

Pour les familles, mais pas seulement

« Je suis disponible pour un temps d’écoute, un accompagnement spirituel, une cérémonie. J’entends la souffrance, la douleur et l’angoisse [des parents] et je cherche avec [eux] les ressources dont ils disposent pour traverser ce moment difficile en attendant de trouver du sens plus tard », expliquait une aumônière des HUG, interrogée par l’Eglise catholique romaine à Genève (ECR) dans le cadre d’une autre publication, concernant la manière d’accompagner les parents endeuillés. « L’accompagnement spirituel signifie être près de la personne là où elle est avec ses convictions, ses difficultés, ses valeurs, ses questions et le sens qu’elle donne à la vie ». Il n’y a pas toujours de demande religieuse, mais lorsqu’il y en a une, les aumôniers s’adaptent aux souhaits des parents. Ils proposent, par exemple, des cérémonies qui mettent à contribution les cinq sens. « Le corps est au centre de la grossesse et de la naissance et dans une religion incarnée, avec Dieu qui s’est fait homme, il est important de vivre ce moment avec le corps, avec des gestes qui expriment plus que les paroles ». En plus de cette possibilité de rite sur mesure, les HUG organisent chaque année en mars une cérémonie du souvenir pour les parents d’enfants disparus trop tôt et dont l’aumônerie coordonne l’organisation.

Les familles et les patientes ne sont pas les seules à faire appel à l’aumônerie. Du côté du Centre hospitalier universitaire vaudois (CHUV), celle-ci a été sollicitée par les soignants de la maternité pour élaborer un fascicule à l’attention des femmes ayant subi une perte de grossesse au premier trimestre, donc précoce. « Les équipes se sentaient démunies face à ces mamans qui éprouvaient « un sentiment d’abandon face à leur sort » », expose Jean-Noël Theurillat, aumônier dans ce centre hospitalier. Ces femmes ne font souvent « qu’un passage furtif à l’hôpital. Il y avait donc cette conscience de la part du personnel que ce n’est pas parce que l’on rentre chez soi que tout est réglé ». 

Cette brochure, mise à disposition à la maternité, permet d’obtenir les informations essentielles concernant la perte de grossesse, de la prise en charge aux soutiens qu’elles peuvent solliciter à l’extérieur de l’hôpital, en passant par les douleurs ou encore les saignements. Céline, maman d’un bébé décédé en 2021 in-utero à presque huit mois de grossesse, tempère : « L’aumônerie pourrait aussi assurer le suivi avec les associations, mais ne le fait que partiellement. J’ai assisté à la cérémonie du souvenir proposée au CHUV et j’étais déçue de constater que même à ce moment-là, l’institution proposait une mise en relation avec une seule offre de soutien extérieure au cadre hospitalier, alors qu’il existe une dizaine d’associations actives dans le domaine en Suisse romande ».

« En tant que mère, on est écartelée entre ce que l’on a déjà [d’autres enfants, ndlr.] et celui qu’on vient de perdre ». Image : Micaël Lariche

Un accompagnement conditionné

Pour bénéficier de l’accompagnement de l’aumônerie, encore faut-il que la perte soit reconnue et identifiée comme telle. Une condition mise en échec par l’organisation même des hôpitaux.  Jusqu’à 12 semaines, les patientes sont généralement prises en charge par la gynécologie, ce n’est qu’après ce terme que le service d’obstétrique, dans lequel peut leur être proposé un soutien quant au deuil, intervient. La possibilité d’un accompagnement psychologique ou spirituel n’est donc pas conditionnée par le besoin des patientes, mais par le stade de leur grossesse. Ce que réfute Jean-Noël Theurillat : « L’accompagnement spirituel est proposé à toute patiente, quelle que soit sa situation et dans l’ensemble des services. Il faut nuancer le cadre légal, la prise en charge strictement médicale et la possibilité de solliciter un accompagnement spirituel ». 

Sur la dizaine de femmes sondées  ̶  tous cantons et sites hospitaliers confondus  ̶  ayant subi une perte précoce, aucune d’entre elles n’a bénéficié d’un soutien quelconque. Elles affirment même que cela ne leur a pas été proposé. Un état de fait à corréler avec le délai légal de 12 semaines pour recourir à une interruption volontaire de grossesse (IVG). Un changement de statut des 13 premières semaines risquerait de remettre en cause ce droit, de l’avis d’une gynécologue et de plusieurs sages-femmes. « Il est aujourd’hui encore difficilement admis qu’une patiente ayant eu recours à l’IVG puisse aussi avoir besoin de soutien. Partant du postulat que ce choix est « volontaire » dans un cas, mais pas dans l’autre, cela créerait une brèche dans la logique. Pourquoi une femme aurait-elle besoin de soutien et pas l’autre ? », illustre encore la praticienne interrogée. 

La grossesse comme cadeau et lieu d’épreuves 

Comme plusieurs mères le mentionnent, le projet de naissance, puis l’entier de la grossesse doit être programmé avec une importante volonté de contrôle de la part du corps médical. Or la mort demeure rarement « programmable » et incommode notre société. Cela d’autant plus lorsqu’elle se substitue à une vie naissante. Bien que la maternité soit perçue comme un événement heureux, on oublie qu’elle peut aussi être un lieu d’épreuves. Les rares propositions d’accompagnement spirituel de la naissance qui existent en dehors des hôpitaux cherchent à redonner sens à l’inconcevable. Le recours à la parole, ainsi qu’aux gestes symboliques permettent de faire exister et rendre visible la perte d’un être, qui n’a souvent laissé de souvenirs que dans la chair de la mère.

Un projet d’aumônerie spécialisée « avorté »

Lors de nos recherches, nous avons été amenés à rencontrer Elise Cairus, docteure en théologie spécialisée dans l’accompagnement spirituel de la naissance. La thèse de la Genevoise, soutenue en 2017, a fait l’objet d’une publication grand public en 2019 intitulée L’accompagnement spirituel des naissances difficiles (ed. Salvator). Elle y traite notamment de l’accueil d’un enfant malade ou handicapé, de l’interruption volontaire ou médicale de grossesse, de la fausse couche et du deuil périnatal.

Dans la foulée de cette thèse, Elise Cairus aspirait à développer au sein des HUG une aumônerie œcuménique destinée aux familles traversant des moments difficiles liés à une naissance, mais « le projet n’a pas pris », révèle-t-elle. Elle attribue cet échec à un manque de moyens, mais aussi de volonté. « Malgré de nombreuses sollicitations, les Eglises [catholique et protestante, ndlr.] se renvoyaient la balle. »

Elle a même initié la démarche de suivre une formation d’auxiliaire en aumônerie au sein des HUG afin de s’investir dans le future Pôle santé de l’Eglise protestante de Genève (EPG) alors en développement. Celui-ci visait à regrouper l’aumônerie protestante dans les secteurs des hôpitaux universitaires genevois et coordonner l’accompagnement spirituel au sein des établissements médico-sociaux (EMS) cantonaux et les cliniques privées dont certaines comportent une maternité. Elise Cairus a alors émis le souhait d’effectuer cette formation dans son domaine de compétences, au sein de la maternité. Ce qui lui a été refusé. Tout en acceptant cette décision elle « s’est mise à disposition pour assister les aumôniers de la maternité et répondre aux questions qui pourraient surgir ». Or, la théologienne affirme qu’elle n’a pas été sollicitée du tout, ce qui accroit son incompréhension. Elle se remémore néanmoins des propos entendus alors qu’elle effectuait sa formation : « Ce service est un « pré-carré » et avec votre proposition, vous marchez sur les platebandes de quelqu’un d’autre ». 

Interrogée, la porte-parole de l’EPG, Flore Brannon, répond : « S’agissant du Pôle Santé, plusieurs projets ont effectivement été envisagés pour la prise en charge de mères endeuillées hors HUG, mais aucun n’a pu être intégré adéquatement dans le cadre de la mission du Pôle qui se veut –  et se doit –  de demeurer générale et à l’écoute de toutes et tous. Notre mission d’Eglise est d’être présents et disponibles pour toutes et tous, sans distinction, […] aucune [aumônerie] ne propose d’activité, de spécialisation ou de personne dédiée pour le soutien d’un groupe spécifique de personnes ». Ces arguments laissent Elise Cairus dubitative : « Il existe pourtant bien des aumôneries et des ministères spécialisés dans l’Eglise. Pourquoi en choisir un plutôt qu’un autre ? » Lassée de courir après un projet qui s’éloignait à mesure qu’elle essayait de s’en approcher, la théologienne a jeté l’éponge. Elle s’est reconvertie dans un autre domaine professionnel, mais ne perd pas espoir de voir ce type d’aumôneries spécialisées se développer à l’avenir.

Cette enquête est réalisée avec le soutien de JournaFonds.




Quelques livres d’un écrivain nommé François Mitterrand

Au cours de l’été 2022, je prenais un café en contemplant le beau paysage de Crans-Montana, lorsqu’un fou rire irrésistible s’empara de moi à la lecture du pamphlet de Michel Onfray contre François Mitterrand. (La cible est morte depuis un quart de siècle ; j’ignore ce qu’Onfray écrivait du vivant du personnage.) Une telle mauvaise foi confinait au talent.

Onfray exécutait en quelques lignes l’œuvre littéraire de François Mitterrand et exaltait celle du général de Gaulle au motif que celui-ci était publié dans La Pléiade : « Sauf Le Coup d’État permanent, son œuvre est en effet essentiellement constituée de bric et de broc avec des livres d’entretien ou des articles. Il y a loin de ces livres d’occasion à la Pléiade » (Onfray, page 280). 

Certes, mais la prestigieuse collection de la Pléiade n’est qu’une marque d’une entreprise privée qui s’appelle Gallimard. De même que le Prix Nobel reste une récompense décernée par l’Académie suédoise, qui récompense des personnalités selon des obsessions propres à la Suède – pangermanisme jusqu’en 1918, gauchisme depuis 1945.  Rien de tout ceci ne présage du jugement de la postérité. Onfray me pousse aussi à souligner que les œuvres de son idole Charles de Gaulle sont aussi des « livres d’occasion » : sans la deuxième Guerre mondiale, pas de Mémoires de guerre

Au demeurant, Onfray, qui s’enorgueillit de ce que le général de Gaulle soit entré dans la Pléiade, a-t-il lu cette édition ? On y trouve, page 432, la réfutation de sa thèse, lorsque le Général énumère François Mitterrand au nombre des chargés de mission qui faisaient la liaison entre le gouvernement français d’Alger et la France occupée. Le jugement de Charles de Gaulle sur l’action de Mitterrand dans la Résistance m’importe plus que celui de Michel Onfray.

Le travail d’un agent publicitaire qui s’ignore.

Onfray aura réussi à être le meilleur agent publicitaire de feu le leader de l’Union de la gauche, puisque cette attaque en règle m’a donné une envie que je n’avais jamais eue auparavant : lire François Mitterrand dans le texte. J’aime juger sur pièces.

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Mitterrand ne se moquait pas du lecteur.

Tout ce que Mitterrand a publié a fait l’objet d’une édition annotée, en quatre volumes d’Œuvres, aux éditions des Belles-Lettres. Cette maison était naguère connue pour ses éditions bilingues de classiques grecs et latins ; Mitterrand ferait-il désormais partie du cabinet des antiques ?

Je me suis donc procuré le premier volume des Œuvres de François Mitterrand et j’en ai lu les 648 pages. J’ai l’intention de lire les volumes suivants, mais j’estime que je peux déjà, à ce stade, exprimer une opinion sur les « livres d’occasion » moqués par le philosophe christophobe. 

Ce premier tome réunit quatre textes d’une longueur et d’un intérêt variables, mais qui ont tous en commun le souci de la qualité littéraire. Mitterrand ne se moquait pas du lecteur.

Dans le premier texte, Les Prisonniers de guerre devant la politique, un Mitterrand âgé d’à peine 29 ans raconte sa guerre, son expérience de la captivité, son engagement dans la Résistance avec d’autres prisonniers de guerre évadés. On y voit apparaître, page 33, un certain « Roger Pelat (colonel Patrice) », actif dans la Résistance en région parisienne. Il s’agit de l’industriel Roger-Patrice Pelat, impliqué dans le délit d’initiés de l’affaire Péchiney-Triangle en 1988 et dont l’amitié de cinquante ans faillit coûter cher au président Mitterrand. Sans compter que l’inépuisable imagination de Pierre Plantard de Saint-Clair fit du même Pelat un grand maître du mythique Prieuré de Sion – avis aux lecteurs du Da Vinci Code.

Le corps de ce volume est constitué de deux textes, Aux frontières de l’Union française (1953) et Présence française et abandon (1957), qui sont d’un tout autre calibre. Je tiens à le dire en toute sincérité : j’ai rarement rencontré, sous la plume d’un homme d’action, une telle puissance d’analyse jointe à une écriture aussi belle. Quand Mitterrand écrit ces deux livres, il a déjà connu une ascension politique fulgurante et a occupé des fonctions de premier plan, comme le ministère de l’Intérieur ou celui de la Justice. Mais le vrai tournant de la carrière de Mitterrand, c’est le passage au ministère de la France d’Outre-Mer en 1950. 

Catherine Nay a eu raison d’écrire, dans Le Noir et le Rouge, que la IVe République avait donné une carrière à Mitterrand, et que son opposition aux débuts de la Ve République lui avait donné un destin.

Pourtant, je crois tout aussi pertinent d’affirmer que c’est bien son implication dans les affaires coloniales qui a changé la stature de François Mitterrand. Je ne suis pas sûr que l’on retiendra de lui qu’il a présidé pendant quatorze ans au lent déclin de son pays (la chute verticale ne commencerait qu’avec son successeur). Qu’est-ce que cette performance toute quantitative par rapport à son action des années 1950, quand il a préparé l’indépendance de quatorze États et évité à la France autant de guerres coloniales ?

Un spécialiste avisé des affaires coloniales

L’homme qui s’exprime dans ces deux livres est avant tout un spécialiste avisé des affaires coloniales. Il a exercé des responsabilités régaliennes, mais il n’a jamais cessé de réfléchir. Le premier livre est une démonstration implacable de l’inutilité de la guerre d’Indochine, où la France a d’ores et déjà cédé à ses alliés nationalistes du type Bảo Đại ce qu’elle avait refusé à ses adversaires communistes du type Hô Chi Minh, et ne se bat donc plus pour ses propres intérêts, alors que ceux-ci sont en Afrique. Il démontre aussi les contradictions et les absurdités de la politique menée par la France dans son protectorat tunisien. 

Quatre ans plus tard, la France a perdu l’Indochine, la Tunisie et le Maroc. Mitterrand a beau jeu d’opposer ces échecs à la politique dont lui-même s’est fait l’artisan en Afrique noire, en acceptant de négocier avec les nationalistes menés par Félix Houphouët-Boigny. Une politique qui supposait le refus du racisme, la promesse d’un développement économique et social et l’acceptation du beau risque que constituait la victoire du Rassemblement démocratique africain dans des élections libres. Le récit de la fête de l’inauguration du canal de Vridi, pièce maîtresse du port d’Abidjan (pages 431-436), illustre tous ces aspects du grand dessein mitterrandien, puisque cette célébration du progrès technique en Afrique fut aussi l’occasion de témoigner aux élus nationalistes africains le respect qui leur était dû, et qu’on leur avait auparavant refusé.

Mitterrand lors de l’inauguration du canal de Vridi, en 1951.

Si la langue française a encore un avenir, et si cet avenir est en Afrique, c’est à Mitterrand que nous le devons, et au fait que la politique qu’il avait impulsée, malgré l’opposition de sa propre administration, ait été maintenue par les gouvernements d’une Quatrième injustement décriée. C’est moins que le grand État transcontinental franco-africain capable de rivaliser avec les USA et l’URSS dont rêvait le patriote Mitterrand. C’est infiniment mieux que la disparition de notre langue en Asie.

« La droite la plus bête du monde »

On entrevoit le déchirement de Mitterrand, rejeté vers la gauche par son milieu d’origine, la droite française, la « droite la plus bête du monde » (avec la genevoise, peut-être…). Une droite incapable de retenir quand il faut retenir et de lâcher quand il faut lâcher, chaque manifestation de force n’ayant été que le prélude à une nouvelle reculade. Des partisans de la « présence française », roseaux peints en fer-blanc, dont la vaine agitation aura à chaque fois mené à « l’abandon ». 

Mitterrand est aussi sans illusions sur les « alliés » de la France : à part la Grande-Bretagne, qui fut un partenaire loyal en Asie, mais n’hésita pas à semer la sédition en Afrique, il n’y a qu’ambitions impérialistes (les États-Unis) ou hostilité revancharde (l’Allemagne).

Dans son récit de voyage, La Chine au défi (1961), Mitterrand pressent la montée en puissance de la Chine populaire et la voit déployer ses pions en Afrique. Il est partagé entre l’admiration pour la capacité d’organisation du parti communiste chinois et la sidération devant le schématisme de son idéologie. Les pages consacrées à la méthode de l’autocritique et au cinéma de propagande sont des joyaux. Il est drôle de relever qu’à l’époque, on prenait au sérieux le titiste yougoslave Kardelj, critique de ses cousins maoïstes (page 516). Par ailleurs, Mitterrand cite Deng Xiaoping comme un des quatre successeurs potentiels de Mao (page 610) ; c’était bien vu.

S’agissant du style de ces « livres d’occasion », je me contenterai de soumettre au lecteur impartial, parmi des dizaines de passages qui m’ont enchanté, ce paragraphe de Présence française et abandon (pages 376-377) :

« Quand les cent un coups de canon qui devaient célébrer l’indépendance commencèrent d’ébranler le ciel admirable que teintaient de feux consumés les approches de la nuit, j’étais encore sur le sol tunisien. Ils n’avaient pas fini d’égrener leur solennelle et monotone antienne que notre avion piquant vers le nord laissait derrière lui, aux limites de l’horizon, la courbe étincelante de cette terre aimée. Tous nous la regardions en silence s’enfoncer dans les brumes du soir. Mais nous n’avions pas perdu courage. »

Je le confesse sans honte : j’aimerais être capable d’écrire comme François Mitterrand.

  • Charles de Gaulle, Mémoires, La Pléiade, Gallimard, Paris 2008, 1505 pages. J’invite volontiers Michel Onfray à lire au moins la page 432.
  • François Mitterrand, Œuvres, tome I, Les Belles-Lettres, Paris 2016, 648 pages.
  • Catherine Nay, Le Noir et le Rouge, in Le grand théâtre du pouvoir, Bouquins, Paris 2022, pp.267-606.
  • Michel Onfray, Vies parallèles De Gaulle-Mitterrand, J’ai Lu, Paris 2022, 504 pages.




Édition 34 – L’ère de la némocratie directe

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Venez comme vous êtes !

Je l’avoue, je suis de la vieille école. Les samedis ou durant les vacances, j’aime attendre le courrier et échanger quelques mots avec le facteur. C’est comme un rituel auquel je ne coupe pas. Durant l’été, un nouveau facteur a fait son apparition. Quelle n’a pas été ma stupeur quand j’ai vu qu’il ne portait pas la tenue officielle de l’ancienne régie fédérale. En effet, le jeune homme arborait un pantalon de jogging. Après une semaine et autant de nuances de jogging, je me décide enfin à lui demander si c’est la nouvelle tenue de la Poste. Il hausse les épaules en me disant que c’est une tenue agréable et qu’il faut vivre avec son temps, tout en désignant mon gilet et ma cravate. Quelques jours plus tard, lors l’apéritif au café du village, je fais part de ma déconvenue. Un père de famille m’explique alors que c’est un combat permanent avec ses enfants pour qu’ils n’aillent pas à l’école en jogging.

Le règne du laid

Tout d’abord, permettez-moi de constater que le jogging, c’est moche. Prenez les transports en commun, allez vous promener en ville le samedi et vous vous rendrez compte de la laideur de cette tenue. Le laid, Sylvain Tesson y voit le signe de la mondialisation et ce qui unit l’humanité : « La ruée des peuples vers le laid fut le principal phénomène de la mondialisation. Pour s’en convaincre il suffit de circuler dans une ville chinoise, d’observer les nouveaux codes de La Poste française ou la tenue des touristes. Le mauvais goût est le dénominateur commun de l’humanité. » (Dans les forêts de Sibérie, 2011)

Karl Lagerfeld avait-il raison ?

Aujourd’hui, il semble que la norme vestimentaire obéisse à un slogan de Mc Donald : « Venez comme vous êtes ! » En effet, le jogging étant tellement cosy et cool, pourquoi s’habiller autrement ? De plus, c’est si facile à enfiler le matin ! Alors pourquoi s’en priver ? Loin de moi l’idée de jouer au taliban ou à la police iranienne des mœurs, mais je pense que cette soi-disant « mode » est le signe d’autre chose. Karl Lagerfeld avait peut être raison en affirmant que « les pantalons de jogging sont un signe de défaite. Vous avez perdu le contrôle de votre vie, donc vous sortez en jogging ».

Une question éthique

En réalité, il s’agit bel et bien d’une question d’éthique, au sens étymologique du terme. En effet, le mot « éthique » a deux origines : « ithos », le style, la tenue de l’âme et « ethos », normes nées par le respect de la mesure.

Accepter que des écoliers, des gymnasiens ou des apprentis puissent suivre des cours en jogging, c’est accepter et cautionner qu’ils ont perdu le contrôle de leur vie. Interdire le jogging dans les lieux de formations relève donc de l’éthique. Il s’agit de permettre à une grande partie de la jeunesse de retrouver un style, une tenue intérieure (et non d’intérieur !) par le respect de certaines normes.

Il s’agit simplement de proposer la mise en œuvre des exigences du métier d’homme, au lieu de rester un éternel enfant en jogging. Il s’agit de se reconquérir soi-même par la tenue et la discipline en se fixant des normes et s’obliger.

Mais comment y parvenir concrètement ?

Artisan de son devenir

La première question à se poser n’est pas « Que dois-je faire pour correspondre au groupe ? » mais « Que dois-je faire pour être un homme ? » Soit je laisse la mode et le groupe l’emporter, soit je me prends en charge et façonne ma personnalité. La liberté est à ce prix. Qui suis-je si les opinions et le regard des autres me façonnent ?

Mettre en œuvre les exigences du métier d’homme, être artisan de son devenir c’est aussi accepter d’apprendre. Apprendre à nouer son nœud de cravate ou son nœud papillon, se raser à la lame, choisir une eau de toilette qui ne ressemble en rien à Axe ou Denim, s’habiller avec goût et élégance, porter un couvre-chef, cirer ses chaussures, renoncer au sac-à-dos boyscoutesque. Bref, choisir le beau et le vrai contre l’apparence « délinquant de banlieue ».

En fait on ne s’habille pas seulement pour les autres mais pour soi.

Nietzsche résume à merveille cette attitude : « La beauté d’une race, d’une famille, sa grâce, sa perfection dans tous les gestes est acquise péniblement : elle est comme le génie, le résultat du travail accumulé des générations. Il faut avoir fait de grands sacrifices au bon goût, il faut à cause de lui avoir fait et abandonné bien des choses ; le dix-septième siècle, en France, mérite d’être admiré sous ce rapport, — on avait alors un principe d’élection pour la société, le milieu, le vêtement, les satisfactions sexuelles ; il fallut préférer la beauté à l’utilité, à l’habitude, à l’opinion, à la paresse. Règle supérieure : on ne doit pas « se laisser aller » même devant soi-même. » (Crépuscule des idoles ou Comment on philosophe avec un marteau, 1888).

De grâce ne venez pas comme vous êtes mais comme vous devez être !

A bon entendeur, salut !




Mater Dolorosa 3/5 – Un deuil fantôme

« La douleur et les saignements ne sont pas des motifs pour vous rendre aux urgences. Par contre, si vous faites une hémorragie, allez-y », annonce le gynécologue à Sonia*, complètement sonnée par la nouvelle qu’elle vient d’apprendre. « Comment étais-je sensée différencier les saignements normaux d’une hémorragie ? », lâche-t-elle cyniquement. Enceinte de deux mois, elle se réveille un matin de 2019 avec des saignements. Son médecin lui annonce, comme si c’était une grippe, que « la grossesse est arrêtée », sans plus de d’explications. 

La Genevoise comprend confusément qu’une fausse couche est en train de se produire. Elle repartira à la maison avec une plaquette de médicaments pour « vider le contenu de son utérus », une tape dans le dos et un rendez-vous médical deux semaines plus tard, « quand tout cela sera derrière ». En plus du manque d’empathie, la jeune femme dénonce le défaut d’informations délivrées par son praticien. Et son cas est loin d’être isolé.

Le manque d’empathie en ligne de mire

Plusieurs recherches récentes mettent en exergue le manque d’empathie avec lequel les patientes sont prises en charge suite à une perte de grossesse, tant précoce que tardive. Une étude prospective menée auprès de 650 femmes par l’Imperial College de Londres et publiée en 2020 dans l’American Journal of Obstetrics and Gynecology stigmatise : « Notre société peine à reconnaître cet événement comme pouvant être particulièrement traumatisant. Il en résulte un manque de compréhension et de soutien pour de nombreuses femmes », décrit Tom Bourne, professeur en gynécologie et principal auteur de l’étude. 

Un autre travail de recherche, publié en août 2023 par des sages-femmes en formation de la Haute école de santé de Genève (HEdS), va plus loin. Il révèle que « les expériences des femmes sont largement négatives » en regard de l’accompagnement de leur perte de grossesse en milieu hospitalier. Les sages-femmes attribuent ce résultat à divers facteurs dans la prise en charge médicale, dont entre autres, un manque de soutien émotionnel en général ; une non-reconnaissance de la perte ; une banalisation de leur état ; une insuffisance – voire même une absence d’informations médicales de base ­– et des lacunes dans le suivi.

Une perte immatérielle

Si la liste des griefs est longue, d’autres témoignages semblent démontrer que le tableau n’est pas si noir que cela. « Mon médecin a été très à l’écoute. Elle m’a dit que sa porte était toujours ouverte », rapporte Cynthia. La quarantenaire a choisi d’attendre que son corps fasse naturellement le travail sans recours à un procédé médicamenteux ou chirurgical pour accélérer le processus, mais elle n’était ni préparée, ni avertie de la manière dont se passait une fausse couche. Elle a donc dû endurer « de violentes contractions durant deux heures et accoucher de ce foetus. [S]on trauma réside clairement là ». 

« Après deux heures d’intenses contractions et d’abondants saignements, les urgences m’ont récupérée dans le même état que si je venais de sortir d’une séance de torture ». Illustration : Micaël Lariche

Lauriane, gynécologue dans la région genevoise, réagit au reproche du manque d’empathie : « Chacune de ces annonces est un crève-cœur. Même après plusieurs années de pratique, il est toujours aussi difficile pour moi d’apprendre à ma patiente que sa grossesse n’évolue pas ». Elle admet que « Les médecins sont formés à ne pas trop “prendre sur eux” », sans quoi il leur serait simplement impossible d’exercer leur profession. Elle estime aussi que « dans certains services d’urgences, le personnel de santé est peut-être tenté de rattraper le retard accumulé sur ce genre de consultations, car elles ne présentent généralement pas de risques de complications majeures. Surtout si les urgences sont saturées, avec potentiellement des cas plus aigus en salle d’attente ». Cofondatrice de la Fondation pour la Recherche en Périnatalité (FReP), Sabine Cerutti-Chabert souligne que « les soignants sont aujourd’hui bien conscients du besoin de soutien décrit par ces femmes », mais que « l’immatérialité de l’évènement qu’elles vivent, le rend difficilement appréhendable ».

Un deuil périnatal à géométrie variable

La compréhension du deuil périnatal n’étant pas unanime, les mères se retrouvent face à une interprétation à géométrie variable de leur souffrance, car pour beaucoup, lorsqu’il n’y a pas de corps, il n’y a pas non plus de deuil. Plusieurs définitions du deuil périnatal existent, mais Aline Wicht, sage-femme en obstétrique aux Hôpitaux Universitaires de Genève (HUG), l’admet : « elle ne correspond peut-être pas à la réalité vécue par les femmes ». Décrit comme « la perte d’un enfant en cours de grossesse  ̶  fausse couche, interruption de grossesse suite à la découverte d’une anomalie fœtale grave, décès in utéro  ̶  à la naissance, ou durant les 7 premiers jours de vie », la définition à laquelle se réfère la sage-femme n’exclut pourtant pas les pertes précoces. 

Toutefois, l’acception communément employée durant de nombreuses années émane de l’Organisation mondiale de la Santé (OMS) et circonscrit ce deuil comme étant le décès d’un fœtus entre la 22e semaine et le 7e jour suivant l’accouchement. Une caractérisation « qui n’encourage pas à prendre en compte le vécu du deuil des “jeunes grossesses” », souligne encore Aline Wicht. Cette délimitation est aussi reprise par la législation en vigueur en Suisse. Elle fixe le cadre octroyant à l’enfant décédé une reconnaissance autant légale que sociale. Pour les parents, c’est la légitimité du deuil aux yeux de la société et probablement, de manière plus tangible, auprès du personnel médical.  

Pas de reconnaissance légale de tous les enfants perdus

La situation juridique de la naissance, de la « mortinaissance » et l’inscription d’un enfant décédé au Registre de l’état civil est régi par l’Ordonnance fédérale sur l’état civil (OEC). Il y est stipulé que seuls les enfants désignés comme « mort-nés » – ne manifestant aucun signe de vie à la naissance, d’un poids d’au moins 500 grammes et/ou la grossesse a duré au moins 22 semaines entières – peuvent être inscrits. Les bébés ne remplissant pas ces conditions peuvent néanmoins être « annoncés comme nés sans vie » et les parents solliciter une confirmation de la part de l’Etat civil. Le droit au congé maternité, ainsi que les autres assurances sociales dépendent aussi de ces notions d’âge et de poids. Le cadre juridique en vigueur pourrait donc laisser penser que les pertes de grossesses tardives, ainsi que les morts fœtales in-utero sont mieux prises en charge que les pertes précoces, car davantage reconnues. Le bilan semble à cet égard contrasté.

« J’y ai laissé une partie de moi. On ressort d’une telle épreuve avec un trou dans l’être ». Illustration : Micaël Lariche

En fin d’année 2021, Céline sent que quelque chose ne va pas avec sa grossesse. Elle est à la fin du 7ème mois. Sa gynécologue confirme ses craintes, le cœur du bébé ne bat plus. A l’hôpital de Payerne, dans lequel elle est admise, la jeune femme est accompagnée par une sage-femme spécialisée dans le deuil périnatal. Elle considère d’ailleurs la prise en charge de ce douloureux moment comme « extraordinaire » et tout a été fait pour qu’ils ne repartent pas « les mains vides ». Le couple a, par exemple, reçu une petite boîte avec le bracelet de naissance, une bougie et le fascicule d’une association de soutien.  Malheureusement, même lorsque les pertes surviennent à un stade avancé de grossesse, l’accompagnement ne se passe pas toujours comme dans la situation décrite par Céline. La fondatrice de l’association Naîtr’Étoile, qui accompagne les familles touchées par un deuil périnatal, en a fait l’amère expérience au Centre hospitalier universitaire vaudois (CHUV), lorsqu’en 2018 elle perd son bébé après 25 semaines.

Incertitudes en cascade

« Le corps sera incinéré avec les déchets chirurgicaux du jour », répond-on à Aurélie Pasqualino, qui s’enquiert de ce qui va advenir du corps de son bébé. Catastrophée, elle prend des dispositions auprès de pompes funèbres, afin qu’ils s’occupent du corps de l’enfant. Quelques jours plus tard, elle apprend d’une autre sage-femme qu’elle « pouvait évidemment récupérer le corps de son bébé » pour procéder à un rite funéraire. Les mésaventures de la fondatrice de l’association ne s’arrêtent pas là. « Personne n’a su me dire si j’avais droit au congé maternité et aux visites d’une sage-femme à domicile. » Ne bénéficiant d’aucun soutien émotionnel ou psychologique, Aurélie Pasqualino rentre chez elle avec sa peine sous le bras, dans l’incertitude quant au congé maternité et sans sage-femme, à laquelle elle a pourtant droit. 

Elle estime que les protocoles de prise en charge du deuil périnatal, non-uniformisés dans les hôpitaux suisses, seraient en cause. Sabine Cerutti-Chabert réfute cette appréciation – « Des protocoles uniformisés rigidifieraient la prise en soins » – et défend plutôt un accompagnement calqué sur les besoins spécifiques des patientes. Contacté afin d’en apprendre un peu plus sur les protocoles de soins en cas de deuil périnatal, le service de presse du CHUV a conseillé « de trouver des interlocuteurs plus appropriés à cette enquête ». Malgré plusieurs sollicitations, les portes sont restées closes. 

L’inconfort de la mort

Nous avons donc regardé par la fenêtre en commençant par interroger, à ce propos, une sage-femme ayant pratiqué à la maternité du CHUV durant la même période. Elle confirme que plusieurs autres patientes sont retournées à la maison sans même savoir qu’elles avaient droit à l’assistance d’une sage-femme ou au congé-maternité. Elle relève aussi plusieurs aspects qui pourraient répondre, en partie, aux doléances d’Aurélie Pasqualino, dont « un manque flagrant de volonté et de soutien de la part de la direction des soins pour mettre en place ces protocoles ». La soignante affirme que le personnel sensibilisé à cette thématique était incité à prendre sur son temps libre pour le faire et souligne encore le manque de formation et d’informations en lien avec le deuil périnatal. « Si vous voulez un exemple de bonne pratique, allez regarder du côté des HUG ».

Plus important encore, la sage-femme met en évidence le malaise face à la mort chez de nombreux soignants et les manœuvres d’évitement de certains pour ne pas y être confronté. Surtout lorsqu’il s’agit d’un bébé. Elle avait émis l’idée d’une équipe mobile spécialisée dans le deuil, présente à demeure sur le site hospitalier, déchargeant ainsi les autres soignants de cette inconfortable, mais inévitable problématique. Peine perdue. Elle a depuis quitté ses fonctions, épuisée par le manque d’écoute et de soutien de sa hiérarchie. D’autres soignants ont, selon ses propos, « suivi le même mouvement ». Ghislaine Pugin, sage-femme libérale dans le canton de Vaud et spécialisée dans l’accompagnement du deuil périnatal, soutient l’élaboration de « centres cantonaux compétents en la matière » pour pallier cette disparité de prises en charge. Elle relève que les aumôneries font beaucoup en matière de deuil périnatal et « salue ce qui a été mis en place au CHUV grâce à l’aumônerie, car les initiatives se prennent beaucoup de ce côté-là ».

Quand la souffrance de la perte se double à celle de la lutte qu’il faut mener pour que soit reconnu le droit au deuil, les aumôneries hospitalières cherchent à créer un espace permettant à ce droit de s’exprimer. Elle offre aux parents la possibilité d’inscrire la mort de leur bébé dans leur propre récit de vie. Encore faut-il que tous puissent y avoir accès.

Cette enquête est réalisée avec le soutien de JournaFonds.




L’observatoire du progrès // mai 2024

Au Nemo du Père

Impossible de débuter cette rétrospective sans évoquer notre Martine à nous, le Biennois Nemo. Au milieu d’une avalanche de papiers hagiographiques à fait rougir Mao, une brève parue samedi 18 dans Le Journal du Jura a retenu toute notre attention. Elle annonçait que le Temple allemand de la ville du chanteur accueillerait « une célébration ouverte à toutes et à tous » et « en lien avec les personnes LGBTQIA+ » pour la Pentecôte. Mieux, une réinterprétation de son tube « The Code » était même annoncée sur les orgues de l’église. Noble projet qui appelle toutefois quelques questions : une célébration chrétienne n’est-elle pas par nature « ouverte à toutes et à tous » ? Mais aussi : que signifie ce « en lien » avec les personnes X ou Y si caractéristique de la langue de buis bénit ? Notre hypothèse : absolument rien, si ce n’est que ces gens sont très gentils et tiennent à le faire savoir. Quitte à bientôt prier devant des églises vidées au Nemo du Père, du Fils et du Saint-Esprit. 

Respirer, dormir, payer

En avril, notre humble revue vous sensibilisait à l’œuvre épatante de la CSS, assurance-maladie très désireuse de nous apprendre à faire des gâteaux, des smoothies verts aux légumes et des tours en poney avec nos gosses. Qu’il nous soit permis de lui présenter nos excuses : sa petite crise de paternalisme n’était encore rien à côté de ce que nous a proposé Helsana dans la foulée : « Dormons suffisamment » proclame une affiche actuellement dans les rues, tandis qu’une autre nous ordonne « Respirons mieux ». Et l’on finit par penser que, décidément, avec de si bons maîtres disposés à nous dominer de A à Z, on a bien de la chance de ne pas avoir trop de champs de coton par chez nous. 

Réalisé sans trucage.
Là non plus.

Petit enfant entre amis

« On fonctionne comme n’importe quels autres parents. » Ça, c’est ce qu’Alexis et Delphine ont tenu à expliquer au Parisien à propos de leur projet de « coparentalité » ? Quésaco ? Pour résumer, voilà un duo – lui gay, elle hétéro – qui a poussé la bravoure jusqu’à faire un bébé ensemble, vivre ensemble, tout en n’entretenant aucune relation amoureuse. Un couple d’amis sans vie sexuelle avec un petit truc à quatre pattes qui crie et qui pleure au milieu du salon, en somme. Jusqu’à peu on appelait ça une famille.

Placide Vicious

Que les amoureux du hockey sur glace nous pardonnent : voilà un sport assurément sympathique, mais dont le simple béotien a parfois de la peine à comprendre les coutumes. Un débat lors de l’émission Forum, dimanche 19 mai, avait toutefois de quoi fasciner même le plus rétif à la trinité glace – bière – « de veau ». On y apprenait qu’un jeune joueur très fort du Canada, Connor Bedard, fait polémique à cause de sa manie de ne guère faire le pitre après ses buts. « La non-célébration est irrespectueuse », devait déplorer un ancien joueur devenu commentateur. Voilà bien une phrase qui mérite d’être écrite une deuxième fois : « La non-célébration est irrespectueuse ». Et l’on imagine les goulags du futur, où les personnes réservées seront transformées en zeks (ndlr les déportés du régime soviétique) pour absence de troubles à l’ordre public.

Absurdité pour touxtes

Le changement climatique « impacte » particulièrement les personnes LGBTIQ+. Voici l’un des thèmes de la campagne de la journée de lutte contre toutes les « phobies » habituelles proposé le 17 mai dernier par Genève, « ville durable pour touxtes ». Et on ne va même plus chercher de chute à ces quelques lignes, tant il semble impensable de pouvoir chuter plus bas.

Un dernier tour de coronapiste 

On l’avait presque oubliée, cette pandémie qui avait poussé tout le monde à bosser moins dur, apprendre à faire du pain et engraisser sur le canapé pour soigner son cardio. La voilà qui se rappelle à nous avec un 1erprix décerné à Lausanne par Pro Vélo Suisse dans la catégorie « aménagements ». Cette distinction, dotée de 5000 CHF, récompense les 7,5 km de voies cyclables mises en place durant la crise sanitaire, glorieusement nommées « coronapistes » par la Capitale olympique. Alors on les voit d’ici, les esprits chagrins et autres amoureux de la bagnole qui relèveront que, décidément, cette sale grippe nous aura fait du mal jusqu’au bout. Mais nous préférons positiver : ça devait faire un paquet de temps que la Ville n’avait pas récupéré un contribuable. Sans doute que la municipale Florence Germond, membre fondatrice et présidente de Pro Vélo  Lausanne de 2001 à 2010, a su apprécier la chose à sa juste valeur en venant chercher son prix.