Par Yannick Escher - Publié le 17 août 2025
À l’heure où la rentrée scolaire ramène élèves et enseignants dans les classes, il faut rappeler une évidence : le langage est la première digue contre la violence. Dans les couloirs comme dans la cour, un mot juste peut encore empêcher un geste de trop. Et cette digue se construit — ou s’effondre — dès l’école.
Dans une salle de classe, la paix ne se mesure pas seulement au silence qui y règne. Il y a des silences qui apaisent, et d’autres qui annoncent la rupture. Ce n’est pas encore le tumulte, mais déjà l’atmosphère se tend. Les épaules se ferment, les regards se durcissent, les mâchoires se crispent. On devine que la parole, même si elle survient, n’aura pas le temps de jouer son rôle. Elle ne sera pas un pont, mais un cri. Elle ne préviendra pas le coup : elle l’accompagnera. Lorsque les mots se retirent, ce n’est pas le vide qui s’installe, mais une autre forme de présence — celle de la violence en attente.
Ce lien entre parole et violence ne date pas de l’école contemporaine. Il est inscrit au cœur de notre histoire. Aristote, dans la Politique (I, 2), rappelait que le logos est ce qui distingue l’homme des autres vivants, non seulement parce qu’il exprime le juste et l’injuste, mais parce qu’il permet aux hommes de vivre ensemble. Dans la cité grecque, l’agora et le tribunal avaient précisément pour mission de transformer la colère en discours, la vengeance en procédure. La parole n’était pas seulement un moyen de dire : elle était un dispositif pour différer, canaliser, civiliser.
Dans l’Europe médiévale, on substitua peu à peu au duel judiciaire le serment, la plaidoirie, puis le jugement par écrit. La parole donnée acquit un poids plus grand que le sang versé. Ce pacte fragile — remplacer le fer par la voix — ne tient que si la langue est assez riche pour contenir la violence et l’habiller de formes recevables. Là où elle s’appauvrit, le coup redevient possible.
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Aujourd’hui, ce vieux lien se manifeste à nouveau, dans un contexte plus discret mais tout aussi révélateur. De nombreux enseignants observent qu’à mesure que le vocabulaire se réduit, les gestes prennent souvent le pas sur les phrases. Ce constat n’a rien de scientifique au sens strict ; il est pourtant récurrent. Plus la capacité à nommer ses émotions et ses frustrations diminue, plus la tentation de recourir à l’affrontement grandit. Lorsque le mot manque… l’explosion guette. Et souvent, elle ne se fait pas attendre.
Il ne s’agit pas seulement de savoir lire ou écrire correctement. La question est plus intime : savoir dire « je suis blessé », « je me sens rejeté », « je n’y arrive pas ». Lorsque ces phrases sont impossibles, il ne reste que des équivalents bruts : la provocation, l’invective, le coup. L’enseignant, dès lors, incarne moins une autorité qu’une exigence linguistique. Et cette exigence, quand on ne peut y répondre, devient une menace.
L’école, qu’on l’oublie parfois, reste l’un des derniers lieux où l’on peut recevoir la langue dans sa plénitude. Elle n’est pas seulement un instrument de transmission des savoirs ; elle est un atelier de liberté. « Sans discours, l’esclavage est inévitable », écrivait Isocrate (Antidosis, §254). Non pas esclave au sens juridique, mais dépendant : condamné à subir la parole des autres comme un verdict. Un vocabulaire riche ne garantit pas la paix, mais il rend possible la retenue. Il donne à la main le temps de différer son geste. Il transforme la pulsion en phrase, la colère en nuance. Dans cet intervalle minuscule — ce battement d’aile entre le poing et la bouche — se joue parfois la différence entre l’irréparable et la discussion.
J’ai vu des élèves changer lorsqu’ils découvraient qu’ils pouvaient nommer ce qu’ils ressentaient avec précision. Leurs regards ne s’adoucissaient pas aussitôt, leurs postures restaient fermées. Mais peu à peu… une phrase remplaçait une insulte. Un silence remplaçait un cri. Et dans ce silence-là, il y avait déjà moins de haine, plus de possible (peut-être même un début de compréhension).
Ce travail n’est pas une complaisance douce. Il exige rigueur et patience : lire à haute voix, faire entendre des textes exigeants, réintroduire les mots rares, réhabiliter les tournures oubliées. Montaigne rappelait que « la parole est moitié à celui qui parle, moitié à celui qui écoute » (Essais, III, 13) : former à la parole, c’est former aussi à l’écoute. C’est réapprendre à habiter le monde à travers les mots.
Il y a, dans la parole, quelque chose qui relève de la grâce préventive. Elle ne nous sauve pas après coup : elle nous empêche de tomber. Un mot trouvé à temps, même imparfait, peut tenir lieu de digue. Il arrête la colère au bord de la bouche, il laisse passer dans le cœur un souffle d’air. Dans l’Évangile selon saint Jean, il est écrit : « Au commencement était le Verbe » (Jn 1,1). Ce n’est pas une formule métaphysique isolée : elle dit que le monde commence par la Parole avant de se faire matière. C’est pourquoi tout acte humain qui s’ouvre par le mot avant de passer au geste prolonge ce mouvement créateur et protecteur. Lorsque la parole est perdue, l’homme retombe dans un monde sans commencement, un chaos qui n’a plus de forme ni de frein.
Dans une salle de classe, cette vérité prend un visage précis : celui d’un élève qui, au lieu de jeter sa chaise, lâche dans un souffle « je n’en peux plus ». Ce n’est pas encore la paix, mais c’est le seuil de la paix. C’est la preuve que l’humanité n’est pas totalement submergée. Le philosophe russe Pavel Florensky, dans La Colonne et le Fondement de la Vérité, développe l’idée que nommer suppose de reconnaître l’être de l’autre — et que ce geste est déjà une forme d’amour. On ne nomme avec justesse que ce que l’on a pris le temps de regarder, et l’on ne frappe pas ce que l’on regarde vraiment. Nommer sa peur, c’est déjà s’en désarmer. Nommer sa colère, c’est lui retirer une part de son venin. Nommer sa solitude, c’est commencer à ne plus être seul.
Dans ce sens, enseigner la langue n’est pas seulement instruire : c’est offrir à l’autre un espace pour se tenir debout sans attaquer, sans se soumettre. C’est, silencieusement, lui transmettre une part de cette paix originaire qui nous a précédés. Certains objecteront que le mot ne suffira jamais à changer le monde. C’est vrai. Mais il suffit parfois à sauver une heure, une rencontre, une vie. Et ce miracle discret, répété assez souvent, finit par tisser une autre manière d’habiter le temps.
J’enseigne pour cette mémoire invisible : celle d’une langue qui, un jour, dans la bouche d’un adolescent en colère, empêchera le geste de trop. Ce jour-là, personne ne saura qu’un coup a été évité. Personne ne comptera cette victoire. Mais elle comptera, elle, dans l’histoire silencieuse qui nous tient debout.
Yannick Escher