Quand la RTS compare Donald Trump à Hitler

Cet article se trouve également sur le site de l’organisation Pro Suisse.

« Trente secondes de reportage pour comprendre que c’est à charge ! Bravo l’impartialité des journalistes !! ». Salué par 67 internautes sur YouTube, ce commentaire est à l’image de la grande majorité des réactions générées par un reportage de Temps Présent diffusé le 11 avril dernier, et encore visible en ligne. Son « angle », comme l’on dit dans le jargon des journalistes : « Et si les États-Unis vivaient leur dernière année de démocratie ? ».

Les heures les plus sombres

Dès les premiers instants du documentaire, la voix off de la journaliste donne le ton : en à peine plus de deux minutes, le public apprend déjà que « Donald Trump n’est connu ni pour sa modération ni pour son intégrité », qu’il est « l’un des hommes les plus dangereux du monde à l’heure actuelle » et qu’il mettra en œuvre son « programme radical » dès qu’il refranchira la porte du Bureau ovale.

Un élu qui applique le programme pour lequel il est élu, voilà qui peut effectivement surprendre, dira-t-on.

Mais surtout, avant même d’entrer dans le cœur de son sujet – une virée chez les pro-Trump floridien – la voix off donne le coup de grâce en glissant que les mimiques du politicien républicain « rappellent des temps sombres », sans préciser si elle fait allusion à Mussolini ou Hitler. En guise de cerise sur le gâteau, un bruit de coup de feu est alors utilisé comme illustration sonore de ce probable retour vers l’autoritarisme.

Faites-vous votre avis !

Service public, mais pas neutre

Président de 2017 à 2021, Donald Trump n’est certes pas un modèle de vertu aux yeux de tout le monde, y compris au sein du monde conservateur. Mais dans l’intérêt supérieur d’un pays neutre comme la Suisse, peut-il être pareillement diabolisé par le service public ? Pas aux yeux du député UDC valaisan Jérôme Desmeules, ouvertement sympathisant du milliardaire américain : « Magnifique Temps Présent, comme toujours objectif, ironise-t-il. Il fait passer Trump pour le salaud agressif alors que le retour vers un monde au bord du conflit généralisé a été provoqué largement par le retour au pouvoir du complexe militaro-industriel soutenu par le camp du “Bien”… »

Le reportage aurait-il été finalement plus outrancier que le politicien qu’il se donnait pour objectif de dénoncer ? On peut le penser car la RTS ne le cache pas : le reportage fait bien allusion à Hitler à propos des « heures sombres » que rappelleraient les mimiques de Trump. Elisabeth Logean, présentatrice et co-productrice de l’émission, l’assume ouvertement : « L’idée de ce reportage était d’imaginer l’Amérique de demain si Donald Trump était réélu à partir de ses déclarations et intentions. L’ex-président a ainsi annoncé vouloir purger l’Administration fédérale ou utiliser le FBI et le département de la Justice pour neutraliser ses adversaires ; autant d’intentions qui s’apparentent à des comportements de dirigeants autoritaires. Le rappel des années sombres fait référence à ses déclarations sur les migrants « qui empoisonnent le sang de notre pays », qui rappellent les propos d’Hitler sur les Juifs ; la question de l’intégrité est évoquée en lien avec ses condamnations récentes, dont une pour fraude financière. »

Une tarte à la crème qui fatigue

En mars, une vive polémique avait suivi une déclaration de Slobodan Despot jugée pro-russe, dans les Beaux Parleurs. L’intellectuel y annonçait que le nazisme était de retour dans les pays baltes. « Indigne d’un invité quasi-permanent du service public », « outrancier » avaient jugé beaucoup d’observateurs, y compris au sein de la chaîne. Visiblement, des comparaisons du même tonneau posent moins de difficultés quand elles concernent Trump, et sont dressées par le propre contenu de la RTS.

Elisabeth Logean se défend cependant de toute impartialité dans le reportage : « Nous avons tenté de comprendre pour quelles raisons ses partisans le soutiennent, malgré les menaces que son programme fait peser sur le bon fonctionnement démocratique des États-Unis. Les craintes dans ce domaine sont exprimées non seulement par des démocrates ou des spécialistes des régimes autoritaires, mais aussi par des prestigieux penseurs de droite, comme le néo-conservateur Robert Kagan. Dans le reportage, nous donnons la parole à des partisans de Donald Trump, mais aussi à ses critiques, de sorte à donner à voir et entendre différents points de vue. »

A supposer qu’il tombe un jour sur ce reportage, pas certains néanmoins que le politicien peroxydé se précipite pour tailler le bout de gras avec Philippe Revaz au 19h30.




L’imposture conceptuelle

Par Jean Romain, écrivain, philosophe.

Ce qui n’était naguère qu’une théorie fumeuse et passablement vide de sens est devenu rapidement le discours de nos élites ! La vague woke ne s’arrête pas aux portes de nos facultés universitaires, elle est présente dans les médias, les communes, les parlements, les réseaux sociaux, l’enseignement. Une ère de grande déraison collective nous submerge, et il faut saluer les deux décisions prises récemment par Mme Anne Hiltpold, ministre genevoise de l’enseignement.

Décisions ? A l’école primaire de Lully d’abord le directeur, appuyé par son équipe, a voulu supprimer la Fête des mères pour la remplacer par une problématique « fête des gens qu’on aime ». A l’école primaire Karl-Vogt ensuite, la Fapse (Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation de l’Université de Genève) a voulu – à la faveur d’une recherche – faire remplir un questionnaire aux parents des élèves de 5 à 9 ans leur demandant de répondre sur le ressenti de genre de leur enfant, ainsi que sur le « sexe de votre enfant à la naissance », ce qui peut laisser supposer que le sexe a peut-être changé entre-temps. A deux reprises, la ministre Hiltpold a dit « stop » : il faut une école qui transmette le savoir et non pas une école qui milite. On salue la clarté du message.

Extrait d’une fameuse lettre aux parents qui a beaucoup choqué.

Mais qu’y a-t-il derrière ces deux tentatives avortées ? On veut déconstruire des « mythes » et on serait ainsi sur le point d’assurer la libération ultime de l’être humain : d’une part en se libérant du carcan insupportable de la reconnaissance du rôle de la mère ; d’autre part en s’affranchissant du corps pour ne conserver que l’opportunité de choisir soi-même son sexe en fonction de son ressenti. Les deux essais manqués ont en commun la structure première du wokisme : faire de la marginalité le centre. En effet, il existe des élèves qui n’ont pas de mère et dont il faut tenir compte ; il existe aussi des personnes qui ne se reconnaissent pas dans le corps qu’elles ont à la naissance. Voilà des minorités qui évidemment sont respectables, mais il n’y a aucune raison de les mettre au centre de l’action. Or il existe une raison pour le wokisme qui affiche une deuxième caractéristique : transformer les minorités en victimes. Et c’est efficace dans une société de flagellants ! De défenseurs des droits de chacun, les woke se transforment en accusateurs publics, en prétendus penseurs dont la principale ficelle est de se lancer dans des indignations surjouées. Et dupes de se laisser prendre.

Mais ces deux expériences sont cependant différentes. En répétant à l’infini que le statut maternel est un statut parmi d’autres tout aussi importants, en psalmodiant que ce serait Pétain qui l’a introduit en France (regressus ad hiltlerumclassique) donc que cette fête est moralement suspecte, on cherche à établir un consensus au bout duquel on finirait par admettre que « les gens qu’on aime » sont magnifiques du seul fait qu’on les aime. Et cette idéologie du soupçon s’appuie sur un vocabulaire accusatoire, passablement alambiqué d’ailleurs, dont le martèlement fait croire à un savoir.

La théorie du genre, imaginée par Judith Butler, est plus pernicieuse. Comme bouclier, les tenants de cette théorie assurent partout qu’elle n’existe pas, mensonge calculé qui se marie à merveille avec leur conception que le corps n’existe pas comme déterminant et que le sexe est l’objet d’un ressenti, d’un choix personnel. L’être humain est pure conscience, et ce qui compte c’est cette conscience d’être homme, femme ou n’importe quoi des deux. Dès l’enfance, on peut choisir son sexe, il suffit de le déclarer clairement pour que cela soit reconnu, par l’école, par la société, par les divers mouvements qui non seulement défendent les minorités (parfaitement respectables par ailleurs) mais encore promeuvent cette vision. Cette fraude scientifique est un vrai scandale, pour s’en garantir toutefois leur mot clef est « inclusif », qui permet de faire passer toute contestation, voire toute discussion, pour de l’exclusion.

Une solution pour contrer l’avènement de l’homme nouveau ? Dire non… et combattre tous les promoteurs de cette imposture sectaire. Mme Hiltpold l’a fait.

Sur le même sujet : https://lepeuple.ch/une-garderie-vaudoise-renvoie-la-fete-des-meres-aux-oubliettes/
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L’invitation ubuesque du Bureau de l’égalité

« Cliquez sous ce message pour vous inscrire à la soirée à laquelle vous n’êtes pas conviés » : en substance, voici le message adressé aux députés mâles vaudois par un service de l’État.   

« Madame la députée, Monsieur le député, le Bureau de l’égalité entre les femmes et les hommes (BEFH), en partenariat avec le Bureau de l’égalité de la Ville de Lausanne, a le plaisir de vous proposer, à trois reprises, une soirée thématique sur la prévoyance professionnelle réservée exclusivement aux femmes. »

Voici le message un brin contradictoire reçu par les membres du Grand Conseil vaudois au milieu du mois dernier : une invitation à une action réservée aux femmes, mais adressée à tous les hommes du législatif… Et le courriel de préciser que les inscriptions pouvaient se faire en cliquant sur une image située sous le message reçu par tous les élus. 

Un extrait du message reçu le Grand Conseil vaudois. Suprenant…

Beaucoup de temps à disposition

« En Suisse, l’écart de rente entre femmes et hommes s’élève à 32,8% en Suisse (OFS, 2021), l’un des plus hauts d’Europe. Cet écart se creuse dans le 2ème pilier et se monte à 46% en défaveur des femmes », rappelle le BEFH. À ce titre, une politique volontariste comporte assurément quelques vertus. Mais pour le député UDC Fabrice Moscheni, la démarche est tout de même très particulière. « Merci pour l’invitation, a-t-il répondu à l’adresse du Bureau de l’égalité. Mais vous écrivez que c’est exclusivement réservé aux femmes. Vu que je suis un homme, ai-je le droit de venir ? » 

La réponse à cette question simple ? 3640 signes (espaces compris) citant pêle-mêle des articles de lois, une convention des Nations Unies de 1979 ou encore des chiffres de l’Office fédéral de la statistique. Pour le moins complètes, ces explications signées Maribel Rodriguez, la cheffe du BEFH, ne répondaient cependant pas directement à la question qui lui était posée. « En résumé, est-ce donc correct de dire que je n’ai pas le droit de venir ? », lui a donc rétorqué le député, un brin agacé. Une nouvelle demande qui lui a permis d’apprendre, enfin, qu’il ne partageait pas « les caractéristiques du public cible de ces soirées ».

Des inégalités dans la poursuite de l’égalité

Quel est le sens d’envoyer tous azimuts une invitation réservée à une catégorie bien précise du public ? « La diffusion large d’information concernant ces évènements a pour but d’atteindre directement le public auquel ils sont destinés, mais également indirectement à travers des personnes susceptibles de pouvoir les diffuser plus largement aux public cible concerné qui ne figurerait pas dans nos listes de diffusion », nous explique Maribel Rodriguez. Elle nous invite en outre à lire un dossier consacré à la question des écarts de prévoyance entre les femmes et les hommes dans un numéro du PME magazine, ainsi que les informations de la Raiffeisen sur cette même question.

L’an dernier, un député avait déjà alerté le Canton à propos de la situation d’un homme victime de cette “discrimination positive”. Merci de vous connecter ou de prendre un abonnement pour découvrir la réponse du Conseil d’État.

En août 2023, le Conseil d’État avait déjà répondu à une interpellation un brin courroucée du député – également UDC – Fabrice Tanner. Son point de départ : la mésaventure d’un homme qui avait réduit son taux de travail depuis quinze ans pour s’occuper de ses enfants, mais qui s’était vu refuser l’accès à une séance d’information… sous prétexte qu’il était un homme. « Tant que la demande et les écarts de rente ne faibliront pas, les mesures temporaires positives seront justifiées et non discriminatoires », avait répondu l’exécutif. 

Mais tout autant que le fond, c’est la forme qui agace Fabrice Moscheni : « En tant que politicien de milice, je n’ai malheureusement pas un temps infini à consacrer à la chose publique. Qu’un bureau de l’État m’envoie des invitations qui précisent en même temps que je n’ai pas le droit d’y aller est assez lunaire. De plus, lorsque, à ma demande de confirmer que je suis interdit de participation, une cheffe de service m’envoie une réponse contenant une multitude de textes officiels sans, finalement, répondre clairement à ma question, m’interpelle. » 

Un agacement qui lui inspire cette pique finale : « Au-delà du sentiment de discrimination, je peux aussi comprendre que certains Vaudois se sentent perdus lors de leurs échanges avec l’administration cantonale vaudoise ».




Oscar Wilde : Histoire d’une âme

J’ai toujours un ou deux livres avec moi. Il y a bien des années, à la suite d’un départ précipité, j’oublie d’emporter mon viatique. Sur le quai de la gare, j’ouvre ma musette et je constate avec effroi mon erreur. Que faire ? Je décide d’aller examiner ce que le kiosque à proximité propose. Les revues m’intéressant peu, j’examine le tourniquet à livres et mon regard s’arrête sur Le portrait de Dorian Gray d’Oscar Wilde. Faute de mieux, j’achète le roman et commence sa lecture en attendant le train. Le trajet terminé, saisi par cette œuvre, je décide d’acquérir l’édition de la Pléiade d’Oscar Wilde, qui fut suivie quelques jours plus tard par le volume de sa correspondance. 

Un provocateur dans l’Angleterre victorienne

Parmi les éclats de la société victorienne émerge une figure à la fois énigmatique et captivante : Oscar Wilde. Né sous les cieux d’Irlande, dans la paisible effervescence de Dublin, le 16 octobre 1854, il fut, dès sa jeunesse, marqué par une éducation raffinée. Après un passage au Trinity College de Dublin, la scène littéraire londonienne l’accueillie en lui ouvrant ses portes dorées et ses salons enivrants. Ses mots d’esprit captivent les esprits et enflamment les cœurs, révélant un talent sans égal dans l’art de l’écriture.

Ses œuvres, telles que Le Portrait de Dorian Gray ou L’importance d’être Constant, une comédie jouant avec les masques de la société, demeurent des œuvres intemporelles de la littérature anglophone. À travers elles, Wilde se révèle non seulement comme un conteur exceptionnel, mais aussi comme un observateur subtil des paradoxes de la condition humaine.

Sa destinée, telle un drame shakespearien, connaît une chute tragique. Sa relation avec Lord Alfred Douglas le conduit sur les routes tumultueuses de la condamnation sociale et de la tragédie personnelle. Après avoir affronté les tourments de la prison suivis des rigueurs de l’exil, Oscar Wilde trouve refuge à Paris où il meurt le 30 novembre 1900 à l’âge de 46 ans.

Condamnation d’Oscar Wilde à cause de son homosexualité.

Une éthique qui ne dit pas son nom

Il semble facile d’appliquer la citation de Dorian Gray à la vie d’Oscar Wilde : « Je n’ai recherché le bonheur. Qui désire le bonheur ? J’ai recherché le plaisir. » (Le Portrait de Dorian Gray, p. 537) Il serait aisé de faire de lui un autre Lord Henry ou un Dorian Gray de surcroît. Que nenni ! Une clef de lecture, autant intéressante que mystérieuse, se trouve dans la préface du Portrait de Dorian Gray : « Tout art est à la fois surface et symbole. Ceux qui plongent sous la surface le font à leurs risques et périls. Ceux qui déchiffrent les symboles le font à leurs risques et périls. » (Le Portrait de Dorian Gray, p. 347). En abordant la vie et l’œuvre du dandy scandaleux, on peut rester à la surface ou plonger à nos risques et périls. On ne s’approche pas sans crainte de la vérité mystérieuse et déroutante de l’âme humaine.

L’éthique de Wilde ne se résume pas une existence exclusivement hédoniste tournée vers les plaisirs sensibles. Certes, il y a bien un côté jouisseur chez lui qui n’hésiterait pas à se faire « tuer pour une sensation » (Lettre 59, 12 décembre 1885, p. 118). La fascination qu’il ressent pour « le mystère des goûts » (idem) et ses vertiges lui laisse cependant parfois une saveur amère. Une sorte de nostalgie des moments d’extases sensibles, les ombres de ce qu’il a éprouvé et de ce qu’il aspire à éprouver. Son regret d’un autre monde, d’une autre vie, n’est pas quelque chose de spirituel ou de métaphysique. Il s’en défend ardemment. Pour Wilde « la citta divina n’a pas de couleur, et la fruitio Dei pas de signification » (Le Critique comme artiste, p. 873). Il ferme alors ostensiblement la porte à la métaphysique et à « l’extase religieuse ». Refusant toute forme de transcendance, Wilde oriente volontairement son désir intime, sa nostalgie vers le monde sensible.

Cependant Wilde regrette de n’avoir « plus accès au parvis de la cité de Dieu » (idem). On peut se faire une idée de la portée de ce renoncement, un véritable drame intérieur dans la vie de Wilde, en le rapprochant de celui que doit faire le jeune Dorian Gray qui « sentait que le moment était véritablement venu pour lui de faire un choix. Mais son choix n’avait-il pas déjà été fait ? Oui, la vie avait décidé pour lui – la vie, mais aussi la curiosité infinie qu’il portait à la vie » (idem).

Wilde est conscient de cette quête du bonheur. Des deux voies qui se sont offertes à lui, il a choisi la moins fréquentée. Peut-être que cela a fait toute la différence ? Pour atteindre ce à quoi il aspire, il partage avec Lord Henry « l’un des grands secrets de la vie : guérir l’âme par les sens et les sens par l’âme » (ibid. p. 368). Mais devant l’impossibilité de guérir les sens par l’âme, il se contente de guérir l’âme par les sens. C’est là que prend naissance l’hédonisme ou « le nouvel hellénisme » prôné par Wilde. Contrairement aux apparences, le plaisir n’est pas premier dans cette option fondamentale. Il n’est que « la pierre de touche de la Nature, le signe d’approbation qu’elle nous donne » (ibid. p. 423).

Un nouvel hellénisme

Le « nouvel hellénisme » est en fait une éthique de la sculpture de soi. Wilde prend à son compte une idée antique qui lui a été enseignée à Oxford par Walter Pater via la Renaissance : « (Dieu) prit donc l’homme, cette œuvre indistinctement imagée, (…) il lui adressa la parole en ces termes : (…) si nous ne t’avons fait ni céleste ni terrestre, ni mortel ni immortel, c’est afin que, doté pour ainsi dire du pouvoir arbitral et honorifique de te modeler et de te façonner toi-même, tu te donnes la forme qui aurait eu ta préférence » (Pic de la Mirandole, Oratio de hominis dignitate, trad. Y. Hersant, Paris 1993, p. 9).

L’Artiste comme homme accompli

L’éthique est en même temps une esthétique. Le geste beau est un geste moral et vice-versa.  Les personnes qui peuvent poser des actes beaux et moraux, se sont déjà réalisées elles-mêmes : « les poètes, les philosophes, les hommes de science, les hommes de culture, en un mot les hommes véritables » (Le Critique comme artiste, p. 891). Wilde appelle ce type de personne des « Artistes », puisqu’ils sont les artisans de leur propre devenir, de leur propre personnalité. 

L’Artiste « passe, non du sentiment à la forme, mais de la forme à la pensée et à la passion » (idem). C’est cela guérir l’âme par les sens. Toutefois, il reste faible et limité derrière sa prétention à se sculpter soi-même. Wilde pense qu’il « ne peut qu’en être ainsi. Cette concentration même de la vision et cette intensité du projet, qui caractérisent le tempérament artistique, sont par elles-mêmes une forme de limitation » (La plume, le crayon, le poison – Etude en vert, p. 806). Il a bien pressenti l’incomplétude et l’imperfection de l’Artiste, lequel est une sorte d’être en crise, un perpétuel « adolescent solitaire, aux traits déjà formés, au cœur sans oreilles ou aux yeux sans entrailles, il détonne. Attiré, attirant, fait pour séduire, il sent sa tête trop lourde, sa peau trop fine, ses membres étrangers à l’étreinte » (F. Dolto, Le dandy, solitaire et singulier, Paris 1999, p. 18-19). Sans cette imperfection innée qui l’empêche de réaliser pleinement son idéal, l’Artiste ne serait plus un Artiste, mais un vague artisan qui marchande sa vie, un nouveau Sisyphe condamné à se sculpter perpétuellement. Cette tragédie, qui se joue dans l’âme de l’homme, est une tension permanente qui permet à l’Artiste d’exister quasi funambuli entre le déjà et le pas encore. 

Le refus de l’ascétisme

Comment se manifestent l’incomplétude et l’imperfection ? L’Artiste évacue de son éthique la souffrance, l’esprit de sacrifice, c’est-à-dire la dimension ascétique de l’existence humaine. Celle-ci « n’est qu’une méthode permettant à l’homme d’interrompre sa marche en avant » (Le Critique comme artiste, p. 849-850). L’ascèse est un obstacle parce qu’elle empêche d’avancer librement, et surtout parce qu’elle veut orienter la sculpture de soi. Il existe bien un type d’ascèse dans l’éthique wildienne ; elle est « d’ordre esthétique et non plus morale » (ibid., p. 841-842).

Le rejet de la souffrance implique automatiquement un refus clair et net de la compassion et de la charité. Telle est la vertu principale du « nouvel hellénisme » : l’individualisme. On serait porté à croire que l’individualisme s’identifie à l’égoïsme. Pas tout à fait. N’oublions pas que Wilde aime à manier le paradoxe qui « est le chemin de la Vérité » (Le Portrait de Dorian Gray, p. 386). En réalité, il opère ici un changement de paramètres éthiques qui représente une véritable inversion des valeurs morales traditionnelles de la société victorienne : « Lorsque l’homme réalisera l’individualisme, il réalisera la sympathie et la manifestera librement et spontanément. Jusqu’à présent l’homme n’a guère cultivé la sympathie. Il se contente de sympathiser avec la souffrance, et sympathiser avec la souffrance ne représente pas la forme de sympathie la plus haute. Toute sympathie est noble, mais la sympathie face à la souffrance en représente la forme la moins raffinée. Elle est entachée d’égoïsme. Elle court le risque de devenir morbide. Nous y révélons une certaine terreur à l’égard de notre propre sort. Nous redoutons de devenir nous-mêmes comme le lépreux ou l’aveugle, sans que personne prenne soin de nous. Elle est aussi curieusement restrictive. » (L’Âme de l’homme sous le socialisme, p. 962)

On ne peut donc qualifier cette éthique d’égoïste, mais plutôt de narcissique. L’Artiste ne doit s’occuper que de lui-même. Il se contemple, jamais satisfait, afin de tailler et de retailler sans cesse dans le marbre blanc son existence pour devenir une personne accomplie, une œuvre d’art. Le burin qui lui permet de tailler sa propre statue n’est autre que l’esprit critique face au monde extérieur mais aussi face à lui-même. La critique est le guide de l’Artiste dans sa marche vers le perfectionnement.

Wilde ne réussira pas à tenir en équilibre sur la corde raide du « nouvel hellénisme » et la chute sera d’autant plus douloureuse qu’il est brillant.

Couverture de la traduction russe de La Ballade de la geôle de Reading, en 1904 (portrait par Modest Durnov (1868-1928).

Le creuset de la souffrance

La vie de l’Artiste devait être « un long et ravissant suicide » (Lettre 59, 12 décembre 1855, p. 118), c’est ce qui est arrivé à Wilde. Il a assassiné sa réputation, sa vie mondaine, par les sens. Au lieu de guérir son âme, les sens l’ont emprisonnée et tuée : « Tandis que le corps mange, boit et prend ses plaisirs, l’âme dont il est la demeure peut mourir entièrement » (De Profundis, p. 290). Il n’est pas dupe de l’orientation erronée de son désir qui, au lieu d’assouvir son âme, l’a affamée. 

Au travers des événements qui ont signifié ce suicide aux yeux du monde et à ses propres yeux, effarés et consentants malgré lui, Wilde fait l’expérience de ce qu’il avait rejeté jusque-là : la souffrance. Ce dandy maniéré découvre la souffrance, tant physique que morale. Elle est « un terrible feu » (Lettre 180, 22 mai 1897, à Mrs Bernard Beere, p. 398) qui purifie et détruit.

Loin de la société mondaine de Londres, Wilde laisse tomber un à un ses masques, ses parures de séducteur pour se voir tel qu’il est. L’expérience carcérale l’invite à faire un retour sur lui-même afin de quitter « le vice suprême : être superficiel » (De Profundis, p. 280). Il analyse avec une réelle acuité sa situation et en tire les conséquences : « (…) Si ma vie semble ruinée aux yeux du monde extérieur, aux miens elle ne l’est pas. Vous aurez, je le sais, plaisir à savoir qu’à ce qu’il paraît, de toutes mes épreuves – du silence, de la vie solitaire, de la faim, des ténèbres, de la douleur, de l’abandon, de la disgrâce – de tout cela je peux extraire quelque bien » (Lettre 180, 22 mai 1897, à Mrs Bernard Beere, p. 398).

Par la souffrance, Wilde découvre un « nouveau monde » (De Profundis, p. 306). L’orgueil et le narcissisme sous-jacents dans le « nouvel hellénisme » font place à l’humilité qui est la ligne d’horizon de son « nouveau monde ».

La découverte du Christ

Alors que « les prêtres et les gens qui pérorent sans sagesse parlent parfois de la souffrance comme d’un mystère » (ibid. p. 306), Wilde la découvre comme une révélation. Ce qu’il avait d’instinct deviné de l’art, « de la vie ; il va le saisir » (idem) avec « une parfaite clarté de vision et une compréhension totale » (idem). Il tend à discerner ce qu’il n’avait pas encore aperçu auparavant, ce qui était plus intime à lui-même que lui-même : le Christ.

Il est vrai que Jésus-Christ n’est pas un inconnu pour Wilde. Il en parle dans d’autres de ses écrits avant la rédaction du De Profundis. Ce qui est curieux, c’est qu’il l’appelle « Jésus » ou « Jésus-Christ » mais rarement « Christ » avant ses dernières épreuves. Jésus est pour lui un grand homme historique qu’il n’hésite pas à comparer à César. Il n’admire en Jésus que le philanthrope, l’homme accompli mais jamais le Sauveur, le Christ. Dès ses écrits de prison, on assiste à un changement, Jésus est appelé simplement « Christ ». Ce changement de vocabulaire me porte à croire que Wilde, du tréfonds de sa misère, a quitté le Jésus de Renan pour le Christ des Évangiles : le Rédempteur. Il est d’ailleurs regrettable que dans la traduction française de la Pléiade on ait systématiquement remplacé « Christ » par « Jésus » dans le De Profundis, ceci afin de « souligner l’influence de l’ouvrage de Renan » (traduction française de la Pléiade, notice au De Profundis, p. 1691).

Wilde parle à demi-mot de sa rencontre avec le Christ : « Une fois au moins dans sa vie, tout homme chemine avec le Christ vers Emmaüs » (De Profundis, p. 326). Cette confession implique une réelle épiphanie du Sauveur dans la vie du prisonnier, comme dans celle des deux disciples qui reconnaissent Jésus au cœur même de leur doute et de leur souffrance. Les doutes, Wilde les a connus quand il écrit avec amertume : « J’ai le sentiment que j’aimerais fonder un ordre pour ceux qui ne peuvent croire : la Confrérie des Orphelins, l’appellerait-on, où devant un autel sur lequel ne brûlerait aucun cierge, un prêtre qui n’aurait pas la paix au cœur célébrerait l’office avec du pain profane et un calice vide de vin » (ibid. p. 300-301). Loin d’être purement et simplement un iconoclaste, Wilde vit une crise profonde, où il se trouve aux prises avec la foi nue qu’il nomme agnosticisme. Tout lui est inutile, rien ne l’aide : ni la morale, ni la religion, ni la raison.

Il prend, peu à peu, conscience que Jésus est le Rédempteur de l’humanité, ce qui éveille en lui une profonde réflexion : « Il me reste encore presque incroyable qu’un jeune paysan galiléen ait imaginé qu’il pourrait porter sur ses épaules le fardeau du monde entier, tout ce qui avait déjà été fait et souffert et tout ce qui serait encore fait et souffert : (…) que ce jeune paysan galiléen l’ait non seulement imaginé, mais accompli, de sorte qu’à l’heure présente tous ceux qui découvrent sa personnalité (…) se voient (…) libérés de la laideur de leur péché et se voient révélés à la beauté de leur souffrance » (ibid., p. 312-313).

L’expérience de la charité et de la miséricorde

Même si Wilde tâtonne quelque peu avant d’envisager réellement le fait que le Christ ait accompli l’œuvre de Rédemption, il s’agit bien pour lui d’une rencontre avec la personnalité du Christ qui le sauve au plus intime de sa souffrance. En s’approchant du Sauveur, il découvre la charité. L’amour que le Christ enseigne « est le secret primordial du monde, le secret perdu qu’ont cherché les sages (…). C’est seulement par l’amour qu’on peut approcher du cœur du lépreux et des pieds du Seigneur » (ibid. p. 315).

En lien avec cette charité, Wilde fait l’expérience de la miséricorde du Christ. Pour Jésus, « il n’était pas de lois : il n’existait que des exceptions » (ibid. p. 323) qui ne sont autres que les personnes qu’il rencontre et qu’il sauve. Les lois sont bonnes pour ceux que Wilde appelle les philistins, qui jugent et condamnent. Jésus, lui, regarde jusqu’au plus intime des cœurs. Il connaît le désir de l’homme, c’est pourquoi il n’existe pour lui « que des exceptions ». « Sa morale est toute de sympathie, exactement ce que doit être la morale » (idem). Et Wilde de prendre en exemple le passage évangélique de la femme adultère. Cette sympathie du Sauveur est une invite au repentir. « Mais pourquoi ? Pour cette simple raison qu’autrement il serait incapable de se rendre compte de ce qu’il a fait. Le moment du repentir est le moment de l’initiation (…). Le Christ prouve que le pécheur le plus ordinaire pourrait le faire, que c’est la seule chose qu’il puisse faire » (ibid. p. 325-326). Wilde va plus loin en sous-entendant que le Christ aurait dit au fils prodigue que ses débauches avec les prostituées sont les beaux et saints épisodes de sa vie. Le Christ ne regarde que le désir d’amour même s’il est parfois mal orienté et il pardonne. Comment ne pas reconnaître ici la confession à peine voilée de Wilde ? N’est-il pas ce nouveau fils prodigue condamné par tous mais pardonné par le Christ ? N’est-il pas une figure de cette courtisane, Marie-Madeleine, qui a été pardonnée car elle avait beaucoup aimé ?

Dans un élan quasi-mystique Wilde condense son expérience du Christ en quelques lignes : « Tout ce que le Christ nous enseigne par de petits avertissements c’est que chaque instant de notre vie doit être beau, que l’âme doit toujours être prête pour la venue de l’époux, toujours attentive à la voix de l’amant » (ibid. p. 325). 

Peut-on réellement parler d’une conversion dans le cas de Wilde ? Je crois que ce serait le faire mentir lui-même. Dès lors, il appelle son existence une vie nouvelle qui est simplement la continuation, l’évolution de sa vie première. Il ne renie pas son passé : « Rejeter le souvenir de ses propres épreuves, c’est arrêter sa propre évolution ; la renier, c’est mettre un mensonge sur les lèvres de sa propre vie. Ce n’est rien de moins que le reniement de son âme » (ibid. p. 302). 

Une conversion qui n’en est pas une

Il ne croit pas à la conversion morale et théologique, cette « résolution d’être meilleur est un acte empirique et hypocrite » (ibid. p. 328-329), tout juste bonne pour les philistins. Sa vie nouvelle réside simplement en ce qu’il est « devenu plus profond » (ibid. p. 329). C’est-à-dire qu’il a découvert la dimension spirituelle et transcendante de son existence grâce au Christ, le seul vrai Artiste, « le suprême individualiste » (ibid. p. 316), « le poète » (ibid. p. 313). 

Au cœur de la vie de Wilde peut réapparaître alors la cité de Dieu, longtemps rejetée, « semblable à une perle parfaite » (ibid. p. 308). « La vue en est si merveilleuse qu’il semble qu’un enfant puisse l’atteindre en une journée d’été » (idem). Malgré tout, Wilde se sent faible. Il sait que ses penchants ne se résorberont pas miraculeusement.

A sa sortie de prison, il vivra encore trois ans d’un exil douloureux où il doit apprendre à se laisser pénétrer par la grâce, « les effluves du ciel » (ibid. p. 309). Il a bien conscience qu’il peut tomber « maintes fois dans la boue et souvent s’égarer dans la brume » (idem). Finalement peu lui importe, du moment qu’il a son « visage tourné vers la porte qui est appelée la Belle » (idem).

A travers les souffrances de sa vie errante, condamné à mendier de l’argent à ses amis, privé de ses enfants, Wilde va discrètement se rapprocher du catholicisme. Dans la matinée du 29 novembre 1900, le Père Cuthbert Dunne reçoit Oscar Wilde dans la pleine communion de l’Église catholique. D’aucuns auront vu dans ce geste in articulo mortis un pied de nez de l’hédoniste impénitent aux philistins qui l’ont condamné. Comme si Wilde collectionnait sur son lit de mort les chasubles et les calices, symboles du faste catholique, à la manière de Dorian Gray. Peut-être a-t-il simplement réalisé son désir d’adolescent « de rendre visite à Newman, puis de contempler le Saint-Sacrement dans une église nouvelle et de connaître ensuite le calme et la paix de l’âme » (Lettre 8, 3 mars 1877, à William Ward, p. 46).

Bibliographie

  • Daniel Salvatore Schiffer, Oscar Wilde, Folio biographie, Paris, 2009.
  • Oscar Wilde, Œuvres, Bibliothèque de la Pléiade, Paris, 1996.
  • Lettres d’Oscar Wilde, Gallimard, Paris, 1994.
  • The Complete Letters of Oscar Wilde, 4th Estate, London, 2020.



Une discussion honnête à propos de la GPA

Le débat sur la gestation pour autrui a récemment redoublé d’intensité. L’occasion de revenir sur une question de fond : la guerre du progressisme contre les femmes.




Des cartes et des hommes

Lorsque Dieu donna les cartes à jouer aux hommes, Il leur donna en même temps le remède contre l’ennui. Mais les jeux ont eu un début, et ils auront une fin. Un jour, il n’y aura plus de joyeux joueurs de jass et de belote, et tarotage et sirotage ne seront plus les mamelles de la Francophonie. Et ce jour sera l’un des plus tragiques. À moins que le goût de la convivialité et la fidélité aux racines ne sauvent les cartes, si fragiles et si importantes.

Certes, le poker et le bridge se sont imposés dans le monde entier avec la culture anglo-saxonne, au point que l’on a oublié que le bridge, malgré son nom, n’a rien d’anglais et qu’il est apparu vers 1870 dans les milieux cosmopolites, mais francophones, des grands ports de l’Empire ottoman. Il n’empêche que les Allemands continuent de jouer au skat, les Italiens à la scopa, les Russes au dourak, et les Basques au mus. Fait majeur de civilisation, au point que la méthode Assimil d’initiation à la langue basque unifiée contenait une leçon consacrée au mus.

La plupart des choses que nous croyons immémoriales sont en fait récentes. Bien des danses folkloriques sont en fait d’anciennes danses de cour, abandonnées à la ville, et maintenues dans les villages. Les Français ne jouent à la belote que depuis la guerre de 1914, et pourtant elle passe pour aussi traditionnelle que la dentelle du Puy. 

Nos ancêtres, avant la Révolution industrielle, jouaient beaucoup. Puis on a sacrifié deux générations à l’esclavage de la machine pour que leurs descendants puissent entrer dans la civilisation des loisirs. Loisirs dans lequel le jeu de cartes n’a jamais retrouvé la place prépondérante qui fut la sienne sous l’Ancien Régime.

Gustave Caillebotte, La Partie de bésigue (1881), Louvre Abu Dhabi.

Et pourtant… Huysmans, dans Marthe, décrit très précisément le déroulement d’une partie de bésigue. Ce jeu que Caillebote a représenté dans un tableau célèbre. Dans l’édition de la Pléiade, note 4, page 1489, le bésigue est défini comme un « jeu de cartes traditionnel français, très populaire au XIXe siècle ». Certes, ce jeu a perdu de sa superbe, au point que l’on ne sait plus qu’un briscard, c’est à l’origine un joueur qui a levé beaucoup d’as et de dix au bésigue. Mais ma dernière partie de bésigue remonte au 9 septembre 2023, ce qui prolongerait de beaucoup le XIXe siècle. Et l’on trouve des applications pour jouer au bésigue contre un ordinateur. Il ne faut pas trop vite enterrer les jeux.

Il y a des traditions locales qui, tel le village d’Astérix, résistent à la déferlante du poker et du bridge. Je doute qu’il y ait encore des joueurs de piquet, pourtant distraction principale de la Gigi de Colette dans le Paris de 1900. Mais la crapette évoquée par Paul Morand dans La clef du souterrain se porte toujours bien. Il paraît qu’on trouve encore des pratiquants du whist qui a donné son nom à une des nouvelles des Diaboliques de Barbey d’Aurevilly.  Le jeu de l’hombre survit au Danemark, alors qu’il a disparu ailleurs. Le tarot, qui agonise en Autriche, a reconquis la France au cours du dernier demi-siècle. Il y a des jeux qui ne se pratiquent plus guère que dans un village – la chouine à Lavardin. Sympathique forme de résistance à tous les impérialismes.

Sans compter qu’une simple navigation sur Internet permet de constater que, dans bien des villages, le concours de belote, de tarot ou de jass est la principale, voire la dernière, forme de lien social.

Elles nous accompagnent depuis tant de générations, ces cartes à jouer, que leur arrivée en Europe, depuis un Orient imprécis, se perd dans les brumes de l’oubli. À peine savons-nous que Charles VI le Fol jouait à la bataille et que les cartes à jouer étaient bien implantées chez nous au début du XVe siècle. Et les chroniques de l’empire des jeux de cartes restent emplies de mystères. 

Là encore, les autorités ecclésiastiques ont manqué le coche, puisqu’en 1452, à Erfurt, le légat papal Jean de Capistran faisait encore brûler les cartes à jouer. Heureusement, cet affront a été réparé par le pasteur bernois Ruedi Heinzer, auteur d’une stimulante théologie du jass.

Leur adoption par les Britanniques et les Américains a popularisé dans le monde entier les enseignes françaises – carreaux, cœurs, piques et trèfles. Mais il y aussi des enseignes allemandes – cœurs, feuilles, glands et grelots – et des enseignes espagnoles et italiennes qui, ailleurs, ne sont utilisées que pour le tarot divinatoire – bâtons, coupes, deniers et épées. Comme souvent, la Suisse est le pays des particularismes et le conservatoire des traditions disparues ailleurs. Il ne s’agit pas seulement des enseignes propres à la Suisse alémanique – écussons, glands, grelots et roses. Plus édifiant est le fait que dans la Surselva, l’Oberland grison, on joue encore au Troccas, variante locale du tarot français pratiquée avec des enseignes espagnoles et des légendes en français. (Une association grisonne vient toutefois de traduire, au bout de trois cents ans, les légendes de ces cartes du français vers le romanche sursilvan.) Il s’agit d’une variante du tarot de Besançon, depuis longtemps oublié en France au profit du tarot de Marseille pour la divination et du tarot Grimaud pour le jeu, mais qui a donné naissance aux cartes suisses 1JJ, variante dans laquelle Jupiter et Junon remplacent le Pape et la Papesse. Ledit tarot suisse 1JJ est encore utilisé pour le Troggu, autre variante encore plus localisée du jeu de tarot, limitée à quelques villages du district de Viège, dans le Haut-Valais. Dans le reste de la Suisse alémanique, le tarot suisse n’est plus utilisé qu’à des fins divinatoires. 

Mais la réalité est encore plus complexe. Milan, Gênes et Turin italiennes jouent avec les enseignes françaises, de même que Berne et Bâle pourtant alémaniques. En sens inverse, la Vendée et la Saintonge, bien françaises, jouent à l’aluette avec des cartes espagnoles. Dire que l’on joue avec les enseignes suisses à l’est de la ligne Brunig-Napf-Reuss, soit environ 100 kilomètres à l’est de la frontière linguistique, sur l’ancienne démarcation entre les Burgondes et les Alamans, est une simplification. Quel accident de l’Histoire explique l’existence d’une enclave thurgovienne qui joue avec les cartes françaises sur les rives du lac de Constance, bien à l’est de Zurich ?

Une libération du hasard

L’histoire des jeux de cartes est celle d’une libération du hasard. Des jeux qui étaient à la mode au XVIIIe siècle, comme le pharaon, nous seraient sans doute insupportables aujourd’hui, encore que le jeu du nain jaune ait survécu à toutes les révolutions et toutes les guerres. Étape par étape, on en est arrivé à des jeux où le hasard ne joue plus de rôle, comme le Differenzler suisse ou la Bâtarde créée en France au début du XXIe siècle. Je ne me lasse jamais de cet avis du ministère autrichien des Finances qui a exclu le Tarock de la liste des jeux de hasard et constaté qu’il était un jeu d’adresse.

Il est dommage que le français, contrairement à l’allemand, n’utilise pas des mots différents pour désigner le tarot divinatoire et le tarot ludique. Depuis plus d’un siècle, ils sont pourtant distincts jusque dans leur apparence physique. Celui qui tient entre ses mains les arcanes majeurs du tarot divinatoire a devant lui un résumé de la civilisation occidentale, puisque l’Hermite n’est autre que Diogène, que c’est Alexandre le Grand qui trône sur le Chariot et que la Papesse perpétue la mémoire de Manfreda de Pirovano. Quant au joueur de tarot, il célèbre encore et toujours, à travers les 21 atouts du jeu, le mode de vie de la Troisième République française avant le déluge de 1914.

Annonce de 1932 dans Paris-Soir. Une certaine civilisation française dont on peut se montrer nostalgique.

Un jeu français de belote contient à la fois l’Antiquité, la matière de Bretagne (Lancelot, le valet de trèfle), la matière de France (Charles, alias Charlemagne, le roi de cœur) et la geste de Jeanne d’Arc (Lahire, le valet de cœur). L’adultère jubilatoire qui donne son nom au bésigue, le mariage du valet de carreau et de la dame de pique, découle en toute logique de ce que Hector et Pallas sont les seules figures d’un jeu français qui se regardent. Le joueur de belote tient ainsi dans ses mains trois mille ans d’histoire.

Une boîte d’initiation au jass publiée en 2019 par AGM AGMüller proclame que « ces jeux favorisent la mémoire, la réflexion stratégique et la flexibilité ». Loin de moi l’idée de le contester. On le sait depuis Joseph de Maistre : « la chose la plus utile aux hommes, c’est le jeu ». Je ne me lasserai jamais des paroles du penseur savoisien :

« Je ne veux pas considérer la chose par le côté moral et sublime ; je ne veux pas examiner quel avantage doit avoir dans les affaires celui qui a passé sa vie à méditer sur la puissance des Rois, des Dames, et des Valets. Sous ce point de vue, j’aurais trop beau jeu. Allons terre-à-terre, et dites-moi, je vous prie, si vous trouvez quelque moyen comparable au jeu pour perfectionner deux qualités éminentes : la mémoire et la présence d’esprit ? »

Une excellente école de volonté

Je m’étonne plutôt que, dans la Suisse du XXIe siècle, il soit nécessaire de rappeler de telles évidences et de faire la propagande des jeux de cartes. Car enfin, ces jeux comme la belote ou le jass, où le valet, à l’atout, devient soudain la carte la plus puissante, n’est-ce pas la lutte de ceux qui veulent sortir de la médiocrité et qui aspirent à un succès éclatant ? N’est-ce pas le résumé de ce que fait l’Occident depuis qu’il est devenu capitaliste ? N’est-ce pas une très excellente école de volonté ?

D’où la liste interminable des hommes d’État qui ont lié leur nom aux cartes. Une quantité de conseillers fédéraux suisses joueurs de jass. Le cardinal Mazarin et le hoc. Talleyrand et le whist. Napoléon et le vingt-et-un. Guy Mollet et la belote. Edgar Faure et le tarot. Winston Churchill et le bésigue qui n’avait de chinois que le nom. Józef Piłsudski et Charles de Gaulle, amateurs de réussites, dont certaines sont attribuées à Napoléon. Giscard d’Estaing et le gin-rami. 

Et le barbu lié à jamais à la famille Mitterrand. Cela ne me surprend guère, s’agissant d’un jeu où il faut chasser le roi de cœur, prénommé Charles comme un certain général dont François Mitterrand était le principal adversaire politique. D’où le délicieux petit roman policier de Roger Gouze, beau-frère du leader socialiste, La partie de Bambu, plus tard adapté à la télévision sous le titre L’énigme blanche.

Le jeu de barbu des Mitterrand, cela semble bien dépassé. Pourtant, quelque part en Suisse, deux petites filles jumelles qui n’ont pas six ans jouent chaque semaine au Roi des Nains, la version simplifiée et médiévale-fantastique du barbu mise au point par Bruno Faidutti. 

Alors je me dis qu’avec un peu d’efforts, de convivialité et de volonté de transmission des parents aux enfants, la veine souterraine du jeu de cartes, qui irrigue l’Europe depuis plus de six siècles, ne tarira pas.

  • Roger Caillois e.a., Jeux et sports, Encyclopédie de la Pléiade, Paris 1967, 1826 pages.
  • Daniel Daynes, Le livre de la belote, Bornemann, Paris 1996, 160 pages.
  • Daniel Daynes, Les 30 meilleurs jeux de cartes, Bornemann, Paris 2001, 128 pages.
  • Thierry Depaulis, Histoire du Bridge, Bornemann, Paris 1997, 176 pages.
  • Ruedi Heinzer, Sonntagsjass, Theologischer Verlag Zürich, Zurich 2019, 120 pages. 
  • Joseph de Maistre, « Six paradoxes à Madame la Marquise de Nav… », in Joseph de Maistre, Œuvres, édition établie par Pierre Glaudes, Bouquins, Robert Laffont, Paris 2007, pp. 103-174.



Droit d’aînesse

Enseignant à la retraite et militant de la décroissance, Jean-Daniel Rousseil n’a vraiment pas apprécié la condamnation de la Suisse pour “inaction climatique”. Il explique pourquoi dans cette tribune haute en couleur.

Disons-le d’emblée, j’éprouve une sympathie spontanée pour Raphaël Mahaim ! Je l’ai croisé l’autre jour en balade familiale, élégamment accompagné de son épouse et de leurs filles. Il m’a salué spontanément sans me connaître comme le font les randonneurs qui savent qu’ils empruntent et partagent la beauté du monde qui les entoure. Un salut simple et souriant qui est sans prix, à mes yeux, car il renonce à toute préséance. Un salut civil et citoyen qui m’a touché, je l’ai écrit à son auteur. Par conséquent, qu’on ne me reproche pas de jeter l’avocat et le Conseiller national dans la bassine d’un conventionnalisme passéiste, d’une apologie des plaisirs simples, pas plus d’ailleurs que dans le flux limpide et musculeux de ce petit Nozon que nous longions sous les cerisiers en fleurs.

Je retrouve Me Mahaim au TJ le surlendemain, entouré de dames qui pourraient toutes ensemble être sa mère ; le récit de la RTS relate le combat de ces “aînées pour le climat” qui ont obtenu la condamnation de la Suisse pour inaction climatique auprès de la Cour Européenne des droits de l’Homme. Comme cette information me déplaît, je m’interroge. Après tout, ces dames patronnesses 2.0 ne sont-elles pas mes semblables, mes sœurs ? D’abord, ce sont mes contemporaines ou à peu près, je les imagine heureuses, comme moi, de faire sauter sur leurs genoux de joyeux petits- enfants, et soucieuses de leur préparer le meilleur avenir possible – ou le moins pire – du moins de pouvoir les regarder dans les yeux avec la conviction de s’être battues pour eux. Ensuite, je dois bien avouer que je ne tiens pas la Suisse pour un modèle de vertu, que l’affaire des fonds en déshérence m’avait écœuré, que les crashes de Swissair, de la BCV, du Crédit Suisse m’ont passablement échauffé. Et que je me réjouis de penser que la démocratie ne vaut pas tant par le suffrage universel que par l’égalité de droit. Alors pourquoi cet agacement ?

Je pourrais m’en tenir à l’idée que, pour ces activistes (les mandantes et leur conseil) assez ouvertement pro-européens, cette victoire est un fameux autogoal. Comment n’avoir pas prévu que tous les partis conservateurs s’en offusqueraient et durciraient leur position dans la négociation du laborieux accord que la Suisse prépare avec l’UE (1) ? Comment n’avoir pas imaginé que tendre aux juges européens le bâton pour battre le Parlement helvétique serait la pire erreur politique possible ? Ce genre de bourde m’indispose, me hérisse, m’encolère brutalement. Même si je ne partage pas les vues de ceux qui la commettent. Je songe surtout au temps et aux moyens sinon gaspillés, du moins utilisés en vain et à contre-sens. Les aînées dansent de joie et s’embrassent ? Je piaffe et maugrée. Me Mahaim a brillamment plaidé ? Je ratiocine sombrement.

Miriam Künzli / Greenpeace

Mais il me semble que mon irritation s’enracine ailleurs. Je reconnais qu’un calendrier imprévisible a fait tomber cette décision au mauvais moment. Or un homme de loi me souffle qu’elle a été rendue particulièrement vite, que ce type de dossier peut prendre des années pour être instruit et jugé. Me Mahaim n’a-t-il pas eu la tâche trop facile ?

L’Europe ne lui a-t-elle pas ouvert les bras avec un enthousiasme suspect ? Ne se gère-t-elle pas grâce à son action ? N’a-t-on pas accusé la Suisse pour créer un précédent à l’usage d’une réforme européenne du droit vital à l’environnement ? Que la Suisse devienne le modèle de l’Europe sans en faire partie, c’est assez fort de tabac ! Que la Suisse s’aliène, en fâchant ses parlementaires prêts à faire quelques concessions, la possibilité de négocier plus finement un accord auquel elle ne coupera pas, c’est hallucinant ! La Suisse, bonne élève et idiot utile de l’Europe, recevra-t-elle en compensation de cette brimade un dégel des relations académiques, une reconnaissance de ses prétentions en matière de protection salariale ? Rien n’est moins sûr. En fait, malgré leur regrettable victoire, ce ne sont ni ces dames, ni Me Mahaim qui m’agacent, mais l’idée que la Suisse a égaré dans l’affaire des moyens de défendre certains de ses acquis indispensables, vitaux, longuement élaborés. Oui, ça me suffoque.

Un chef d’accusation injuste et infâmant

Pourtant, il y a plus. Le chef d’accusation est surtout injuste et infâmant. On accuse d’inaction climatique le pays qui a le meilleur bilan carbone du continent. Tout au plus peut-on le comparer à celui du voisin français qui le doit à ses centrales nucléaires (malgré de criantes insuffisances) ou de la frileuse Norvège qui a couvert ses déserts septentrionaux d’éoliennes qui, au gré des vents, ébranlent de leurs coups de boutoir le réseau électrique continental. Donc la Suisse n’a rien à se reprocher ; au contraire, elle a quelques bons conseils à donner, des technologies de pointe à partager et à vendre, un modèle à proposer. Condamner la Suisse pour ce motif, revient à coller un carton jaune au meilleur buteur parce qu’il fait perdre son souffle à l’équipe adverse. Insensé.

Cette infamie frappe la Suisse à la veille d’un scrutin (9 juin 2024) où elle votera sur son approvisionnement énergétique. Un ancien ponte des services fédéraux (2) de l’énergie s’est offusqué de voir le Parlement accepter largement une mesure qui permet d’accélérer les procédures en matière de parcs photovoltaïques et éoliens situés en pleine nature. Autrement dit, supprimer des voies de recours et empêcher les citoyens suisses de protester contre ces infrastructures géantes en brandissant des lois de protection de la nature patiemment et valeureusement acquises. Ce “Mantelerlass” est anticonstitutionnel ? Qu’à cela ne tienne ! Il accorde à la production d’électricité la même valeur que la santé publique ou la préservation de l’environnement ? Peu importe, il faut vivre avec son temps ! Il néglige la nécessité d’utiliser prioritairement toutes les alternatives à ces parcs : panneaux solaires sur les toits, mesures d’isolation, de sobriété ou d’économie ? A d’autres, vive le mix, parbleu ! D’ailleurs ces installations mahousses seront construites dans des lieux retirés “sans valeur paysagère” comme l’avaient savamment affirmé les services de Mme De Quattro lorsqu’elle s’activait au Château vaudois : il s’agissait des crêtes du Jura vaudois où planent des aigles, des milans royaux, où niche le tétras et grisolle l’alouette. Bah, Tik Tok se moque de ces volatiles ! Pire, le réseau et ses utilisateurs ignorent tout bonnement ces animaux et ne se passionne que pour des vidéos de chats domestiques.

Mais la Cour européenne des droits de l’Homme, au nom d’une pensée globale, s’empresse d’ignorer, quant à elle, la réalité complexe et fragile des écosystèmes helvétiques. Pis, elle fait pression sans le savoir pour qu’on y installe des zones industrielles là où l’empreinte humaine s’est bornée à quelques routes, des chalets d’alpages aux toits bas, des clôtures aux piquets tors et vaillants, des sentiers de randonnée ou de ski nordique. En effet, ces crêtes sont vitales pour une population stressée et avide de silence ! Ces crêtes ne survivront pas aux centaines de plateformes, aux tranchées de raccordement, aux routes d’accès nécessaires à la maintenance. Les vrais défenseurs de la nature le savent. Mais que ferait-on sans électricité ? Encore un autogoal de première force, et avec reprise de volée !

Les citoyens épris d’écologie qui approuveront, le 9 juin 2024, le dépouillement indécent de nos droits civiques ignoreront sans doute qu’en facilitant vertueusement ces “centrales renouvelables”, leur suffrage donnera ipso facto un aval aux centrales nucléaires dont on parle de plus en plus haut (3). Du moins ceux qui ont compris que mille hélices et cent “terrains de football” photovoltaïques ne suffiront jamais à satisfaire, en volume et en régularité, la demande croissante et vertigineuse de courant électrique et que l’intermittence des renouvelables exige l’appui d’une source d’énergie vraiment flexible et pilotable. Si l’approvisionnement en électricité acquiert une valeur d’intérêt national, le besoin fera loi et toute forme de production énergétique sera facilitée. Le troisième autogoal est programmé. Les promoteurs électriques avancent masqués ce qui, les concernant, est de bonne guerre. Que ceux et celles qui défendent l’environnement comme un droit humain fondamental leur apportent un coup de pouce inespéré doit les faire rire aux éclats.

J’ai de la sympathie pour Me Mahaim, politicien des plus efficace et respectable, tout comme pour ses clientes, grands-mamans généreuses et écoresponsables. Je ne conteste pas que la Cour européenne ait accompli sa tâche. Mais je déplore l’aveuglement qui les a fait agir “au coup par coup”, sans vision globale, sans souci intelligent de l’écosystème. Et sans analyse sérieuse ni du fiasco des énergies vertes en Europe, ni de l’excellence de la Suisse en matière de production. Une étude toute simple et sans faille (4) démontre que la source énergétique décarbonée qui allie la meilleure productivité et le plus faible impact environnemental est l’hydroélectricité au fil de l’eau. Faut-il faire tourner des roues à aube dans le vif et luisant canal du Nozon ? Évidemment que non ! Mais de nombreuses solutions existent. Et j’estime, pour conclure, que de brillants élus comme M. le Conseiller national Mahaim se doivent de les chercher, de les proposer aux Chambres fédérales tout en refusant radicalement les options contraires à la défense de la nature et surtout les mesures antidémocratiques qui privent de leurs droits beaucoup de dames respectables ainsi que toute leur famille.

RTS du 13 avril 2024 « Le verdict de la CDEH fragilise le futur accord avec l’UE »

2 M. Jean-Marc Bruchez, voir www.letemps.ch/suisse/la-loi-sur-les-energies-renouvelables-menacee-par-un- referendum , article du 10 octobre 2023

3 RTS, 11 avril 2024 « Le retour du nucléaire face au changement climatique échauffe les esprits » 4 https://montsujet.ch/data/documents/240126_Production_Energie_Impact_Paysage.pdf

4 https://montsujet.ch/data/documents/240126_Production_Energie_Impact_Paysage.pdf




Édition 33 – Pour en finir avec le wokisme

Chers amis, chers abonnés,

Elle est partie ce matin à l’imprimerie, mais la voilà déjà en ligne pour vous : notre nouvelle édition, qui déborde de bonnes choses. A tel point que nous avons déjà dû en mettre de côté pour la suivante !

Bonne découverte à tous et, pour nos anciens clients en ligne sur la plateforme partager.io, n’oubliez pas : vos abonnements n’étant plus automatiquement reconduits, il est temps de passer dans notre nouveau système.  

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Vive Charles Martel !

Mon enfance fut bercée par la série de bandes-dessinées Les Timours. Je me souviens plus particulièrement de l’album La francisque et le cimeterre qui commence par ces mots : « Dans un irrésistible élan, les Arabes avaient franchi le détroit de Gibraltar, en dix-huit mois, l’Espagne est soumise. Le temps de souffler, d’organiser leur conquête, et les rapides cavaliers maures franchissent les Pyrénées, Moussa-Ben-Hossaïr prend Narbonne, Carcasonne, pille et incendie les couvents et les églises et repasse en Espagne chargé de butin. Son successeur Al-Haok reprend Narbonne, la fortifie pour en faire la base de ses opérations ultérieures. Les Sarrasins assiègent Toulouse, s’avancent par la côte de la Méditerranée jusqu’au Rhône, qu’ils remontent jusqu’à Lyon. Nîmes perd ses dernières splendeurs, Arles ses derniers trésors. La Provence est dévastée, Abd-El-Hamman s’empare des grandes villes du sud-ouest. Les étendards du Prophète flottent au vent de l’Atlantique. Les burnous blancs escaladent les murailles de Bordeaux, qui flambe haut et clair. (…) Est-ce la fin de la chrétienté tout entière qui s’annonce ? » (Editions Dupuis, 1983, p. 3) La lecture de cette introduction et de la bande-dessinée qui suit renouvelle en moi des sentiments identiques à ceux du jeune lecteur que j’étais : un appel à l’héroïsme et à la grandeur. Nous sommes bien loin de ce temps-là !

Une polémique ridicule

Le 14 avril, à l’occasion de l’entrée du canton du Vaud dans la Confédération, les Jeunes UDC du canton mettent « à l’honneur une personnalité qui s’est démarquée par son engagement en faveur du patriotisme, de la liberté et d’une Suisse souveraine » (site des Jeunes UDC vaudois). Ce prix est placé sous le patronage de Charles Martel. On peut discuter du patronage qui semble faire peu de sens mais là n’est pas la question.

Dans son édition du 4 avril, le quotidien 24 Heures se demande si « les Jeunes UDC vont (-ils) convoquer Charles Martel ? » La réponse est laissée au camarade-historien Dominique Dirlewanger pour qui Charles Martel est « une figure guerrière qui appartient au folklore de l’extrême droite française depuis la fin du XIXe siècle ». Monsieur Dirlewanger poursuit sa condamnation sans appel : « Charles Martel renvoie à la bataille de Poitier (732), où le chef militaire franc a battu les Sarrasins. Et c’est ce qui aurait mis fin à l’invasion arabo-musulmane en Europe. Cette figure permet surtout de rassembler toute la cause nationaliste et chrétienne contre les musulmans. » Je ne conteste pas la science historique de Monsieur Dirlewanger mais peut-être oublie-t-il « qu’interpréter par l’histoire ne signifie pas encore l’histoire elle-même » selon la belle formule de Julien Freund ?

De qui parle-t-on ?

Né aux alentours de l’année 688, Charles Martel est le fils de Pépin de Herstal, maire du palais de l’Austrasie, et d’une concubine, ce qui lui conférait une position à la fois puissante et précaire au sein de la hiérarchie franque.

À la mort de son père en 714, le pouvoir des Francs est assuré par les maires du palais, une fonction initialement administrative qui gagne en autorité au détriment des rois mérovingiens, désormais réduits à un rôle largement symbolique. Toutefois, la position de Charles n’est pas garantie. Il lui faut lutter pour affirmer son autorité.

Rendu célèbre pour sa victoire à la bataille de Poitiers en 732, Charles Martel est aussi un réformateur et un administrateur habile. Il consolide et étend les territoires sous le contrôle franc, réforme l’armée et joue un rôle crucial dans la nomination des dirigeants religieux, ce qui lui permet de renforcer l’influence de la dynastie carolingienne dans les affaires ecclésiastiques. Charles prépare ainsi le terrain à son fils, Pépin le Bref, qui deviendra roi des Francs, mettant fin à la lignée des rois mérovingiens et établissant la dynastie carolingienne, qui atteindra son apogée avec Charlemagne, le petit-fils de Charles. Il meurt en 741 en laissant un royaume stable et puissant.

N’en déplaise au 24 Heures et à son historien attitré, Charles Martel ne peut se réduire à la bataille de Poitiers. Au demeurant, au sujet de ladite bataille, relevons avec Georges Minois « qu’après la bataille de Poitiers il n’y aura plus d’incursions musulmanes d’ampleur en Aquitaine et dans le nord de la Gaule. Charles Martel a sauvé (…) le royaume mérovingien. Il a agi en chef des Francs, et désormais il va concentrer son action sur la lutte contre les Sarrasins en Bourgogne et en Provence. (…) Après 732, il regarde essentiellement vers le monde arabo-musulman, signe d’une prise de conscience du nouveau danger qui menace le monde franc. Là réside l’importance de la bataille de Poitiers » (Charles Martel, Perrin, Paris, 2020, p. 283).

L’archétype, le symbole et le mythe

Charles Martel, connu comme le maire du palais des Francs, émerge de l’histoire médiévale comme une figure emblématique qui transcende les frontières du temps et de l’espace pour devenir un archétype, un symbole et un mythe dans la conscience collective. Le maire du palais incarne l’archétype du héros guerrier dont les actions héroïques marquent l’histoire. Selon Carl Gustav Jung, les archétypes sont des modèles universels présents dans l’inconscient collectif de l’humanité. Charles Martel représente le guerrier courageux et déterminé qui défend son peuple contre ce qui l’oppresse. Dans son ouvrage « Le héros aux mille et un visages », Joseph Campbell souligne le rôle du héros dans les mythes et légendes. Le vainqueur de Poitiers incarne le héros mythique qui triomphe de l’adversité pour sauver sa communauté.

Au-delà de son rôle d’archétype, Charles Martel devient un symbole puissant de la résistance et de la défense face aux menaces extérieurs. Dans son ouvrage The Age of Charles Martel, l’historien Paul Fouracre souligne que le nom de l’aïeul de Charlemagne est synonyme de lutte pour la liberté et la justice. On peut dire sans exagérer que son nom est un cri de ralliement pour ceux qui cherchent à défendre leur patrie contre les forces de l’oppression. Bien plus son histoire symbolise le courage et la détermination pour toutes les générations.

Charles Martel, Grandes Chroniques de France. BL Royal MS Royal 16 G VI f. 118v.

Enfin, Charles Martel devient une figure mythique dont les exploits sont magnifiés au fil du temps. Les récits épiques et les légendes populaires embellissent son histoire, en faisant de lui une figure légendaire dont l’influence perdure. Son histoire continue d’être racontée et célébrée, témoignant son impact durable sur l’histoire et la culture occidentales. 

Les contempteurs de Charles Martel souscrivent-il à la proclamation du Méhémet-Ali, pacha d’Égypte, en 1848 : « Peuple d’Occident, on vous avait étrangement abusé en vous faisant croire que nous étions à la queue ; reconnaissez enfin que nous sommes vos aînés en civilisation ; inclinez-vous devant la sagesse du Coran, et maudissez la mémoire des Charles Martel, des Sobieski qui ont barré le chemin aux armées musulmanes alors qu’elles venaient, il y a plusieurs siècles, vous apporter le régime bienheureux que les apôtres du socialisme vont inaugurer aujourd’hui parmi vous. Dieu seul est grand ! Louis Blanc et Cabet sont ses prophètes tout aussi bien que Mahomet » ? (cité par W. Blanc et Ch. Naudin, Charles Martel et la bataille de Poitiers de l’histoire au mythe identitaire, Libertalia, Paris, 2015-2022)

Finalement, même si on peut discuter le choix des Jeunes UDC, je préfère qu’ils choisissent Charles Martel que Conchita Wurst.

A bon entendeur, salut !




L’observatoire du progrès // Avril 2024

Avec nos excuses

Face au déluge d’articles dithyrambiques consacrés à l’église urbaine « Espace Maurice Zundel », à Lausanne, une réflexion a fait l’effet d’une fausse note : une chronique du Peuple de février analysant le type de théologie proposée en ce lieu créé par la paroisse du Sacré-Cœur. Président de la Fondation Maurice Zundel, l’abbé Marc Donzé vient cependant de donner quelques précisions fort utiles à cath.ch. Si yoga, qi gong et méditation zen seront au programme de la structure œcuménique, le prêtre précise que des cérémonies bouddhistes n’y seront « probablement pas » hébergées. Une fermeté qui vient balayer nos derniers doutes et valait bien un très catholique mea-culpa.

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Si jeunes et déjà si conformistes

Expositions, conférences, festivals, visites, projets originaux… Le gymnase d’Yverdon met le paquet pour célébrer – pardon « commémorer » – ses 50 ans. Dans ce cadre hautement festif et citoyen, le journal La Région a donné la parole le 18 avril dernier à plusieurs élèves pour nous mettre en garde contre le danger du « racisme systémique ». Eh oui, ne vous y méprenez pas, malgré des efforts louables pour l’éradiquer, le mal sévit entre les murs de l’institution comme partout ailleurs. Il s’agit du reste d’une « question capitale » selon un encadré de l’article, qui nous invitait à participer à une soirée de discussion sur le thème, au Musée d’Yverdon et région. Passé colonial de la Suisse, persistance des imaginaires racistes, éloges de la multiculturalité étaient au menu des échanges. Qui aurait imaginé qu’un jour l’éducation serait célébrée par une dose aussi massive de rééducation ?

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L’inclusivité à l’ombre des caravanes

Yverdon-les-Bains, toujours, où la lutte contre les préjugés prend décidément une tournure héroïque. Ces dernières semaines, la Ville a en effet connu quelques « incivilités » et « débordements » lors de l’installation d’une communauté de « gens du voyage » près du parc scientifique et technologique d’Y-PARC. Or, dans un communiqué, la commune ne nie pas avoir connu des difficultés à les convaincre de partir, mais que l’on ne s’y trompe pas : même là, le progrès… a progressé ! Ledit communiqué nous apprend en effet que ces discussions ont eu lieu avec les « représentant·es» des familles concernées ! Pour qui a déjà visité un camp de « gens du voyage » adeptes des « débordements » et « incivilités », la présence de dames parmi les interlocuteurs des autorités a de quoi nous prouver que le patriarcat vacille même là où on s’y attendrait le moins. 

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Téléphone brun

Ancienne militante identitaire française, la délicieuse Thaïs d’Escufon s’est reconvertie depuis plusieurs mois dans les conseils de drague pour jeunes droitardés. Sur son site, une proposition a de quoi nous mettre des étoiles plein les yeux : « Pendant 30 minutes, dites tout ce que vous avez à me dire. Et ensemble, on pourra trouver une solution à votre problème ! » Tarif : 300 euros. Morale de l’histoire : la délinquance étrangère est peut-être méprisable, mais que penser du procédé consistant à arnaquer les pauvres bougres de son propre peuple ?

Petite analyse de l’œuvre écrite de la dame.

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Notre expertise

Pénible séance de catéchisme cordicole dans l’émission On en parle de La Première, le 11 avril. Au programme, communication non violente, qui s’écrit visiblement « Communication NonViolente » pour faire plus moderne. C’est vrai qu’on n’en parle pas assez de l’importance des ressentis, de l’empowerment dans le monde de l’entreprise ou de l’éducation bienveillante. Merci au service public de combler ce manque.

Peut-être existe-t-il aussi des experts en communication violente. C’est sans doute un boulot qui nous plairait.

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La Croix-Bleue se fait Verte

« L’alcool dans les repas des crèches et parascolaires (sic) neuchâtelois, c’est fini ! » Tel un cri de triomphe dans les ténèbres de la tradition culinaire, voici comment ArcInfo.ch a annoncé la fin d’une déplorable exception à La Chaux-de-Fonds, le 19 avril. Heureusement dénoncée au Grand Conseil par une députée Verte du nom de Barbara Blanc, une structure parascolaire venait de « revoir sa pratique », nous dit-on, dans la Mecque de l’urbanisme horloger. Joie ! Félicité ! Nouveau triomphe de la vertu ! C’en est fini des coqs au vin, du jambon au madère et des résidus de pinard pour tous les gamins du Canton. 

Viendra le jour où il n’y aura plus que les grandes épurations éthiques – concept de Philippe Muray – pour nous saouler. 

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Querelle de chiffonniers

« Des chiffons vaudois pour ripoliner Lausanne ». Tel est le titre d’un communiqué envoyé par le service de communication de la Capitale olympique, le 10 avril dernier. Enchantés, subjugués, nous y apprenions que la Ville s’approvisionnait désormais en chiffons recyclés auprès de Textura, entité de Démarche, à Beaulieu. Une belle preuve, selon le texte, d’un engagement « pour une politique d’achats durable […] privilégiant l’économie circulaire et les circuits courts ». Le jour de la diffusion de ces lignes, une violente altercation « liée au milieu des stupéfiants » éclatait à la Riponne, suivie de l’arrestation d’un homme armé d’un couteau.

La bonne nouvelle étant que l’on a certainement pu nettoyer l’arme de façon écologique.