Une presse agonisante prédit la mort de Twitter

«Ils vont nous quitter en 2023… Il est mort Twitter.» Voilà le français aussi puéril que grotesque dans lequel, peu avant la fin de l’année dernière, 20minutes.fr a jugé bon de s’attaquer à la gestion du réseau social par l’un des hommes les plus riches du monde, Elon Musk. L’autrice du papier? Une inconnue du nom de Manon Aublanc, née en 1993 dans la région parisienne et titulaire d’une licence en lettres, d’après sa bio. Un profil tout à fait honorable, certainement, mais qui explique difficilement d’où la journaliste, amatrice en particulier de faits divers d’après sa bio, tire son expertise pour annoncer les cataclysmes et la «descentes aux enfers» (sic) à venir pour une société dirigée par un génie de l’entrepreneuriat.

De fait, tirer à boulets rouges sur le président-directeur général de Tesla, SpaceX et Twitter semble faire office de nouvelle discipline olympique depuis quelques mois dans l’ensemble des médias. Mais pourquoi tant d’audace dans le catastrophisme, jusqu’à friser le ridicule? Julien Intartaglia, doyen de l’ICME (Institut de la communication et du marketing expérientiel) et professeur ordinaire HES à la HEG Arc Neuchâtel, a son idée: «Il y a une chose qui fait qu’Elon Musk est aujourd’hui mal perçu de la plupart des médias classiques: c’est qu’il possède un pouvoir énorme. C’est un électron libre qui ne rend de comptes à personne. Or cela pose un problème, car il ne fonctionne pas du tout à la manière de Mark Zuckerberg, le très malléable patron de Facebook. Chez ce dernier, des personnes qui s’expriment à l’envers de la doxa dominante, sur le Covid ou le climat par exemple, verront la plupart du temps leurs propos supprimés, du moins temporairement. Or, face à cela Musk fait irruption sur son destrier blanc et désarçonne tout le monde avec sa défense de la liberté d’expression.»

Si seulement Musk était adepte de la censure…

Co-fondateur du média d’inspiration libérale Liber-Thé, Nicolas Jutzet abonde en ce sens: «En rachetant Twitter et en remettant en cause certaines de ses pratiques, Elon Musk a fait évoluer un statu quo. Il faut comprendre cette fronde avant tout comme la réponse d’une partie des utilisateurs de la plateforme et des commentateurs de la vie politique, auxquels les anciennes règles de Twitter, et notamment la censure de certains comptes et propos, profitaient. Leur façon de voir le monde bénéficiait d’une audience plus large que les autres. C’est donc en première ligne une banale lutte de pouvoir, en somme. En l’occurrence celui de s’assurer que sa façon de voir le monde s’impose sur celles des autres.» Reste que le milliardaire semble aussi parfois donner le bâton pour se faire battre, aux yeux de cet observateur avisé des enjeux médiatiques: «Il faut également reconnaître que le comportement chaotique de Musk déplait au-delà de ce cercle qui s’oppose à lui pour des raisons idéologiques. L’utilisateur lambda qui préfère les propos équilibrés aux excès, aura sans doute de la peine à s’identifier au fantasque Elon Musk et ses tweets borderlines.»

Impossible de passer sous silence le léger sentiment d’absurde quand des médias classiques tentent de faire croire que Twitter est plus en souffrance que leur propre branche: «La ʻnécrologie anticipéeʼ de Twitter par 20 minutes me fait un peu rire en tant que spécialiste des médias», admet Julien Intartaglia. «Quand on analyse les recettes publicitaires en Suisse, on voit qu’il y a moins d’une dizaine d’années, il y avait encore 2500 millions d’investissements publicitaires pour la presse écrite, contre à peine 900 aujourd’hui. On observe donc une déperdition forte et une incapacité à capter les nouvelles générations qui ne consomment absolument plus les informations par ce biais. Dans ce contexte, cet alarmisme au sujet de la manière dont Musk gère sa société est assez ridicule. Bien sûr, tout peut arriver, mais il ne va certainement pas dépenser 44 milliards pour acheter un réseau social, le détruire et mettre tout le monde à la rue.»

Se faire expliquer la vie par des zombies

«En 20 ans, Musk a révolutionné le secteur automobile (Tesla) et relancé le secteur spatial aux USA avec SpaceX», renchérit Nicolas Jutzet. «Dans la même période, le secteur du journalisme a perdu de sa superbe et une partie de sa crédibilité. C’est donc effectivement quelque peu ironique qu’une corporation qui peine à trouver son modèle d’affaires et à se renouveler se mette en tête d’expliquer la vie à l’homme qui, par son travail et ses choix, est devenu numéro un au classement des fortunes mondiales et qui est à la tête d’entreprises modernes. C’est sans doute symptomatique du fossé qui sépare une partie grandissante de la population des médias, la différence entre leur vision d’eux-mêmes, une certaine volonté de donner des leçons, et leur bilan réel.» Et l’ancien vice-président des Jeunes Libéraux-Radicaux Suisse d’enfoncer le clou: «Avant l’arrivée de Musk, Twitter était un réseau social sans modèle d’affaires viable, qui stagnait depuis des années et qui s’était empêtré dans des luttes politiques pour savoir ce qui relevait ou non de la fake news et qui avait droit à la parole. En réalité, Musk semble être la dernière chance de Twitter, pas le contraire!»

Tout compte fait, ce sont peut-être de simples mécanismes de défense psychologique qui permettent d’expliquer l’alarmisme unanime des médias classiques, quand bien même le nombre d’utilisateurs de Twitter semble exploser depuis la naissance des polémiques sur la gestion à la Musk: «En période d’incertitudes, ou lorsqu’il y a de gros bouleversements, les personnes ont besoin de borner l’incertitude, c’est une théorie que l’on appelle le ʻbesoin de clôture cognitiveʼ», conclut Julien Intartaglia. «Or un média comme Twitter, qui se développe en dehors de tout cadre, sans que l’on sache où il sera mené, fait forcément peur aux gouvernements et aux médias traditionnels, ces derniers répondant plus facilement aux injonctions étatiques. Par analogie, on peut dire que c’est cette même crainte d’être dépassés par des électrons libres qui conduit les médias classiques à malmener les personnalités essentiellement actives sur le Web, ou à n’en présenter que les moins intéressantes.»