Saint-Satur, petit village, grand renom

Par Claude Laporte - Publié le 18 septembre 2025

Photo de l'auteur.

“All political lives end in failure” (Enoch Powell). Certains prennent un raccourci et échouent avant d’avoir commencé. Depuis les poubelles de l’Histoire où j’ai établi mon séjour, je vais vous entretenir d’un village dont vous n’avez jamais entendu parler, et pourtant : Saint-Satur.

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Longtemps, après tant de guerres et d’exils, il n’avait pas su d’où venait son nom de famille. Son père ne le savait pas, et pas non plus le père de son père. Toute la généalogie était connue en ligne maternelle, et aussi pour la mère du père, et même pour la mère du grand-père paternelle. Mais de son ascendance directe, de la lignée qui lui avait donné son nom, il ne savait rien. Comme pour beaucoup de choses, tout s’était brouillé pendant la Première Guerre mondiale. Le dernier ancêtre connu en ligne paternelle s’appelait Narcisse ; comme tant d’autres, il n’avait pas survécu à la Grande Guerre. Il avait laissé deux fils en trop bas âge pour pouvoir leur expliquer quoi que ce soit. Les brumes de l’oubli avaient recouvert son plus ancien passé.

Et puis, un jour, vers 2017, le ministère français en charge des armées avait mis en ligne, sur le site Mémoire des Hommes, les livrets militaires de tous les morts de 14-18. Je ne comprends pas pourquoi les Polonais ou les Roumains regardent la France avec un tel mépris : numériser des centaines de milliers de livrets militaires, il fallait le faire. Avant de donner des leçons à la France, faites aussi bien.

Il avait tenté le coup. Il avait tapé le prénom de Narcisse et son nom de famille. Grâce à Dieu, son arrière-grand-père portait un prénom aussi rare que leur nom de famille était banal. Il n’y avait qu’un seul Narcisse sous ce nom. Il était né en 1883 à Saint-Satur, département du Cher, et mort en 1916, « non mort pour la France » (alors pourquoi était-il dans cette base de données ?), d’une polynévrite. Son lointain descendant supposa que le mot « polynévrite » était un euphémisme pour désigner la mort par les gaz que les Allemands avaient mis au point pour décimer les troupes françaises, de même qu’on avait, paraît-il, antidaté au 10 novembre tous les décès des malheureux qui avaient trouvé une mort absurde le 11 novembre 1918. Le jour de la victoire, le jour de la liberté, le jour de l’unité, quelques heures avant la fin des massacres, à la onzième heure du onzième jour du onzième mois, le jour consacré à saint Martin de Tours, principal protecteur céleste de la France. Sanglantes moissons.

Donc, Saint-Satur, dont il n’avait jamais entendu parler – preuve, on le verra, d’une culture lacunaire – était le village natal de son arrière-grand-père, mais était-ce pour autant le berceau de sa lignée ? Après tout, Narcisse pouvait être né là-bas par hasard. Il fallait enquêter sur place.

Huit ans plus tard, le jeune homme, qui n’était plus du tout jeune, réserva quatre nuits d’hôtel à Sancerre. Saint-Satur, c’est sur le canal latéral à la Loire ; Sancerre sur une colline proche. Un lundi après-midi de juillet, il débarqua à la mairie et demanda à consulter l’acte de naissance de son arrière-grand-père. Catastrophe : tous les actes d’état civil antérieurs à 1902 avaient été transférés aux archives départementales du Cher, à Bourges. Devant la déception de leur visiteur, les secrétaires de mairie le rassurèrent : il était très probable que ces documents eussent été numérisés. Le voyageur appela Bourges ; on lui confirma que tout était en ligne à partir de 1813. 

En fait, son interlocutrice s’était trompée, mais dans le bon sens : tout était en ligne à partir de 1601. Et il sut plus tard, par un cousin retrouvé, que de toutes façons, les plus anciennes archives du village avaient brûlé lors du grand incendie de Bourges en 1487. Alors, le généalogiste amateur passa sa nuit devant son ordinateur portable, et remonta, de génération en génération. Le Sancerrois avait été protestant au XVIsiècle ; mais cela ne ressortait pas des documents qu’il découvrit grâce à la magie d’Internet et au travail des archives du Cher. Avant 1791, il n’y avait pas d’état civil laïcisé, mais seulement des registres de baptême. Il ne réussit pas à remonter au-delà de 1780, car il n’avait pas de formation de paléographe qui lui eût permis de déchiffrer les pattes de mouche des curés de l’ancienne France. Mais tout laissait supposer que ses ancêtres étaient déjà là en 1750. Génération après génération, c’était toujours les mêmes mentions : naissance à Saint-Satur ; père vigneron. Il avait trouvé ce pour quoi il était venu. L’origine de l’origine. Il avait trouvé son village. Il savait désormais d’où il était. 

Tous vignerons à Saint-Satur. Narcisse était probablement parti à cause du phylloxéra. La prolétarisation inexorable, encore accentuée par les guerres. Mais le visiteur devait découvrir qu’il y avait encore des cousins qui maintenaient la tradition du travail de la vigne, sous le même nom de famille, à Saint-Satur.

En refermant l’ordinateur, il éprouva une gratitude immense envers le ministère français des Armées, les archives départementales du Cher et le site des généalogistes amateurs du Berry. Grâce à eux, il était pratiquement devenu l’égal d’Ibn Khaldûn ; il pouvait réciter sa généalogie sur les sept générations antérieures. Ou, comme il avait une certaine familiarité avec la Bible, il pouvait, tout respect dû au Sauveur, réciter sa généalogie comme celle du Christ dans l’Évangile selon Matthieu (Mt 1.1-16) :

François engendra Louis qui engendra Mathieu qui engendra Augustin qui engendra Narcisse qui engendra Georges… et il y avait eu encore trois générations après celle-ci. Car l’arrière-petit-fils de Narcisse était devenu père à son tour. Les guerres n’avaient pas tout emporté. La lignée avait survécu au phylloxéra, aux moissons de fer et aux exils, pendant encore un siècle.

Il savait maintenant qu’il était de Saint-Satur, qu’il était un vrai Berrichon – donc un lointain descendant des Bituriges, les « rois du monde », ce qui n’est pas une piteuse ascendance. Cela pouvait expliquer pourquoi il avait toujours eu une telle attirance pour ces régions que l’incurie de la Ve République a conduites au dépeuplement. Et Saint-Satur, en soi, ce n’était pas déplaisant, comme village d’origine. Pas seulement à cause du bon vin de l’appellation Sancerre. Mais aussi parce qu’il aimait la littérature, et que de ce point de vue-là, il était servi.

Saint-Satur, arrondissement de Bourges, département du Cher, région Centre-Val-de-Loire ; 1’410 Gordoniens. Abbaye qui reçut en 846 les reliques de saint Satur, martyr en Afrique. D’après Wikipédia, il s’agirait d’un Satur, martyrisé avec Perpétue et Félicité. Mais, dans Tous les saints de l’Orthodoxie, publié à Vevey en 2008, on trouve comme compagnon de martyre de Perpétue et Félicité un saint Saturnin (p. 141) ; on trouve en revanche pas moins de huit Sature ou Saturus ou Satur, dont cinq martyrs d’Afrique des IIIet IVe siècles.  Il faudra creuser.

Pour en arriver à l’autre chose qui compte, à savoir la littérature. Georges Simenon a séjourné à Saint-Satur et y a écrit son roman Monsieur Gallet, décédé. Honoré de Balzac parle du village dans La Muse du département, dont l’action commence à Sancerre et dont l’héroïne, Dinah de La Baudraye, reçoit le surnom de « Sapho de Saint-Satur ». Balzac, ce génie, y compare le paysage de Saint-Satur à celui de Neuchâtel. N’oubliez pas que vous êtes en Berry, à quelques encablures de la Sologne et de l’ancienne enclave écossaise d’Aubigny-sur-Nère ; vous êtes au pays d’Alain-Fournier, de George Sand et de Marguerite Audoux, non loin du pays de Maurice Genevoix et aussi du pays d’Émile Guillaumin.

Mais le plus bel hommage était bien plus ancien :

A Sainct Sathur gist soubz Sancerre. (François Villon, Le Testament Villon, huitain XCI, vers 925 ([page 93 dans l’édition Pléiade des Œuvres complètes].) 

Ça remonte à 1461. Ça s’appelle avoir un passé. Et ça m’en bouche un coin. On ne devrait jamais quitter Saint-Satur.