Quelques livres d’un écrivain nommé François Mitterrand

Au cours de l’été 2022, je prenais un café en contemplant le beau paysage de Crans-Montana, lorsqu’un fou rire irrésistible s’empara de moi à la lecture du pamphlet de Michel Onfray contre François Mitterrand. (La cible est morte depuis un quart de siècle ; j’ignore ce qu’Onfray écrivait du vivant du personnage.) Une telle mauvaise foi confinait au talent.

Onfray exécutait en quelques lignes l’œuvre littéraire de François Mitterrand et exaltait celle du général de Gaulle au motif que celui-ci était publié dans La Pléiade : « Sauf Le Coup d’État permanent, son œuvre est en effet essentiellement constituée de bric et de broc avec des livres d’entretien ou des articles. Il y a loin de ces livres d’occasion à la Pléiade » (Onfray, page 280). 

Certes, mais la prestigieuse collection de la Pléiade n’est qu’une marque d’une entreprise privée qui s’appelle Gallimard. De même que le Prix Nobel reste une récompense décernée par l’Académie suédoise, qui récompense des personnalités selon des obsessions propres à la Suède – pangermanisme jusqu’en 1918, gauchisme depuis 1945.  Rien de tout ceci ne présage du jugement de la postérité. Onfray me pousse aussi à souligner que les œuvres de son idole Charles de Gaulle sont aussi des « livres d’occasion » : sans la deuxième Guerre mondiale, pas de Mémoires de guerre

Au demeurant, Onfray, qui s’enorgueillit de ce que le général de Gaulle soit entré dans la Pléiade, a-t-il lu cette édition ? On y trouve, page 432, la réfutation de sa thèse, lorsque le Général énumère François Mitterrand au nombre des chargés de mission qui faisaient la liaison entre le gouvernement français d’Alger et la France occupée. Le jugement de Charles de Gaulle sur l’action de Mitterrand dans la Résistance m’importe plus que celui de Michel Onfray.

Le travail d’un agent publicitaire qui s’ignore.

Onfray aura réussi à être le meilleur agent publicitaire de feu le leader de l’Union de la gauche, puisque cette attaque en règle m’a donné une envie que je n’avais jamais eue auparavant : lire François Mitterrand dans le texte. J’aime juger sur pièces.

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Mitterrand ne se moquait pas du lecteur.

Tout ce que Mitterrand a publié a fait l’objet d’une édition annotée, en quatre volumes d’Œuvres, aux éditions des Belles-Lettres. Cette maison était naguère connue pour ses éditions bilingues de classiques grecs et latins ; Mitterrand ferait-il désormais partie du cabinet des antiques ?

Je me suis donc procuré le premier volume des Œuvres de François Mitterrand et j’en ai lu les 648 pages. J’ai l’intention de lire les volumes suivants, mais j’estime que je peux déjà, à ce stade, exprimer une opinion sur les « livres d’occasion » moqués par le philosophe christophobe. 

Ce premier tome réunit quatre textes d’une longueur et d’un intérêt variables, mais qui ont tous en commun le souci de la qualité littéraire. Mitterrand ne se moquait pas du lecteur.

Dans le premier texte, Les Prisonniers de guerre devant la politique, un Mitterrand âgé d’à peine 29 ans raconte sa guerre, son expérience de la captivité, son engagement dans la Résistance avec d’autres prisonniers de guerre évadés. On y voit apparaître, page 33, un certain « Roger Pelat (colonel Patrice) », actif dans la Résistance en région parisienne. Il s’agit de l’industriel Roger-Patrice Pelat, impliqué dans le délit d’initiés de l’affaire Péchiney-Triangle en 1988 et dont l’amitié de cinquante ans faillit coûter cher au président Mitterrand. Sans compter que l’inépuisable imagination de Pierre Plantard de Saint-Clair fit du même Pelat un grand maître du mythique Prieuré de Sion – avis aux lecteurs du Da Vinci Code.

Le corps de ce volume est constitué de deux textes, Aux frontières de l’Union française (1953) et Présence française et abandon (1957), qui sont d’un tout autre calibre. Je tiens à le dire en toute sincérité : j’ai rarement rencontré, sous la plume d’un homme d’action, une telle puissance d’analyse jointe à une écriture aussi belle. Quand Mitterrand écrit ces deux livres, il a déjà connu une ascension politique fulgurante et a occupé des fonctions de premier plan, comme le ministère de l’Intérieur ou celui de la Justice. Mais le vrai tournant de la carrière de Mitterrand, c’est le passage au ministère de la France d’Outre-Mer en 1950. 

Catherine Nay a eu raison d’écrire, dans Le Noir et le Rouge, que la IVe République avait donné une carrière à Mitterrand, et que son opposition aux débuts de la Ve République lui avait donné un destin.

Pourtant, je crois tout aussi pertinent d’affirmer que c’est bien son implication dans les affaires coloniales qui a changé la stature de François Mitterrand. Je ne suis pas sûr que l’on retiendra de lui qu’il a présidé pendant quatorze ans au lent déclin de son pays (la chute verticale ne commencerait qu’avec son successeur). Qu’est-ce que cette performance toute quantitative par rapport à son action des années 1950, quand il a préparé l’indépendance de quatorze États et évité à la France autant de guerres coloniales ?

Un spécialiste avisé des affaires coloniales

L’homme qui s’exprime dans ces deux livres est avant tout un spécialiste avisé des affaires coloniales. Il a exercé des responsabilités régaliennes, mais il n’a jamais cessé de réfléchir. Le premier livre est une démonstration implacable de l’inutilité de la guerre d’Indochine, où la France a d’ores et déjà cédé à ses alliés nationalistes du type Bảo Đại ce qu’elle avait refusé à ses adversaires communistes du type Hô Chi Minh, et ne se bat donc plus pour ses propres intérêts, alors que ceux-ci sont en Afrique. Il démontre aussi les contradictions et les absurdités de la politique menée par la France dans son protectorat tunisien. 

Quatre ans plus tard, la France a perdu l’Indochine, la Tunisie et le Maroc. Mitterrand a beau jeu d’opposer ces échecs à la politique dont lui-même s’est fait l’artisan en Afrique noire, en acceptant de négocier avec les nationalistes menés par Félix Houphouët-Boigny. Une politique qui supposait le refus du racisme, la promesse d’un développement économique et social et l’acceptation du beau risque que constituait la victoire du Rassemblement démocratique africain dans des élections libres. Le récit de la fête de l’inauguration du canal de Vridi, pièce maîtresse du port d’Abidjan (pages 431-436), illustre tous ces aspects du grand dessein mitterrandien, puisque cette célébration du progrès technique en Afrique fut aussi l’occasion de témoigner aux élus nationalistes africains le respect qui leur était dû, et qu’on leur avait auparavant refusé.

Mitterrand lors de l’inauguration du canal de Vridi, en 1951.

Si la langue française a encore un avenir, et si cet avenir est en Afrique, c’est à Mitterrand que nous le devons, et au fait que la politique qu’il avait impulsée, malgré l’opposition de sa propre administration, ait été maintenue par les gouvernements d’une Quatrième injustement décriée. C’est moins que le grand État transcontinental franco-africain capable de rivaliser avec les USA et l’URSS dont rêvait le patriote Mitterrand. C’est infiniment mieux que la disparition de notre langue en Asie.

« La droite la plus bête du monde »

On entrevoit le déchirement de Mitterrand, rejeté vers la gauche par son milieu d’origine, la droite française, la « droite la plus bête du monde » (avec la genevoise, peut-être…). Une droite incapable de retenir quand il faut retenir et de lâcher quand il faut lâcher, chaque manifestation de force n’ayant été que le prélude à une nouvelle reculade. Des partisans de la « présence française », roseaux peints en fer-blanc, dont la vaine agitation aura à chaque fois mené à « l’abandon ». 

Mitterrand est aussi sans illusions sur les « alliés » de la France : à part la Grande-Bretagne, qui fut un partenaire loyal en Asie, mais n’hésita pas à semer la sédition en Afrique, il n’y a qu’ambitions impérialistes (les États-Unis) ou hostilité revancharde (l’Allemagne).

Dans son récit de voyage, La Chine au défi (1961), Mitterrand pressent la montée en puissance de la Chine populaire et la voit déployer ses pions en Afrique. Il est partagé entre l’admiration pour la capacité d’organisation du parti communiste chinois et la sidération devant le schématisme de son idéologie. Les pages consacrées à la méthode de l’autocritique et au cinéma de propagande sont des joyaux. Il est drôle de relever qu’à l’époque, on prenait au sérieux le titiste yougoslave Kardelj, critique de ses cousins maoïstes (page 516). Par ailleurs, Mitterrand cite Deng Xiaoping comme un des quatre successeurs potentiels de Mao (page 610) ; c’était bien vu.

S’agissant du style de ces « livres d’occasion », je me contenterai de soumettre au lecteur impartial, parmi des dizaines de passages qui m’ont enchanté, ce paragraphe de Présence française et abandon (pages 376-377) :

« Quand les cent un coups de canon qui devaient célébrer l’indépendance commencèrent d’ébranler le ciel admirable que teintaient de feux consumés les approches de la nuit, j’étais encore sur le sol tunisien. Ils n’avaient pas fini d’égrener leur solennelle et monotone antienne que notre avion piquant vers le nord laissait derrière lui, aux limites de l’horizon, la courbe étincelante de cette terre aimée. Tous nous la regardions en silence s’enfoncer dans les brumes du soir. Mais nous n’avions pas perdu courage. »

Je le confesse sans honte : j’aimerais être capable d’écrire comme François Mitterrand.

  • Charles de Gaulle, Mémoires, La Pléiade, Gallimard, Paris 2008, 1505 pages. J’invite volontiers Michel Onfray à lire au moins la page 432.
  • François Mitterrand, Œuvres, tome I, Les Belles-Lettres, Paris 2016, 648 pages.
  • Catherine Nay, Le Noir et le Rouge, in Le grand théâtre du pouvoir, Bouquins, Paris 2022, pp.267-606.
  • Michel Onfray, Vies parallèles De Gaulle-Mitterrand, J’ai Lu, Paris 2022, 504 pages.