L’oubli du christianisme rend bête 

Notre chroniqueur Paul Sernine poursuit ses pérégrinations ethnologiques au Pays des Merveilles. Il part cette fois à la découverte d’étranges individus qui ont oublié leur passé : les Lotophages, ces imbéciles devenus rois.

Au neuvième chant de l’Odyssée d’Homère, Ulysse découvre l’île des Lotophages. Cette peuplade se nourrissait de fleurs de lotus. Ces fleurs avaient le pouvoir de faire oublier le passé à ceux qui en consommaient. Cette aventure, qui relevait jusqu’à aujourd’hui de la mythologie, est devenue réalité. En effet, depuis quelque temps, je constate que bon nombre d’intellectuels, de penseurs, d’acteurs de la vie sociale, d’hommes politiques, de faiseurs d’opinion, de journalistes sont en fait des Lotophages. Ils ne se nourrissent plus de fleurs de lotus, mais des penseurs de la déconstruction et des « studies » de toutes sortes. 

Quel est ce passé qu’ils oublient ? Quelles sont ses racines mises au rancart ? 

Il s’agit bien évidement des fondements chrétiens de notre culture. Or, sans culture religieuse, il n’y a plus de culture du tout, puisque cette dernière est « une option sur l’absolu » comme l’écrivait si justement Maurice Clavel. Il ne reste plus que le règne de la technique, le profit et le marché. Cela a été admirablement décrit par Romano Guardini dans les « Lettres du Lac de Côme » (1927) : « Abâtardissement partout. Toute hiérarchie se perd. Chacun se croit autorisé à tout. Plus d’assujettissement de l’existence à ce qu’impose la réalité des choses, la grandeur d’une forme issue de l’histoire ou de la vie sociale. Rien n’est plus révéré. Tout flotte comme l’oiseau dans l’air. Rien n’est à l’abri. N’importe qui s’en prend à n’importe quoi. Tous les problèmes philosophiques, tout l’art, tous les événements historiques, tout ce qui relève de la personnalité, jusqu’aux derniers replis du souvenir, correspondances et journaux intimes, tout ce qui a valeur spirituelle, jusqu’aux témoignages touchant les plus profonds mystères, tout est mis sur le marché. »

En oubliant d’où nous venons, nous oublions ce qui a façonné notre mode de penser. Bien plus, nous allons jusqu’à la haine de nous-mêmes. Voulez-vous des exemples ? Qu’à cela ne tienne.

Il y a quelques années, dans la très sérieuse Revue de didactique des sciences des religions publiée en Suisse, un éminent maître d’enseignement et de recherche de l’Université de Lausanne propose d’adopter, dans l’enseignement, « une posture analytique, non subjective » à l’aide de « sources exotiques ». Par exemple, pour parler de la résurrection, il ne faut pas se tourner vers le christianisme mais vers le … zoroastrisme ! Le but de ce décentrement est de « comprendre sa propre culture, ses propres présupposés (ou l’idéologie) à l’œuvre dans notre société ».

Dans biens des endroits, les vacances scolaires ont changé de terminologie. Ne dites plus « vacances de Noël » mais « vacances d’hiver ». « Vacances de printemps » a remplacé « vacances de Pâques ». À quand le retour du calendrier révolutionnaire ?

Cette année, à la Radio Télévision Suisse, on nous souhaite de joyeuses fêtes de Pâques avec une formule toute trouvée : « Nous vous souhaitons un reposant et très beau week-end prolongé en compagnie de vos proches et du soleil printanier ! ».

Sans culture chrétienne, comment peut-on comprendre et aimer Bach, Giotto, Dante et Chateaubriand, qui ont été enfantés en son sein ? Bien plus, comment peut-on comprendre nos institutions, nos lois et nos traditions ?

Alors que faire ?

Tournons-nous vers le haut et retrouvons notre capacité d’émerveillement ! Nous tourner vers le haut c’est notre vocation, c’est le sens du mot « anthropos » (l’homme) selon Isidore de Séville (vers 560-636). Selon cet évêque de Séville, « ana » veut dire « en haut » et « tropos » signifie « tourner ». Nous sommes des êtres debout tournés vers en haut. Isidore de Séville justifie cette étymologie incertaine en citant les vers du poète romain Ovide : « Tandis que les autres animaux sont penchés en avant et regardent la terre, les dieux ont fait cadeau à l’homme d’un visage relevé et lui ont ordonné de considérer les cieux, et d’élever, debout, son regard jusqu’aux étoiles »

Comme Ulysse, laissons les Lotophages à leur oubli et embarquons vers notre Ithaque même si la route est encore longue.

Paul Sernine