« Le Tribunal Fédéral a pris une mauvaise décision sur des arguments faibles »

Jean-René Moret, le Tribunal Fédéral a tranché : les autorités genevoises avaient bien le droit de vous interdire de célébrer des baptêmes dans le lac. Quelle a été votre émotion en découvrant ce jugement ?

Principalement de la surprise et de la déception. Jusque-là le Tribunal Fédéral (TF) avait été assez ferme dans sa défense de la liberté religieuse. Avec ce jugement, le TF accepte un système où l’établissement d’une relation avec l’État n’est pas simplement un plus offert aux Églises qui le souhaitent, mais devient un critère en fonction duquel on restreint la liberté religieuse. Ce système est contradictoire avec les principes de laïcité et de séparation de l’Église et de l’État. Il force en effet les organisations religieuse à se rapprocher de l’État, sous peine de voir leur liberté limitée. Il n’était pas prévu par la loi sur la laïcité votée par le peuple, mais instauré par son règlement d’application. Et il n’y a pas de droit à l’établissement d’une relation, le conseil d’État statue sans voie de recours, ce qui n’est pas approprié pour une condition mise à l’exercice d’un droit fondamental. Tout cela, le TF ne l’a pas assez évalué. Le TF accepte aussi que l’État applique aux organisations religieuses des critères qui ne sont pas demandés aux autres usagers du domaine public, et le TF l’accepte simplement parce que la culture genevoise de la laïcité le justifierait. Or un préjugé tenace n’est pas une justification valable pour une inégalité de traitement. Bref, à mon sens le TF a pris une mauvaise décision sur des arguments faibles, et j’attendais autre chose.

Concrètement, comment allez-vous célébrer les baptêmes, désormais ?

Nous allons respecter la loi qui nous impose de les vivre sur le domaine privé, soit en utilisant une piscine privée, soit en montant dans notre église un baptistère mobile (un bassin d’eau permettant l’immersion d’un baptisé).

N’avez-vous pas la tentation de la désobéissance civile ?

À mon sens, la désobéissance civile ne se justifie pas sur la question d’un baptême au Lac. Nous avons un commandement explicite de baptiser les croyants, mais le baptême n’a pas besoin d’être au Lac pour être valide. La désobéissance civile peut se justifier lorsque la loi entre en opposition avec un impératif religieux ou d’humanité, mais ce n’est pas le cas ici.

Jean-René Moret en est convaincu, « s’il est demandé de tous de s’engager à ne jamais enfreindre une loi par motif de conscience, c’est le lit du totalitarisme». © Niels Ackermann /

Si le Canton peut vous interdire ces baptêmes, c’est parce que vous n’entretenez pas de relations officielles avec lui. Pourquoi s’obstiner à ne pas le « reconnaître » en tant qu’autorité légitime ?

Nous reconnaissons tout à fait le Canton comme une autorité légitime, et nous obéissons à ses lois aussi loin que notre conscience nous le permet. Dans l’absolu, je serais très content que nous entretenions avec lui de bonnes relations, et même que cela soit officialisé. Mais la déclaration d’engagement qu’il faut signer pour demander la mise en relation avec l’État comporte le fait de « reconnaître la primauté de l’ordre juridique suisse sur toute obligation religieuse qui lui serait contraire ». Encore une fois, je reconnais sans peine la légitimité de l’ordre juridique et son caractère contraignant. Mais l’idée de primauté sur les obligations religieuses revient à placer l’État au-dessus de Dieu, à en faire non seulement une autorité légitime mais l’autorité ultime. Cela, à mon sens aucun monothéiste conséquent ne peut l’affirmer. Si une norme de l’État venait à être en conflit direct avec un impératif divin, je devrais obéir à Dieu plutôt qu’aux hommes, quitte à subir les rigueurs de la Loi. Attention, en plaçant la loi de Dieu au-dessus de celle des hommes, je parle de ce qui se passe dans la conscience individuelle, il ne s’agit pas d’établir une théocratie ou de présumer un passe-droit en fonction de nos convictions religieuses. 

Une autre manière de le dire, c’est que cette disposition demande de renier toute éventualité de désobéissance civile motivée religieusement. Un Martin Luther King ne pourrait pas signer cela ! Motivé par sa foi de pasteur baptiste, il a enfreint les lois de son lieu et de son temps pour obtenir qu’elles soient davantage conforme à un idéal supérieur. 

De fait, je pense que chacun, quelles que soient ses convictions, peut penser à des actes qu’il ne ferait pas même si l’État le lui imposait, ou qu’il ferait même si l’État le lui interdisait. S’il est demandé de tous de s’engager à ne jamais enfreindre une loi par motif de conscience, c’est le lit du totalitarisme. Si ce n’est demandé que des religieux, c’est de la discrimination pure et simple.

Cette volonté de séparation d’avec le politique est souvent très présente dans les milieux évangéliques. N’est-elle toutefois pas un peu datée alors que Google ou Facebook ont plus de pouvoir sur nous que nos élus ?  

Le principe de séparation de l’Église et de l’État est toujours pertinent et toujours nécessaire. Une Église adossée au pouvoir politique finit toujours par adapter son message ou sa pratique aux réalités politiques, et par porter le poids des errances du politique. Théologiquement, l’Église est  une communauté de croyants, qui reconnaissent Jésus-Christ comme sauveur et Seigneur, adaptent l’entier de leur vie à son enseignement, et reçoivent l’aide de l’Esprit de Dieu pour vivre une vie nouvelle. Appliquer les mêmes principes à la communauté civile, pluraliste, est irréaliste et absurde. Quant à forcer toute la population à être chrétienne ou à la présumer telle, ce n’est pas ce que Jésus enseigne et cela crée de l’hypocrisie et de l’amertume. Il peut être tentant d’utiliser un pouvoir humain pour faire avancer le Royaume de Dieu, mais cela transforme ce dernier une affaire toute humaine, trop humaine. L’État et l’Église doivent être indépendants, c’est le mieux pour les deux. Cela reste le cas quel que soit le pouvoir des GAFA (Google Apple Facebook Amazon), l’Église ne s’affranchira pas des multinationales en courant dans les jupes de l’État. Mais il y a certes une réflexion à mener sur une résistance intellectuelle et spirituelle au pouvoir des Big Techs.


« Une Église adossée au pouvoir politique finit toujours par adapter son message ou sa pratique aux réalités politiques, et par porter le poids des errances du politique. »

— Jean-René Moret, pasteur


Placer la loi de Dieu au-dessus des hommes est une belle chose quand on fait face au nazisme. Est-ce que cela a vraiment du sens en Suisse ?

Bien sûr on ne s’attend a priori pas à ce que la Suisse prenne une tournure totalitaire, et loin de moi de lui prêter l’intention de commettre des crimes contre l’humanité. En même temps, un principe qui est bon et juste doit être maintenu, même s’il nous gêne et ne nous apporte apparemment rien. Il y a quelque chose de présomptueux à penser que notre pays ou notre ordre juridique seraient tellement bons, tellement peu susceptibles de dérives qu’on pourrait leur donner une primauté qu’on refuserait à un autre pays ou à un autre régime. Du reste, nous traitons en héros les Suisses qui ont fait traverser illégalement la frontière à des Juifs lors de la seconde guerre mondiale. Or ils enfreignaient une loi Suisse, dûment avalisée par les instances démocratiquement élues.

On dira peut-être qu’il est plus légitime de désobéir à la loi Nazie qu’à la loi Suisse parce que la loi Suisse est meilleure. Mais en disant qu’elle est meilleure, on la juge par un autre critère que le seul fait d’être la loi établie du pays. Si la Loi est la référence ultime du simple fait qu’elle est la loi du pays, on ne peut plus se plaindre qu’une loi est injuste et il n’y a plus de différence de valeur entre la loi Suisse, celle du troisième Reich, des USA ou de la Corée du Nord. De plus, le point de référence ne peut pas être une simple question de consensus, sinon le consensus nazi vaut bien le consensus suisse ou celui des droits de l’homme. À mon sens tout cela nécessite une base objective supra-humaine pour évaluer la justice et le droit, base qui se trouve en Dieu et dans sa volonté. Du reste, la constitution suisse reconnaît ce fait avec son invocation «Au nom du Dieu tout Puissant», même si notre pays fait bien des choses auxquelles il vaudrait mieux ne pas mêler le nom de Dieu.

Il y a quelque chose de piquant à ce que refuser de renier ce même fait soit un motif de voir ses droits restreints !

De manière générale, sentez-vous une défiance exagérée vis-à-vis du monde chrétien évangélique dans la société ?

Le monde évangélique a tendance à avoir mauvaise presse. Beaucoup de reportages aiment mettre du piment en faisant ressortir le pire de ce qui peut s’être fait ou dit dans le milieu évangélique. Les évangéliques sont aussi parfois attaqués pour montrer qu’on ne vise pas que les islamistes.

À l’inverse, je crois que ceux qui peuvent connaître les évangéliques dans leur réalité se rendent compte qu’ils sont des partenaires tout à fait valable et une composante utile de la société. Il peut y avoir des dérives comme dans tous milieux, et l’attachement évangélique à la Bible les empêche de suivre tous les courants de pensées à la mode. Mais en tout, chacun gagnerait à connaître concrètement des évangéliques plutôt que de se baser sur des clichés et des reportages choc.

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La résistance sans l’extrémisme

« Je ne croyais pas tes édits assez puissants 
Pour forcer les mortels à fouler aux pieds 
Les lois non écrites et immuables des dieux. 
Elles ne datent ni d’aujourd’hui ni d’hier, 
Elles sont éternelles, nul ne sait quand elles parurent. »

Les amateurs de tragédie antique reconnaîtront ici la révolte d’Antigone face au roi de Thèbes, Créon. Pour rappel, l’héroïne de Sophocle y combat un décret qui impose que le corps de son frère soit livré aux bêtes pour avoir pris les armes contre sa cité. À quelle loi obéir ? Celle d’un homme ou celle des Dieux qui exigent qu’un défunt, quel qu’il soit, ait droit aux honneurs ? A cette question, Antigone répond par la fidélité aux vérités les plus hautes, celles de la foi. Quitte à tout perdre. 

Des rebelles par fidélité, la foi chrétienne en a aussi connus beaucoup à travers les siècles, à commencer par sa figure fondatrice, le Christ. Aujourd’hui, toutefois, bien des chrétiens semblent se satisfaire d’un rôle consistant à bénir n’importe quelle décision du politique, pourvu qu’elle semble aller dans le sens du « progrès ». Heureusement certaines Églises, évangéliques notamment, résistent et ne se soumettent pas d’office à l’État. Non pas qu’elles soient extrémistes, mais parce qu’elles restent fidèles à des Écritures qu’elles n’ont pas dénaturées à grands coups d’exégèse historico-critique. On le leur fait bien payer, autant dans les médias que – et c’est nouveau – dans les tribunaux. 

Merci à ces chrétiens de rappeler que l’État, quel qu’il soit, ne doit jamais devenir l’autorité ultime. 
RP