Et si Berne… devait protéger ses élus?

A l’heure de débuter une chronique politique, qui plus est en année électorale, le nombre de sujets à aborder semble infini ou presque. Au-delà des éternelles analyses des enjeux et des calculs stratégiques, nous serions tentés de poser sur papier mille et une particularités qui font du système politique suisse ce qu’il est. Nous parlerions de cette machinerie subtile centrée sur l’esprit de milice et marquée par la représentativité accrue du Parlement. Nous vanterions la capacité de dialogue de nos élus, la collégialité, les amitiés dépassant les clivages politiques, l’amour du débat constructif et l’esprit bon enfant des rapports entre les représentants du peuple et leur souverain.

Pourtant, au tournant de l’an, l’événement qui a marqué les esprits romands – avant l’apparition des Corona-Leaks, sur lesquels nous reviendrons probablement et en dehors du burlesque feuilleton Son-Forget – est bien l’agression dont a été victime la conseillère nationale Céline Amaudruz. Un fait divers qui révèle une certaine réalité se développant à l’opposé des qualificatifs flatteurs énumérés ci-dessus. Un fait divers qui ne mériterait peut-être pas sa chronique s’il n’était le symptôme d’un mal plus grand et plus dangereux.
Plusieurs éléments ont d’ores et déjà été développés dans la presse au cours des dernières semaines. D’une part, on a disserté sur le mode opératoire: l’incursion d’une dizaine d’individus masqués, hurlant des insultes et jetant des produits nauséabonds sur le public à défaut de parvenir jusqu’au-devant de la salle afin d’achever l’entartage aura fait rire quelques journalistes du Temps et syndicalistes d’extrême gauche tout comme il aura provoqué une désapprobation large de la classe politico-médiatique.

Menace sur les élus

D’autre part, l’atteinte portée à la liberté d’expression a été longuement débattue. Si certains syndicats étudiants (CUAE) ou de la fonction publique (SSP) affirment soutenir ces actions de «condamnation publique» au nom de la liberté d’expression, la grande majorité des analystes plus sérieux aura remarqué que la multiplication des interruptions de débats et conférences menace grandement l’expression libre des opinions, en particulier au sein du milieu académique.

Un aspect relativement laissé de côté devrait pour sa part retenir notre attention. Il s’agit, concrètement, de la menace physique pesant sur les élus et autres acteurs de notre démocratie. C’est une thématique qui avait été fortement relayée à l’époque des mesures visant à endiguer la pandémie, mais qui peine à faire surface dans la couverture de l’affaire genevoise. Pourtant, les raisons ne manquent pas pour prendre au sérieux l’aspect sécuritaire de l’histoire.

Tout d’abord, la vidéo de l’événement permet d’entendre, au milieu des insultes reprises par la presse, un agresseur crier «Amaudruz, on va te fumer». Le narratif invoquant «l’humour» utilisé «symboliquement», réaffirmé au téléjournal par la représentante de la CUAE Aline Chappuis, ne tient pas la route. L’expression signifie littéralement «passer à tabac», «frapper», voire «tuer». Difficile de voir une autre symbolique.

Ensuite, la revendication publiée sur internet, qui annonce un combat de longue haleine car «l’UDC n’est pas la bienvenue à Genève», avant de prévenir: «La prochaine fois, ça ne se passera pas de la même manière. On sera plus nombreuxses, plus organiséexs, plus déterminéexs et plus prêtexs (sic) à en découdre», est d’une violence rare.

Finalement, et loin de nous rassurer, la plateforme utilisée pour cette revendication n’en est pas à son coup d’essai: entre appel à l’incendie criminel, menaces répétées, soutien aux luttes armées et revendications d’actes délictueux, le site renverse.co est régulièrement associé à diverses organisations criminelles au sens du droit pénal. S’il peut encore fédérer les associations d’extrême gauche malgré son interdiction en 2016, c’est parce qu’il a trouvé refuge aux États-Unis… un comble.

Il y a bel et bien lieu de s’inquiéter de la tournure difficile que prennent les choses. Alors qu’il y a une décennie, l’entartage d’une conseillère fédérale socialiste en ville de Genève et le passage à tabac d’un élu UDC à Zurich avaient soulevé l’indignation générale, force est de constater que la sécurité des élus est aujourd’hui plus que jamais remise en question, le problème devenant systématique.
Ce phénomène n’est par ailleurs pas limité aux seuls parlementaires: les témoignages récurrents de simples militants des partis recevant menaces et insultes laissent songeur. Pour couronner le tout, la révélation par le journaliste marqué à gauche Antoine Hürlimann des intimidations violentes dont il a été victime démontre que ce problème n’est pas limité à un seul cercle d’auteurs ou de cibles.

L’année électorale 2023 sera-t-elle celle d’un passage à l’acte dramatique? Il nous faut espérer que non. En revanche, il semble clair que l’autocensure gagnera encore du terrain tant que les élus, journalistes et militants politiques seront les cibles d’une violence toujours plus absolutiste et concrète. Et si Berne devait protéger ses élus? Alors la Suisse aurait perdu l’une des facettes centrales de son système politique unique et bien-aimé.




L’université sous pression

À l’Université de Genève, les activistes semblent faire la loi. Deux actions ont été menées en l’espace de trois semaines par des associations se réclamant de la défense des LGBTQIA+. En avril, des agitateurs ont réussi à faire annuler une conférence de Caroline Eliacheff et Céline Masson autour de leur livre La Fabrique de l’enfant transgenre, jugé transphobe. Plus récemment, un groupuscule (le même?) a saboté la conférence d’Eric Marty (lire ci-contre), hurlant :«Ton livre c’est de la merde, on l’a pas lu.» Motif? Toujours la présupposée transphobie de l’auteur.

Voir des activistes s’offusquer d’un ouvrage dont ils ne connaissent pas le contenu peut faire sourire. C’est le cas chez Ralph Müller, doctorant en langue et littérature françaises modernes à l’UNIGE et créateur de contenus sur Youtube: «Dès le moment où vous affirmez que vous n’avez pas lu un livre, il devient difficile de dire qu’on est offensé. Il faut condamner ces activistes, critiquer leurs méthodes mais aussi essayer de comprendre pourquoi ils en viennent à adopter ce genre de postures.»

Une vision tronquée de la réalité

En plus d’y voir un enfermement idéologique malsain, Ralph Müller redoute que les pressions exercées par les activistes ne donnent une vision biaisée de la population estudiantine aux autorités universitaires: «Le danger est que ces associations tendent à donner l’illusion d’être les thermomètres d’une sensibilité intellectuelle unique chez des étudiants. Les professeurs et le rectorat pourraient y croire et se dire que les revendications sont partagées par une majorité.»

Ces deux affaires font parler d’elles au-delà de la Romandie: le magazine français Causeur a d’ailleurs relayé un article initialement publié par Jonas Follonier dans Le Regard Libre. Notre confrère y rappelle qu’Eric Marty a une pensée s’inscrivant plutôt… à gauche. Contacté, le service presse de l’UNIGE affirme qu’il ne cédera pas aux injonctions des agitateurs: «Les enseignant-es choisissent librement leurs intervenant-es (sic), non pas selon leur caractère plus ou moins consensuel, mais en fonction de leur pertinence dans le cadre d’un cours ou d’une conférence. La confrontation des écoles de pensée fait partie de la démarche académique, l’université doit veiller à éviter les tentations d’autocensure.»

L’Université de Genève reste laconique quant à un éventuel renforcement de son service de sécurité en cas de futures venues d’orateurs jugés «sulfureux»: «L’université accueille plus de 700 événements publics par année et adapte depuis longtemps son dispositif de sécurité aux caractéristiques de chacun d’entre eux. Les sujets politiques ou la venue de personnalités internationales impliquent par exemple une sécurité renforcée.»

Les événements de ces deux derniers mois dans la Cité de Calvin sont observés, aussi bien par les médias que par des jeunes d’autres universités. C’est le cas de Barry Lopez, ancien président des Jeunes PLR vaudois et ancien assistant parlementaire d’Isabelle Moret. Malgré l’image très à gauche de l’institution, l’étudiant en droit estime que la situation à Lausanne est moins problématique qu’à Genève. Il évoque des débats et des discussions qui le font doucement sourire, «mais pas de pression malsaine». Tout au plus déplore-t-il quelques actes isolés. «Certaines affiches se font taguer ou arracher quand les sujets sont clivants. Il est dommage de voir de l’intolérance de la part de personnes qui se revendiquent de l’ouverture», ironise Barry Lopez.

Evaluer le ressenti?

Si les actes commis par des groupes de pression peuvent être jugés inquiétants pour la liberté, l’Université de Fribourg elle-même se rapproche doucement du 1984 d’Orwell en publiant, dans ses locaux, une série d’affiches dont l’une déclare, sur fond rose: «Ici on fait des blagues! Mais déplacées ou osées, c’est du harcèlement». Elle est accompagnée d’un commentaire dont les implications ne sont pas évidentes: «Le ressenti de la personne prime sur l’intention de l’auteur·e de la blague.»

Comment fera l’université pour évaluer un ressenti? Sans surprise, le verdict reviendra à la «victime», explique Marius Widmer, responsable de la communication de l’UNIFR. «Pour savoir ce qui porte atteinte à la dignité ou l’intégrité physique ou psychique d’une personne », il préconise de se fier à «l’avis de la personne concernée», qui est forcément «subjectif». «Le message de l’affiche est de dire que le respect de chacune et chacun est primordial», poursuit-il. «Faire des blagues qui visent à inférioriser une personne ne peut pas être l’objectif de l’humour.»

Si on ne risque pas de beaucoup se taper sur les cuisses, du côté de la Sarine, au moins une satisfaction: pas question d’y annuler préventivement la venue d’un conférencier, quel qu’il soit. «L’université comme lieu d’échange intellectuel et de confrontation d’idées laisse et laissera la place à diverses opinions et avis. Finalement, la recherche a aussi un lien avec la société et dans ce sens, il est opportun qu’elle apporte des éclairages avec un fondement scientifique et argumenté.»




Le prof attaqué à Genève règle ses comptes

Eric Marty, avez-vous déjà vécu une attaque similaire à celle qui s’est déroulée le 17 mai dernier à l’Université de Genève?

Comme intellectuel et écrivain jamais.

Était-il concevable pour vous de vous faire attaquer en venant donner une conférence en Suisse?

Je crois que désormais tout est possible et surtout l’inattendu, qui est devenu semble-t-il la règle des relations sociales, politiques, symboliques. La Suisse n’échappe pas à cette nouvelle règle. Le paradoxe est que la semaine suivante j’ai fait la même présentation de mon livre à l’Université Paris 8 de Saint-Denis, haut lieu LGBT, située dans ce qu’on appelle en France familièrement le 9.3, présenté par la presse réactionnaire et raciste comme un endroit dangereux, et que tout s’est parfaitement passé, dans un amphi de 200 personnes, dans une ambiance chaleureuse, amicale, intelligente, où tout le monde faisait confiance au langage, aux actes de pensée pour dénouer les différends et sceller les accords. Pour reprendre une formule du groupe qui m’a attaqué, je dirais volontiers Saint-Denis – Genève: 2-0!

«Face à cette petite bande de ‘pseudo-trans’, j’ai eu l’impression d’avoir affaire à des petits-bourgeois»

Eric Marty, auteur du livre Le Sexe des Modernes

Comment avez-vous vécu la chose?

Personnellement je n’ai pas peur de la violence physique. J’ai été dans ma jeunesse militant d’extrême gauche et j’ai eu à affronter ce qu’on appelait les «stals», les communistes staliniens, et les «fachos», l’extrême droite d’une redoutable violence. Face à la petite bande de «pseudo-trans», j’ai eu l’impression d’avoir affaire à une bande de petits-bourgeois apparemment aisés qui se donnaient beaucoup de mal pour jouer aux «activistes», tout juste capables d’imiter ce qui se fait ailleurs, incapables de véritable insolence, parfaitement stéréotypés, et dont l’unique efficacité tenait à la pire chose qui soit: l’effet de nombre. La bêtise, l’ignorance, le refus absolu de savoir rendaient le spectacle tout à fait abject. Et c’est là où, sans jamais avoir peur, j’ai eu un vaste sentiment de lassitude.

Une telle censure est-elle effrayante et dangereuse pour le combat d’idées?

Oui. J’ai l’air de minimiser l’événement en décrivant cette petite bande comme je viens de le faire, mais je ne minimise nullement la gravité de ce qui s’est produit: en effet, une censure. C’est la forme qui m’est apparue dérisoire et médiocre, mais le résultat a été de m’empêcher de parler, et, en cela, ce groupe de petits-bourgeois hurlant a eu les mêmes effets qu’un groupe fasciste, guidé par la même haine de la pensée, la même haine de la parole: l’aspiration au néant.

Pensiez-vous que votre livre, Le Sexe des Modernes, allait susciter de telles réactions?

Non. Mon livre est un livre d’histoire des idées et qui n’est en aucun cas polémique. J’essaie de décrire d’où nous viennent toutes ces nouvelles catégories qui nous gouvernent désormais (genre, LGBT, trans, etc.), et mon analyse associe ces émergences à des ruptures dans l’espace du savoir, et des savoirs concernant ce qui est en jeu ici, le sexe. Le sexe comme lieu de savoir, comme ce qui suscite notre désir de savoir. A mes yeux, tous les faits sociaux sont pensables comme des scènes qui mettent en jeu des conflits, des ruptures dans notre espace de savoir. Telle est ma perspective. La question «trans», qui n’occupe qu’une infime partie dans ce gros livre de plus de 500 pages, est traitée de la même manière. Je montre comment, dès le départ, Butler rate la question «trans» en parlant dans Trouble dans le genre de «transsexuels» et en étant donc incapable de penser la question dans les termes de sa propre pensée, celle du genre. D’ailleurs, elle aussi a subi l’insulte d’être traitée de transphobe, à coups de «Fuck you Judith Butler!»… On le voit, mon propre propos, lui, n’a rien de transphobe. Et si je parle à un moment du contexte de «violence» qui entoure l’émergence du fait «trans», c’est dans le contexte général de la violence liée d’une part à tout trouble dans le genre quel qu’il soit, et d’autre part aux discriminations et aux humiliations que subissent en effet les «trans»: je parle bien sûr des trans réels et pas des petits-bourgeois excités qui ont voulu empêcher à l’Université de Genève la pensée de se diffuser dans le dialogue de tous avec tous.