La littérature qui sauve

J’ aime les transports publics aux heures de pointe! Il ne faut pas y voir une grande préoccupation écologique, mais plutôt un intérêt ethnologique. Dans ce contexte, je surpris un échange entre deux gymnasiens. Un exemplaire de Germinal dans une main et le téléphone portable dans l’autre, ils évoquaient leur enseignante de français les «condamnant» à ne lire que des «vieilleries», aussi ennuyantes qu’ennuyeuses et rédigées dans un français incompréhensible qui plus est. Comment ne pas penser à Nicolas Sarkozy se moquant du choix de La Princesse de Clèves de Madame de Lafayette au concours d’attaché d’administration en 2006: «Je ne sais pas si cela vous est souvent arrivé de demander à la guichetière ce qu’elle pensait de La Princesse de Clèves… Imaginez un peu le spectacle!» Pourquoi lisons-nous?

La réponse à cette question nous vient d’abord d’ailleurs. Un réfugié afghan, Mahmud Nasimi, dans son livre Un Afghan à Paris (Editions du Palais, 2021) nous raconte sa découverte de la littérature française en visitant le cimetière du Père-Lachaise à Paris, ainsi que son apprentissage de la langue de Molière, afin d’assouvir «sa passion de la littérature française». Ce jeune homme seul et isolé, dans un pays étranger et parfois hostile, n’hésite pas à écrire: «La littérature, qui n’existait pas dans ma vie, est venue rompre ma solitude, elle me prend par la main pour m’accompagner chaque jour jusqu’à la fin du voyage. Elle me fait plonger dans son univers et je la dévore par les yeux et les oreilles et même par l’air que je respire. Elle est ma fenêtre ouverte sur un paysage magnifique, elle me fait entendre le matin le chant des tourterelles, sentir le scintillement des étoiles. Parfois même, je voyage sur les océans, je vole au-dessus des nuages, je traverse les frontières… en tournant les pages.»
Dans son ouvrage La nuit comme le jour est lumière (Le Cerf, 2022), François Huguenin témoigne, avec pudeur et retenue, de son cheminement. Loin de tout bavardage moitrinaire et égocentrique, l’auteur nous explique comment « Julien Green est le frère qui [lui] tendit la main, [lui] murmurant au cœur de [ses] ténèbres que la nuit est lumière comme le jour».

Comment ne pas être soi-même brûlé par ces propos incandescents: «Green a aussi été à l’origine d’un long cheminement pour essayer de percer l’énigme que j’étais à mes yeux, pour sortir d’un clivage incompréhensible qui me divisait. Le compagnonnage intime avec son œuvre ne fut donc pas seulement ce qu’on appelle de la littérature, de la culture qui est souvent réduite à n’être qu’un élément décoratif d’une vie mondaine et d’un statut social. Ce dont je vais rendre compte ici est d’abord et essentiellement une expérience existentielle. […] Son œuvre entre tellement en résonance avec le plus intime de mon être que je ne peux la séparer de ma vie.»

Sans la littérature, notre vie ne serait qu’un désert

La confession, et non pas le témoignage, de ces deux auteurs, chacun à leur manière, nous rappelle le sens authentique de la littérature pour l’homme contemporain. Nous sauver de notre misère. Sans littérature, notre vie ne serait qu’un désert, un désert interminable, un désert où l’on se bornerait à subir la chaleur le jour et le froid la nuit, un désert que l’on ne pourrait ni comprendre ni interpréter.

Alors, n’en déplaise à Sainte-Beuve, la littérature classique n’est pas seulement ce qui «enrichit l’esprit humain». Lire c’est ouvrir les plis et les replis des choses, c’est faire l’apprentissage du métier d’homme, c’est s’ouvrir à l’altérité, c’est devenir encore plus vivant. Finalement, ouvrir un livre et prendre le temps de le lire avec tout son être, n’est-ce pas découvrir cette «amoureuse profondeur» dont nous parle Shelley?