La question que tout le monde se pose

Ceux parmi nos lecteurs qui ont la suprême audace de posséder une télévision se souviennent peut-être du face-à-face, en 2001, entre Thierry Ardisson et feu l’ancien Premier ministre français Michel Rocard. Dans son style caractéristique, l’homme en noir (Ardisson, donc, pas Johnny Cash) avait demandé au socialiste si, nous citons, «sucer c’est tromper». L’interview, lors de laquelle le socialiste nous avait livré des détails sur ses préférences sexuelles, avait suscité bien des réactions outrées, certains estimant qu’il s’agissait là d’une attaque sans précédent contre la majesté inhérente à la chose politique. Un peu comme lorsque madame Calmy-Rey, alors à Berne, avait chanté «Les Trois Cloches» en playback sur le plateau d’Alain Morisod.

Quelque vingt ans plus tard, l’on ne demande plus ses préférences sexuelles à la Première ministre en place, Elisabeth Borne, mais plus personne ne semble s’émouvoir de la voir questionnée sur des objets particulièrement privés. Comme par exemple la température à Matignon: «Cet été nous ne mettions pas la climatisation et nous allons être attentifs à ne pas chauffer trop tôt», a jugé nécessaire de répondre la cheffe du gouvernement. Et de préciser: «La règle, c’est de chauffer à 19°C donc s’il fait 15°C, naturellement vous pouvez allumer votre chauffage».

Pourquoi le rapprochement entre l’interview de Michel Rocard et celui de son successeur? Parce que finalement, le premier n’est pas forcément le plus indigne des deux. En livrant des détails sur sa vie privée, l’ancien souffre-douleur de François Mitterrand ne semblait pas participer à un test grandeur nature dont nous serions les souris. Il s’agissait de propos de fin de soirée, ambiance «beauf pride» bon enfant. Là où la geste malherbienne doit nous interroger, c’est à propos du sens du métier de journaliste aujourd’hui. Informer, guider les âmes, participer à une vaste entreprise de soumission? Un peu tout cela à la fois, et qu’il nous soit permis, ici, de nous interroger sur l’évolution des démocraties au sein desquelles allumer le chauffage ou prendre un bain devient un geste dissident.




BERNE MANIE LA MENACE FANTÔME

Déjà adepte des grandes déclarations à la «en même temps», Macron semble désormais avoir basculé en crise orwellienne. Le 5 septembre dernier, sans prévenir, le locataire de l’Elysée lâchait: «La meilleure énergie est celle qui n’est pas consommée.» Inspiré par les paroles de Jupiter, Xavier Company, municipal Vert lausannois chargé des services industriels, s’exprimait mot pour mot de la même manière dans 24 heures du 16 septembre. Mais face à la crise énergétique à venir, le Conseil fédéral vient de proposer une étonnante variante de la déclaration macronienne: le meilleur contrôle est celui qui n’est pas effectué.

«On tombe en tout cas dans un État où il est devenu acceptable de juger et contrôler la vie d’autrui. Une partie de la population est très heureuse de jouer au flic chez le voisin, malheureusement.»

Jérôme Desmeules, élu UDC au parlement valaisan

Revenons sur nos pas. Un article paru sur le site de Blick le 6 septembre nous apprenait que nous, citoyens et entrepreneurs, risquions la peine pécuniaire, voire la prison, si nous osions trop chauffer nos foyers. Plus précisément, le papier mentionnait une peine de trois ans de prison en cas d’infraction délibérée aux directives et précisait qu’en cas d’infraction par négligence une peine pécuniaire pouvant aller jusqu’à 180 jours-amende était possible. En cas de pénurie, il sera donc interdit de chauffer son foyer à plus de 19°, de bouillir l’eau au-dessus de 60° (on rappelle ici volontiers que l’eau est censée bouillir à environ 100°, vive les spaghettis mal cuits) ou d’utiliser un chauffage d’appoint électrique.

On devient vite criminel de nos jours

Dans ce même article, le porte-parole du Département fédéral de l’économie, de la formation et de la recherche (DEFR), Markus Spörndli, brandit la grosse menace: «Les infractions à la loi sur l’approvisionnement du pays sont toujours des délits, voire ponctuellement des crimes, et doivent être poursuivies d’office par les cantons.» Des crimes, rien que ça… Voilà qui méritait bien une liste étoffée de questions de la part du Peuple. Nous souhaitions notamment savoir à quel moment ces mesures seraient ordonnées, comment, précisément, les contrôles seraient effectués, ou si nous devions nous attendre à des visites de contrôle de la part des policiers. A cette douzaine de questions, Markus Spörndli répond ceci: «À l’heure actuelle, il n’y a ni pénurie d’électricité ni pénurie de gaz en Suisse, c’est pourquoi aucune restriction ni interdiction d’utilisation n’est en vigueur. Il ne peut donc y avoir d’infraction à de telles dispositions. L’administration est en train de préparer des mesures de restriction et d’interdiction pour le cas où une pénurie grave surviendrait. Un projet d’ordonnance en prévision d’une pénurie de gaz est actuellement en consultation auprès des milieux intéressés.» Mieux, le communicant avoue, à demi-mots, que les contrôles ne pourront pas vraiment être effectués: «L’essentiel est qu’il ne serait pas possible ni souhaitable de contrôler étroitement le respect des prescriptions. En Suisse, nous tablons sur le fait que la population respecte la loi.»

Des menaces largement irréalistes

Jérôme Desmeules, élu UDC au parlement valaisan, juge ridicule de brandir des menaces d’amende ou d’emprisonnement: «Cela tient de la plaisanterie et démontre que le gouvernement n’est pas prêt à l’éventualité d’une telle crise. Si nous nous retrouvons dans une telle situation énergétique, c’est à cause de la politique suisse, opportuniste, qui a tourné le dos au nucléaire pour des motifs électoraux. Le pire est que les politiciens n’assument pas. Certains disent encore que cela n’a rien à voir avec les décisions du passé.» Pour François Pointet, conseiller national vaudois Vert Libéral, les contrôles à domicile semblent absolument irréalisables: «À mon avis, il n’y aura pas la possibilité de venir mesurer la température des chambres chez les privés. En effet, il faut un mandat de perquisition pour pouvoir pénétrer dans un lieu privé. Il faut comprendre que de telles punitions doivent être prévues pour des personnes se permettant, par exemple, de continuer à utiliser des chauffages sur les terrasses, ou d’autres aberrations visibles.»

Vers l’état policier?

Ces menaces et ces potentiels contrôles pourraient laisser à penser que la Suisse se transforme peu à peu, après un premier épisode Covid, en état policier. Jérôme Desmeules nuance: «On tombe en tout cas dans un État où il est devenu acceptable de juger et contrôler la vie d’autrui. Une partie de la population est très heureuse de jouer au flic chez le voisin, malheureusement.» Parler d’état policier semble un tantinet trop fort pour François Pointet: «Nous ne sommes pas au point où les policiers auront la possibilité de rentrer chez chacun pour faire des contrôles. Il faudrait encore lever la nécessité d’avoir un mandat de perquisition. Il est clair que les lieux publics seront plus facilement soumis aux contrôles.» D’autant plus que la situation n’est pas similaire, selon lui, à celle vécue lors de la crise du Covid. «Nous avons vu, durant le Covid, que la population a plutôt bien suivi les prescriptions. Pour l’essentiel, les seuls débordements qui ont été dénoncés concernaient des lieux publics. On peut partir du principe que nous aurons la même situation dans le cas de cette ordonnance. La situation politique est toutefois différente, le Parlement n’a pas été arrêté, son travail d’éventuel contre-poids au Conseil fédéral sera donc plus simple», complète-t-il.

De quoi se demander ce que le gouvernement choisira pour se faire obéir de la population. Des slogans niais et des affiches infantilisantes, comme il y a deux ans avec le virus?




La décroissance malheureuse

«Tout de même, avons-nous entendu à propos de notre dernier numéro, n’y avait-il pas sujet plus sérieux à mettre en Une qu’une pâtisserie lausannoise qui vend des gaufres en forme de pénis?». Ou alors, à propos des feux du 1er Août, «est-ce bien là le cœur de la célébration?». Nul doute que cette fois encore, d’aucuns nous reprocheront de consacrer trop d’importance à la décision des chaînes de magasins de bannir les illuminations de Noël, «pénurie oblige», au lendemain à peine des recommandations de Berne.
«Covid oblige», «écologie oblige», «pénurie oblige»… Telles sont les ritournelles que l’on nous sert désormais pour accompagner chaque nouveau rognage de nos libertés. On ne nous fait plus miroiter la «sobriété heureuse», inaccessible aux médiocres, mais on nous sert le malheur responsable. Et si nous haussons les épaules, si nous n’exultons pas lorsqu’on nous présente nos nouvelles servitudes sous la forme de «challenges», c’est qu’un «effort de pédagogie» reste à accomplir du côté de nos bons maîtres.
On a pu lire beaucoup de choses, à propos du journal que vous lisez. Par des rapprochements pas si subtils, certains ont même tenté de nous faire passer – et rien ne pourrait être plus éloigné de la réalité – pour des hommes d’ordre. Des excités rêvant d’États forts qui penseraient à notre place, même! La réalité est que nous vivons très douloureusement non pas la fin d’une ère d’abondance, mais la mort progressive de nos libertés. Alors il n’y aura plus d’illuminations dans les magasins à Noël: à vrai dire, nous n’y tenions pas, n’ayant pas encore délégué à la grande distribution la charge de maintenir vivante notre identité. Mais une fois de plus, comment ne pas constater que ce sont toujours les vestiges de notre folklore qui, les premiers, doivent s’effacer devant le monde qui vient? Nous qui ne nous sommes pas encore soumis à la «discipline grégaire», comme disait Bernanos, nous pouvons encore le déplorer. Mais ceux pour qui la naissance d’un Dieu sauveur équivaut à la naissance d’un monstre de spaghetti volant (si, si, ça existe), au nom de quoi se révolteront-ils en fin d’année?
Pasolini avait écrit une très belle lamentation: il disait qu’il pleurait un monde mort, mais que ce faisant, lui n’était pas mort. Notre révolte, la seule qui nous anime, vise à maintenir notre dignité de citoyens face au totalitarisme qui s’installe sous nos yeux. Et à le combattre même quand il sévit avec d’excellents prétextes.