Vers un socialisme désocialisant

«Sauf disposition contractuelle expresse, en effet, il n’y a pas [en Suisse] de droit au télétravail, déplore madame Suter dans son texte adressé au Conseil fédéral. Si l’employeur refuse une demande en ce sens, l’employé ne peut faire autrement que de l’accepter». Pour remédier à cette situation, l’élue socialiste appelle de ses vœux une modification de l’encadrement juridique du travail à domicile, sur le modèle des Pays-Bas où depuis 2015, explique-t-elle, «les employés nouvellement engagés peuvent exiger de leur employeur qu’il les autorise à télétravailler au moins partiellement». Certes, l’élue de gauche reconnaît qu’il faut pour cela que «le métier concerné et le fonctionnement de l’entreprise le permettent», mais le mot est lâché: plus qu’une modification de l’encadrement légal, il faudrait proclamer là un nouveau «droit», qui impliquerait donc la possibilité pour les employés d’«exiger» de leurs patrons qu’il soit respecté.
C’est là, précisément, que le bât blesse. Jean Romain (PLR/GE), député au Grand Conseil genevois et écrivain, pointe les difficultés que pose une telle mesure, bien qu’il reconnaisse l’intérêt «ponctuel» du télétravail: «Dès lors que vous faites entrer un nouveau droit quelque part, il peut être revendiqué. Et si le supérieur hiérarchique s’y oppose, il y a un conflit juridique». Et l’élu genevois de dénoncer une situation qui pourrait mettre en difficulté certaines entreprises: «C’est au patron de dire ce qu’il faut pour son entreprise, non pas à l’employé de réclamer un droit qui pourrait mettre en péril, dans certaines situations, la survie des petites entreprises».

Même son de cloche du côté du centriste valaisan Sidney Kamerzin, collègue de Gabriela Suter au Conseil national: «Au niveau des entreprises, il faut laisser la possibilité d’inciter. L’obligation, toutefois, ne peut pas fonctionner. La décision doit être prise d’un commun accord entre l’employeur et l’employé, sans faire l’objet d’un droit unilatéral difficile à mettre en œuvre dans certains cas». Et l’élu de l’ancien PDC de dénoncer une double discrimination qu’impliquerait ce droit: «D’une part entre les métiers du secteur primaire pour lesquels le télétravail est impossible, et les métiers du tertiaire notamment. Mais aussi entre les petites entreprises pour lesquelles le télétravail ne convient pas du tout, et les plus grandes entreprises dans lesquelles il peut être mis en œuvre».

Valentin Aymon (PS/VS), conseiller communal dans le village de Savièse et député suppléant au Grand Conseil valaisan montre une certaine prudence à l’égard de la proposition de sa collègue de parti: «Je ne suis pas en désaccord total avec madame Suter, mais je pense que le télétravail ne doit concerner que certains cas particuliers, sans devenir un droit fondamental». Le problème majeur serait l’aspect contraignant d’une telle mesure: «Contraignante pour les employeurs, mais aussi pour les employés!» En effet, explique-t-il, «un patron peu scrupuleux pourrait aussi chercher à économiser sur les coûts des locaux, du loyer ou du matériel, en demandant à ses employés de travailler à la maison». Autre point, le Valaisan se méfie également de la «porosité entre vie professionnelle et vie privée» induite par le home office. «Il doit y avoir un droit à la déconnexion, un droit de ne pas être joignable».

Sidney Kamerzin partage la même inquiétude: «On sait que la présence permanente du professionnel dans le milieu familial peut générer de fortes tensions», à quoi il faut ajouter, sans nier les «vertus évidentes du télétravail», un risque de «désocialisation professionnelle», de «perte de contact avec les collègues». Le parti socialiste qui promeut la désocialisation? Rien d’étonnant pour Jean Romain: «Ça fait longtemps que le parti socialiste ne travaille plus pour une ʻsociété socialeʼ, mais est en train de mettre en place un système qui n’a plus rien à voir avec la tradition socialisante». Et pour cause: «Le socialisme est un immense courant de pensée qui est en train de se faire mettre sur la touche. Pour essayer d’exister, il lui faut trouver un certain nombre de combines politiques de façon à occuper le devant de la scène».

Reste que l’intervention de madame Suter n’était qu’une interpellation, «un moyen d’obtenir des réponses» du Conseil fédéral, comme nous l’explique Sidney Kamerzin. «Si elle faisait le choix d’une intervention plus contraignante comme une motion ou une initiative parlementaire, continue-t-il, je ne vois pas comment, aujourd’hui, une majorité pourrait se constituer sur le sujet. La bascule se ferait au niveau de notre parti (Le Centre) et peut-être chez les Vert’libéraux, mais ces derniers restent très attachés à la liberté des entreprises».




Le «coming out» d’un socialiste orthodoxe

Vous appelez votre collègue à «faire la guerre» aux possédants et non plus aux Blancs, hétérosexuels ou vieux en tant que tels. Pourquoi ne pas rompre tout court avec cette idée qu’il faudrait faire la guerre à des gens?

Je remarque après coup que je suis tombé dans les mêmes travers que je reproche à ma collègue. Ce n’est évidemment pas aux personnes que je veux m’en prendre, mais à la classe qu’ils représentent. Mes collègues députés, par exemple, ne sont pas des êtres humains que je voudrais supprimer, mais il y a parmi eux des idées contre lesquelles je me bats. Je vous rassure toutefois: je ne ferai pas fusiller les riches le jour où il y aura la révolution (rires).

Plus sérieusement, quand on milite à gauche, on veut forcément renverser le système capitaliste. On peut faire la révolution en armes, comme la Russie en 1917, mais on peut aussi faire des petites révolutions, notamment par des réformes législatives, qui, cumulées, débouchent sur une grande. En Suisse, on a la chance de vivre en démocratie et de pouvoir agir pour le bien de la société autrement qu’avec des fusils.

Ancien président du Parti socialiste, Christian Levrat est désormais à la tête de La Poste. Lui déclarez-vous la guerre en tant que privilégié?

Cela pourrait effectivement devenir un problème s’il ne voulait pas participer à hauteur de ses moyens à la bonne marche de la société. Le problème, avec les riches, n’est pas forcément qu’ils possèdent beaucoup. C’est qu’ils essayent toujours d’optimiser leur fiscalité, d’échapper à l’impôt, et de privilégier un mode de vie égoïste. Si un riche redistribue sa richesse, si, comme employeur, il fait participer ses employés au bien commun, c’est beaucoup moins problématique. Cela étant, si le patron veut donner son entreprise à ses travailleurs, ça nous va aussi. Notre slogan est le suivant: «Tous égaux, tous riches», et non pas «Tous égaux, tous pauvres», comme on nous le reproche parfois.

Considérez-vous que la gauche se perd de plus en plus dans des luttes sociétales?

Elle ne se perd pas, mais elle a oublié de mettre l’accent sur la lutte sociale, ça oui. A mon sens, cela devient un problème parce que de plus en plus de personnes qui sont dans le besoin glissent vers l’UDC ou le PLR devant certaines options idéologiques, alors que je n’ai pas l’impression que ce sont des partis qui défendent les plus petits, avec leur promotion des cadeaux fiscaux et de législations plus libérales sur le droit du travail.

La sensibilité que vous exprimez semble assez originale désormais au PS. Craignez-vous une rupture?

Elle est originale au sein des sphères dirigeantes, mais pas chez les gens ordinaires, c’est-à-dire au niveau de la base. J’appelle à renouer le dialogue avec cette couche-là et à trouver des compromis entre les aspirations des différents milieux représentés au sein du parti.

La gauche perd-elle le peuple?

Sur certains sujets elle le gagne: je peux citer le droit de timbre, la réforme fiscale, le droit des entreprises… De manière générale, les gens viennent vers nous quand on parle d’amélioration de l’accès à la santé ou à la formation, par exemple. C’est plus difficile pour nous de nous positionner sur des sujets purement émotionnels concernant les modes de vie des uns et des autres par exemple. Ce n’est pas notre rôle de dire aux gens ce qu’il faut faire ou non dans leur chambre à coucher. Cela reste des questions individuelles, éloignées du cœur de la lutte sociale.

Fissures

C’est devenu une étrange réalité depuis le lancement de ce journal: régulièrement, des contacts de gauche nous font discrètement part de leur désarroi face à des camarades déconnectés de la réalité des populations qu’ils sont censés défendre. En cause, de nombreuses heures perdues à tenter de garder le contact avec les derniers développements de la doctrine woke (voir lexique page suivante) au lieu de se pencher sur l’explosion des factures des gens ordinaires et de leurs familles. Signe des temps, cette armure progressiste semble enfin se fissurer au sein du Parti socialiste, comme le souligne la récente interview du jeune député genevois Youniss Mussa dans Le Temps. Amateur de foot et de motos, l’élu y livre son désir d’une gauche qui cesserait de vouloir tout interdire et qui ferait davantage rêver. Comment ne pas faire le lien avec le socialisme à l’ancienne défendu par Valentin Aymon?
Pour faire revenir le peuple à la lutte anticapitaliste, Orwell exprimait une solution assez proche dans le Quai de Wigan (1937). Elle passait par un grand ménage à effectuer au sein des militants: «Faire un grand tas des sandales et des chemises couleur pistache et les brûler, puis envoyer chaque végétarien, abstinent total et autres Christs de pacotille faire leurs exercices de yoga à Welwyn Garden City (ndlr une cité-jardin des environs de Londres)». Deviendrons-nous collectivistes une fois ce retour aux fondamentaux effectué? Pas forcément, mais l’on pourra alors de nouveau parler politique, authentiquement, et cesser de répondre point par point au magistère moral de politiciens à des années-lumière de nos préoccupations vitales.




Libre de se taire

En langage journalistique, Korab Rashiti constitue ce que l’on appelle un «trublion»: un politicien qui ne connaît pas l’autocensure et fait feu de tout bois sur les réseaux sociaux. Seulement voilà, le député de Gerolfingen vient de mettre le feu aux poudres lors d’une discussion avec l’historien Raphael Racine, ancien élu socialiste. En cause: l’assimilation de l’idéologie de son interlocuteur aux totalitarismes du siècle dernier, et l’idée que les socialistes d’aujourd’hui auraient simplement renoncé à la moustache – d’Hitler ou de Staline, à chacun son interprétation. Un dépassement de la «ligne rouge» qui incite Raphael Racine à exiger sa démission du Grand Conseil, annonce Le Journal du Jura. Étrange pudeur pour un historien: l’un de ses collègues, Johann Chapoutot, n’est-il pas passé sur les plus grandes chaînes d’informations en 2020 pour défendre un essai sur les racines nazies du management? Quand il est de gauche, l’intellectuel semble avoir peu d’ennuis en assimilant «lutte pour la vie» des nazis et lutte pour la compétitivité capitaliste. Et combien de fois, en Suisse, des propositions du parti de Korab Rashiti ont-elles été comparées à des politiques allemandes du siècle dernier?

On est libre de trouver, ou non, élégants les propos en question. Pour notre part, nous ne sommes pas friands de comparaisons entre partis qui respectent les usages démocratiques et dictatures qui massacraient des innocents, qu’elles soient communistes ou nazies. Reste qu’en traçant de nouvelles «lignes rouges», à géométrie variable qui plus est, c’est encore à la liberté que l’on s’en prend. Et c’est autrement plus effrayant que des propos trop enlevés sur Facebook.

À Lausanne aussi…

Situation inversée au Conseil communal de la Capitale Olympique. Cette fois, c’est Franziska Meinherz, élue d’extrême-gauche au tempérament particulier, qui a comparé un municipal à un nazi. La grande faute du PLR Pierre-Antoine Hildbrand, avoir vanté «l’émancipation par le travail» lors d’un débat sur la mendicité. Au moment où ce journal sera mis sous presse, gageons qu’une batterie d’historiens aura également condamné des raccourcis indignes. RP