Un dimanche chez les mormons

D’où naît l’envie de faire un reportage ? Du désir de « faire de la pub » ? De l’envie de nuire ? En fait, elle peut provenir de bien des émotions – et parfois d’un simple biscuit. Posons le cadre : fin des vacances scolaires d’octobre 2024, sur une place de jeu proche de la gare d’Yverdon-les-Bains. Deux adolescentes, joyeuses et pleines de vie, s’approchent de parents venus laisser leurs enfants se dégourdir les jambes. Elles nous offrent un cookie joliment emballé avec un sourire et repartent aussi vite. Sur le biscuit, un post-it vert : « Dieu vous aime » et un QR code qui, dans notre cas, ne fonctionnera pas. À moins que notre téléphone ou notre technophobie maladive soit en cause.

Quoi qu’il en soit, le style est très évangélique. L’enthousiasme des demoiselles rappellent ces scènes de prières publiques et cette fraîcheur missionnaire si typique des paroisses sans financement étatique. Mais ici, un détail intrigue : non loin, un jeune homme semble porter la tenue caractéristique des missionnaires mormons. En tout cas, son style « clean-cut » (propret) tranche avec la dégaine habituelle de bien des gens de son âge. Et pour cause ! Une fois n’est pas coutume, ce cookie nous a été offert par l’Église de Jésus-Christ des Saints des Derniers Jours.

Le biscuit à l’origine de notre reportage.

Une franchise appréciée

Deux possibilités se présentent à ce stade : soit réaliser un article pour évoquer une « distribution sauvage » de biscuits dans un lieu connu pour la vente de produits moins sympathiques – le jardin japonais a longtemps constitué l’épicentre du deal à Yverdon – soit saisir la balle au bond pour aller découvrir les pâtissiers d’un jour.  Nous choisissons la deuxième option, bien aidés par la franchise des responsables régionaux de la communauté. Par courriels, ces derniers expliquent que l’activité a été réalisée dans le cadre d’un camp de jeunes qu’ils ne supervisaient pas, qu’elle « partait de bonnes intentions », mais qu’elle « s’est révélée insuffisamment préparée vu le manque de communication et l’absence d’autorisation ». Pour tout dire, avant nos questions, eux-mêmes ignoraient tout de la démarche menée par un groupe genevois qui se réunissait dans la région.

Le président du pieu de Lausanne, Pierre-Alain Michaud.

Quoi qu’il en soit, une relation de confiance et de respect réciproques s’établit, qui aboutira à une visite à la chapelle locale le premier dimanche de 2025. Ce 4 janvier, la communauté se retrouvera dans le cadre d’une « réunion de jeûne et de témoignages », explique Franco Vigliotti, chargé de communication pour le pieu de Lausanne (l’équivalent d’un diocèse, qui inclut la Ville d’Yverdon-les-Bains notamment). 50 à 60 fidèles sont attendus pour ce moment, qu’on nous décrit généralement « édifiant ». À jeun depuis près de 24 heures, pour la plupart (l’argent économisé est reversé pour diverses œuvres), les fidèles seront invités à prendre le micro dans l’assemblée pour un témoignage libre de leur foi, plus ou moins long, après la Sainte-Cène version mormone. 

Une théologie plus inclusive qu’on ne le croit habituellement

Célébré avec révérence, cet acte liturgique intervient très rapidement – quinze minutes tout au plus – après le début de la cérémonie. Un chant délicieusement vieillot l’a précédé de même que quelques paroles de prières. En plus de manger un bout de pain, les mormons ont la particularité de boire un peu d’eau dans un minuscule verre en plastique. Tout est réalisé de manière très sobre, sans procession. On est loin du vin de messe servi dans un spectaculaire calice brillant de mille feux. « Vous pouvez communier, nous glisse Franco Vigliotti, physicien. Jésus est ressuscité pour tous ». Cet accent sur la résurrection du Christ se reflète dans la décoration des lieux, totalement dépourvue de Croix : les mormons privilégient le souvenir de la victoire du Christ sur la mort plutôt que celui de la Passion. On nous présente en outre une sympathique originalité dogmatique : dans la théologie mormone, la résurrection du Christ a la particularité de permettre le Salut de toute l’humanité, qu’elle soit membre de l’Église de Jésus-Christ des Saints des Derniers Jours ou non. Cependant, les rachetés accéderont à divers degrés de gloire en fonction de leurs mérites respectifs. Bien que les mormons se perçoivent comme la véritable Église, à l’instar de nombreuses autres confessions, ils mettent particulièrement l’accent sur le Salut par les œuvres. Intéressant travail d’équilibrisme, en résumé, entre universalisme et méritocratie. 

Un bal « incroyable »

Rapidement, nous arrivons au moment des témoignages des membres de l’assemblée, qui vont durer quelque 45 minutes. L’émotion est palpable chez plusieurs femmes qui prennent la parole : « Je vous aime, mes frères et sœurs, vous êtes importants pour moi », lance l’une d’elles juste avant de fondre en larmes. Plusieurs jeunes, plus insouciants, racontent le camp auquel ils viennent de participer, les amitiés nouées et le bal très sage – en plus d’être abstinents du point de vue de l’alcool, les mormons ne boivent ni thé ni café et mettent l’accent sur des lois de chasteté strictes – mais « incroyable ». Chaque prise de parole, même chez les plus jeunes, est conclue par « C’est le témoignage que je vous laisse au nom de Jésus-Christ, amen ».  

Tout est très spontané, parfois un peu décousu, et décrit une religion aux dogmes forts bien implantés chez ses fidèles, mais sans la crainte du jugement communautaire. Bien entendu, il n’est jamais question de polygamie, pratique abandonnée depuis 1889 sauf chez certains groupes dissidents. Signe que l’Église fait toutefois un peu bande à part, il ne sera jamais fait mention de l’Épiphanie, célébrée ce dimanche au sein des autres communautés chrétiennes. On nous explique que les mormons sont plus raccords avec le calendrier chrétien autour des grandes fêtes comme Pâques ou Noël.

Chantal nous indique le temple de Berne, aux côtés de Franco Vigliotti. C’est dans les temples (et non dans les chapelles locales) que se déroulent les baptêmes pour les morts, une pratique essentielle dans la théologie des mormons.

Soudain, Chantal prend la parole. De prime abord, rien ne la distingue d’une paroissienne catholique ou réformée classique. Mais très vite, elle se « branche » sur une des spécificités de la foi de son Église : le baptême des morts. Elle raconte son « travail de tous les jours » dans le domaine de la généalogie, évoque la grande histoire des mormons en Suisse, débutée au milieu du 19ème siècle et appelle ses « frères et sœurs » à prendre soin de leurs proches, qu’ils soient membres de la communauté ou non. Lors d’une discussion en bilatérale après la cérémonie, elle sera presque aussi enthousiaste pour nous dire tout le bien qu’elle pense du socialiste Pierre-Yves Maillard ! Mais dans l’intervalle, d’autres témoignages viendront conclure la première heure, avec notamment des récits de guérisons rendues possibles par la prière d’anciens de la communauté. Pudiquement, le récent décès d’un jeune mormon de la région est aussi évoqué.


Une étrange trinité

Les jeunes, justement : dans l’assemblée, il y a ceux qui font sensation avec leur look « corporate », complet-cravate pour des garçons parfois à peine ados, jupe longue et élégante chez les filles. On est loin du training hégémonique dans tant d’autres Églises !  Mais tout le monde n’est pas au même degré d’élégance. Couché entre deux chaises, un jeune sirote même un Capri-Sun durant les témoignages, sans d’ailleurs que quiconque ne semble s’en émouvoir. Contrairement à ce que suggèrent les reportages qui inondent YouTube, une certaine charité, et même une certaine bonté guide le rapport aux « cabossés de la vie ». Ici, chaque membre a sa place et si la théologie se présente comme « ambitieuse », la pratique se veut très horizontale. D’ailleurs, si les prêtres sont tous des hommes, les femmes sont invitées à enseigner durant la deuxième heure, où nous continuons notre reportage hors de la salle. D’autres groupes, adaptés aux différentes classes d’âges, sont réunis dans des pièces annexes.

Chantal, avec laquelle nous allons passer un bon moment, est décidemment très diserte tandis que nous visitons la petite bibliothèque, où se trouvent encore quelques exemplaires du Livre de Mormons. En fait, comme beaucoup de fidèles, notre interlocutrice semble regretter les caricatures dont les mormons font très souvent l’objet. Alors bien sûr, le petit groupe qui s’est formé autour de nous s’anime au moment d’évoquer « l’autre témoignage de Jésus-Christ » (et notamment son apparition en Amérique) raconté dans le fameux Livre de Mormon. L’on s’étonne aussi de découvrir que les croyants de cette Église tiennent le Père, le Fils et de le Saint-Esprit pour trois êtres distincts, à rebours du dogme de la consubstantialité fixé lors du Concile de Nicée en 325. Pour autant, aucune discussion théologique ne semble taboue et toute la chapelle peut être visitée librement. Il faut dire qu’à part un babyfoot, rien ne saute vraiment aux yeux dans ce bâtiment moderne et épuré. Tout, ici, est fonctionnel et efficace, sans volonté d’impressionner le visiteur.

Le bassin de baptême de la chapelle.

La deuxième heure arrive tranquillement à son terme et rapidement, Franco Vigliotti devra nous quitter, après nous avoir chaleureusement accompagné, tout en discrétion et en élégance. Président du pieu de Lausanne, Pierre-Alain Michaud prend le relais, sans s’imposer, tandis qu’un baptême se prépare à côté de nous. Un prêtre africain, encore en costume quelques instants plus tôt, est désormais vêtu, comme le futur baptisé, d’un uniforme blanc qui n’est pas sans évoquer les tenues de prisonniers américains. Chacun vit sa vie, et d’aucuns discutent dans un coin tandis que l’immersion se prépare. La présence de notre interlocuteur, ingénieur chimiste de profession, ne semble pas avoir grande influence sur la vie de la communauté locale et lui-même ne s’en formalise pas un instant. 

Un déçu du monde évangélique témoigne

Avec le président, nous sortons voir deux affiches de versets jaunes sur fond bleu (les fameuses images de la très chrétienne Agence C ) situés juste devant l’église. D’un naturel bonhomme, il semble amusé par cette coïncidence. À moins qu’il ne s’agisse d’une volonté de remettre les mormons sur un chemin chrétien plus classique, sans « nouvelle révélation » sortie du 19ème siècle. Abstinent dans une région viticole comme le Chablais, Pierre-Alain Michaud a de toute manière le cuir épais. 

Une délicate attention juste en face du temple.

Mais qu’est-ce qui peut pousser une personne à se rapprocher d’une Église aux pratiques et aux dogmes si originaux ? Ancien président du Conseil communal d’Yverdon-les-Bains, l’UDC Roland Villard peut en témoigner, lui qui fréquente les mormons depuis plus d’une année. Vétéran du monde évangélique, il ne fréquentait plus réellement d’Église depuis le Covid : « Je priais pour retrouver une communauté, n’importe laquelle, pourvu que ce ne soit pas les Témoins de Jéhovah ou les mormons. » Finalement, une discussion avec des missionnaires l’a entraîné là où il ne pensait jamais aller. Désormais baptisé mormon (l’Église ne reconnaît pas les autres baptêmes), malgré certaines réticences initiales, il se sent à l’aise dans une communauté qui l’a d’abord plus convaincu par sa réalité pratique que par ses dogmes. « J’y retrouve un amour des uns pour les autres, et aussi pour le reste de la société, que je voyais de moins en moins dans le monde évangélique. Un autre aspect qui me plaît est que les fidèles sont toujours invités à progresser professionnellement, à devenir des citoyens-modèles et à s’engager au profit de la société. J’aime ce côté conservateur mais j’apprécie aussi un certain esprit « à l’américaine » qui met l’accent sur le perfectionnement de soi-même et la responsabilité personnelle. »




Extinction Rebellion s’essaye à la spiritualité

«Ce groupe s’inscrit dans la lignée de la culture régénératrice et se veut une invitation à prendre soin, à se relier à soi, aux autres.» A première vue, un tel texte évoque tout au plus la fin de séance de yoga et les huiles essentielles, mais rien de bien choquant. Pourtant, cet été, c’est à une véritable volée de bois vert qu’ont dû faire face les militants de «XR Spi», déclinaison «méditative» d’Extinction Rebellion, avec le faire-part de naissance de leur groupe. Annoncée par le compte Twitter du mouvement, en France, la démarche inclusive, sans coloration religieuse spécifique, a suscité des accusations de dérives sectaires, de piège new age, voire carrément de pétainisme. «La parution d’articles à la suite de notre week-end inaugural a fait réagir sur les réseaux sociaux de manière aussi violente qu’inattendue», concède Yaya Tigwenn, activiste. Elle évoque toutefois un accueil globalement très bienveillant dans le milieu. Elle poursuit: «Quelques personnes d’XR ont souffert de la mauvaise publicité rejaillissant alors sur l’ensemble du mouvement… Ce fut un moment compliqué qu’il nous faudra panser et (re)penser». Selon elle, aucun militant suisse ne s’est joint à l’événement, malgré une invitation envoyée aux camarades helvètes.

Le projet «Spi» d’XR est d’ailleurs accueilli avec des sentiments divers en Suisse. «C’est positif qu’il y ait une grande diversité de mouvements qui s’intéressent à une écologie radicale, autant de portes d’entrée qui diffusent à des publics divers un message qui doit l’être le plus vite et largement possible», juge par exemple Théophile Schenker, député Vert-e-s vaudois. A ses yeux, des personnes qui souffrent «d’éco-anxiété» peuvent trouver une aide dans une telle démarche. L’enthousiasme s’arrêtera là: «A l’interface entre écologie et spiritualité, il y a une pente glissante très claire vers l’anthroposophie et les croyances new age, qui causent déjà suffisamment de dégâts au mouvement écologiste et sont complètement incompatibles avec les bases scientifiques solides sur lesquelles XR construit ses revendications.» Et d’appeler le dernier-né du mouvement à se distancier au plus vite de ces dérives.