Radical

Le 17 juin 2024, je me trouvais attablé chez mon kebabier favori et feuilletais un exemplaire du quotidien Le Temps, oublié par un client précédent. Une phrase attira mon attention : le parti espagnol Podemos y état qualifié de « parti radical de gauche ».  On ne peut pas reprocher à des journalistes d’un périodique édité à Genève de méconnaître la langue française, mais quand même…

Non, un « radical de gauche », ce n’est pas un post-trotskiste se prenant pour Guevara. C’est un type tout à fait civilisé, vaguement anticlérical, vaguement à la remorque d’une alliance avec les socialistes et les communistes, qui bouffe du cassoulet et dont les héros s’appellent Maurice Faure et Robert Fabre.

Podemos n’est donc pas un parti radical de gauche. C’est tout au plus un parti de gauche radicale, si on accepte ce nom de code qui veut dire en fait « extrême gauche qui ne lit pas Marx et Lénine parce que les jeux vidéo, c’est quand même moins fatigant ». On aurait en effet bien du mal à y retrouver la colonne vertébrale du marxisme qui garantissait une pensée structurée chez les communistes et les socialistes de ma jeunesse.

Un événement de Podemos en 2015. (Crédit photo : Gmmr3)

Mais il faut accorder au Temps l’excuse que l’adjectif « radical », en politique, ne veut plus rien dire à force de tout dire. Dans le monde anglo-saxon, être radical, c’est être d’extrême gauche, alors que si l’on est de gauche, on est tout simplement liberal. (Attention toutefois au vrai parti libéral démocrate britannique qui était l’allié du parti conservateur de 2010 à 2015.) Mais, à la fin du XXe siècle, il y avait dans cinq cantons suisses (Vaud, Genève, Valais, Bâle-Ville et Neuchâtel), un parti radical qui était libéral, et un parti libéral qui était conservateur. Et il existe en Serbie un parti radical, Srpska radikalna stranka, dont le dirigeant, Vojislav Šešelj, a été condamné par le Tribunal pénal pour l’ex-Yougoslavie. Ce parti radical, version danubienne, professerait donc un ultra-nationalisme qui lui vaudrait sans doute d’être classé à l’extrême droite par nos media, nonobstant le passé communiste de Šešelj lui-même. Toutefois, au prix de quelques simplifications, nous pouvons constater qu’être radical, ça veut dire être d’extrême gauche en Amérique du Nord et d’extrême droite en Serbie. Au Danemark, en revanche, la Radikale Venstre est un parti social-libéral, autant au centre gauche que le défunt parti radical genevois était au centre droit. En Argentine, l’Unión Cívica Radical est un parti affilié à l’Internationale socialiste… mais néanmoins membre d’une coalition conservatrice.

Par quel mystère, dans le même pays, le même adjectif « radical » peut-il désigner à la fois les communistes et les conservateurs ?

Plus cocasse est le cas de la Grèce, où tout le monde revendique son radicalisme. À gauche, on notera que le quotidien du parti communiste stalinien de Grèce (KKE) s’appelle Radical (Ριζοσπάστης) et que le parti de l’extrême gauche woke, SYRIZA, s’appelle en fait Coalition de la gauche radicale (Συνασπισμός Ριζοσπαστικής Αριστεράς). Mais, à droite, le parti conservateur le plus fort qui ait jamais existé en Grèce, à l’époque où Constantin Caramanlis sortait le pays de la misère, s’appelait Union nationale radicale (Εθνική Ριζοσπαστική Ένωσις) – tout de même 50,8% des suffrages exprimés en 1961. Par quel mystère, dans le même pays, le même adjectif « radical » peut-il désigner à la fois les communistes et les conservateurs ?

Les deux pays d’élection du radicalisme historique sont la France et la paisible Suisse. La Suisse, où depuis 1848, le parti radical est au pouvoir (qui dit mieux ?). La France, où le fameux parti républicain radical et radical-socialiste domina la vie politique entre 1901 et 1958, avant d’éclater en 1972 entre un parti radical de gauche, et un parti radical tout court, que je dois donc supposer de droite. Un parti tellement peu « radical » et tellement peu socialiste que l’armée américaine avait dû expliquer dans une brochure à l’usage de ses soldats qui se préparaient à combattre sur sol français pendant la deuxième Guerre mondiale, que la désignation du parti n’avait de valeur qu’historique. Lorsque le célèbre mathématicien et homme politique français Émile Borel animait dans l’entre-deux-guerres une éphémère Entente internationale des partis radicaux et des partis démocratiques similaires, celle-ci avait pour membres des partis qui me semblent très éloignés des valeurs de l’extrême gauche façon Podemos ou SYRIZA, comme le parti national libéral roumain de la famille Brătianu, le parti libéral belge ou le parti républicain du peuple de Mustafa Kemal Atatürk.

Les élections en France, depuis 2017, opposent principalement le parti « ni droite, ni gauche » de Madame Marine Le Pen au parti « à la fois droite et gauche » de Monsieur Emmanuel Macron. (Positionnements flous qui m’empêchent de situer ces partis dans l’espace.) Dans ce contexte, le parti « ni droite, ni gauche » a reproché à maintes reprises au journaliste Éric Zemmour la « radicalité » de ses positions de droite, qui le rendraient infréquentable. D’un autre côté, je relève la présence, dans la coalition qui soutient Monsieur Macron, du parti radical (tout court, donc de droite). Il ne faut ainsi pas confondre un parti de droite radicale, façon Éric Zemmour, qui appartient indubitablement au camp du mal (du moins c’est Madame Le Pen qui nous l’explique), et un parti radical de droite, façon Laurent Hénart, qui appartient indubitablement au camp du bien (du moins c’est Monsieur Macron qui l’affirme). De l’importance de bien placer l’adjectif.

Dans le combat que le wokisme mène contre la langue française, l’adjectif « radicalisé » est devenu un cache-sexe pour désigner « djihadistes », « islamistes », et autres défenseurs musclés d’une théocratie mahométane qui me semble assez éloignée des Éléments d’une doctrine radicale d’Alain. La guerre des mots ne connaît aucune trêve. C’est ainsi qu’on aura publié une biographie du Zemmour mentionné plus haut sous le titre Le Radicalisé, dans le but assez mal dissimulé de l’assimiler aux poseurs de bombe et tueurs du Bataclan.

Il fallait oser.

Toutefois, ce n’est pas aux terroristes islamistes que je m’en prendrai dans ce billet, mais c’est bien à ceux qui font commerce de la confusion qu’ils entretiennent dans les esprits. Dire que les admirateurs européens de l’organisation appelée État islamique et de son pseudo-calife sont « radicaux » ou « radicalisés », c’est insulter tous ceux qui, d’une manière ou d’une autre, se sont dit « radicaux » ou se sont réclamés du « radicalisme » : Jonas Furrer, Henri Druey ou James Fazy en Suisse ; Léon Bourgeois, Félix Gaillard ou Edgar Faure en France ; Raúl Alfonsín en Argentine ; David Lloyd George en Grande-Bretagne ; les Brătianu en Roumanie.

Il y a la dérive d’un mot, jusqu’aux euphémismes actuels de la « gauche radicale » ou des « islamistes radicalisés » qui désignent en fait l’extrême gauche sectaire et séditieuse et le terrorisme islamiste. Mais il y a aussi un radicalisme historique, représenté par des organisations politiques, qui à travers plusieurs continents et deux siècles, se définissaient par deux points communs : un certain laïcisme, qui les empêchait de se situer complètement à droite ; et un certain refus du marxisme, qui les empêchait de se situer complètement à gauche ; le tout accompagné d’une riche palette de nuances.

Dans le canton de Genève, une petite formation, L’Élan radical de Roland-Daniel Schneebeli, tente de maintenir la ligne des radicaux de naguère. Gare à ce parti politique s’il venait à se rebaptiser les Radicaux : dans l’amnésie et la désinformation actuelles, on le prendrait sans doute pour un groupe terroriste.