Le facteur sonne toujours deux fois

En lisant l’entretien de Christian Levrat dans le 24 Heures du 21 juin, j’ai eu une pensée émue pour Cyril, le facteur de mon enfance. Chaque jour, du lundi au samedi, il faisait le tour d’une kyrielle de villages et hameaux. Revêtu de l’uniforme et de la casquette règlementaires, il connaissait tout son petit monde, des nouveau-nés au vieillard à la barbe fleurie. Il prenait des nouvelles de chacun, partageait les soucis du quotidien, livrait des médicaments, amenait l’argent de l’AVS aux retraités et aidait à remplir des formulaires administratifs, tout cela en livrant courrier et paquets. Il n’hésitait pas à prendre un café et ne refusait jamais un petit coup de gnôle. Aujourd’hui, selon Monsieur Levrat, « La Poste s’adapte à l’évolution des besoins ».

Une question de lien social

Le libéralisme du camarade et ancien syndicaliste Levrat, confirme la triste constatation de Karl Marx et d’Engels dans le Manifeste du parti communiste : « La bourgeoisie a joué dans l’histoire un rôle éminemment révolutionnaire.
Partout où elle a conquis le pouvoir, elle a foulé aux pieds les relations féodales, patriarcales et idylliques. Tous les liens complexes et variés qui unissent l’homme féodal à ses « supérieurs naturels », elle les a brisés sans pitié pour ne laisser subsister d’autre lien, entre l’homme et l’homme, que le froid intérêt, les dures exigences du « paiement au comptant ». Elle a noyé les frissons sacrés de l’extase religieuse, de l’enthousiasme chevaleresque, de la sentimentalité petite-bourgeoise dans les eaux glacées du calcul égoïste. Elle a fait de la dignité personnelle une simple valeur d’échange ; elle a substitué aux nombreuses libertés, si chèrement conquises, l’unique et impitoyable liberté du commerce. En un mot, à la place de l’exploitation que masquaient les illusions religieuses et politiques, elle a mis une exploitation ouverte, éhontée, directe, brutale. »

Et oui, il reste des choses à en tirer.

Dans son ouvrage Gemeinschaft und Gesellschaft (1887), le sociologue social-démocrate allemand Ferdinand Tönnies (1855-1936) explore les dynamiques du lien social et pose les bases d’une distinction fondamentale entre deux types de relations humaines : la communauté (Gemeinschaft) et la société (Gesellschaft). Tönnies met en lumière les transformations sociales et les tensions entre tradition et modernité, offrant une analyse profonde de la structure sociale et des interactions humaines.

De la communauté…

La communauté, selon Tönnies, se définit par des relations personnelles et durables. Elle est souvent associée aux structures sociales traditionnelles comme la famille, les villages ou les groupes ethniques. Dans la communauté, les interactions sont basées sur des liens affectifs et une solidarité naturelle : « La communauté est un groupe basé sur des sentiments d’appartenance et de coopération, où les individus se voient comme une fin en soi plutôt que comme un moyen ». Les exemples typiques de Gemeinschaft incluent la famille et les communautés rurales. Dans ces contextes, les relations sont caractérisées par une forte cohésion sociale et des valeurs partagées. Par exemple, la famille est un espace où les individus interagissent de manière altruiste et solidaire, avec des rôles clairement définis et des obligations réciproques.

La communauté joue un rôle crucial dans la socialisation et la transmission des normes et valeurs. Elle offre un cadre de sécurité et d’identité aux individus. 

… à la société

À l’opposé de la communauté, la société se caractérise par des relations impersonnelles, contractuelles et souvent temporaires. Les interactions sont basées sur des intérêts individuels et économiques : « La société est une agrégation d’individus indépendants où les relations sont fonctionnelles et utilitaires, basées sur des contrats et des échanges ». La société favorise l’innovation, la mobilité sociale et l’efficience économique. Cependant, elle peut aussi engendrer l’aliénation, l’individualisme exacerbé et la fragmentation sociale. Les relations impersonnelles peuvent conduire à un sentiment de solitude et à une perte de sens collectif. Tönnies avertit : « La société, en privilégiant les relations contractuelles et utilitaires, risque de déshumaniser les interactions sociales et d’éroder le tissu social »

Une saine tension

Les tensions entre communauté et société sont inévitables. La société actuelle doit trouver des moyens d’intégrer les valeurs communes pour maintenir le lien social. Les politiques publiques et les initiatives communautaires jouent un rôle crucial dans cette médiation pour le bien commun. Une chose est certaine, ce n’est pas en fermant des offices postaux que l’on y parviendra. Sinon, avec Céline, j’affirme que tout finira par la canaille.

A bon entendeur, salut !