Sagres

La plupart de ceux qui ignorent les noms de Bartolomeu Dias, Vasco de Gama et Magellan, savent au
moins que les Portugais dispersés à travers l’Europe occidentale ont tendance à ouvrir partout des
cafés qui s’appellent Sagres et où l’on sert la bière du même nom. Ceci étant, la brasserie, elle n’a
jamais été à Sagres, mais près de Lisbonne. À Sagres, il y a autre chose, tout autre chose, quelque
chose de bien plus important.

À quelque cinq kilomètres de là, il y a le cap Saint-Vincent, la pointe extrême sud-ouest de l’Europe,
le vrai bout du monde. La falaise où, pour la première fois depuis longtemps, je viens d’éprouver le
vertige. Un humoriste qui tient une baraque à saucisses sur la route carrossable où l’on s’arrête avant
le phare proclame en allemand une vérité incontestable : Letzte Bratwurst vor Amerika.

Que l’on m’excuse d’insister, mais ce n’est pas tous les jours que l’on a la chance de voir le bout du
monde. Les Romains ont ressenti les mêmes choses que les touristes d’aujourd’hui. Il paraît que
Sagres serait une déformation de Promontorium Sacrum, le promontoire sacré. D’autant plus sacré
qu’au bout, et pendant des siècles, il n’y avait rien.

De Sagres, il y a plus à savoir que le goût de la bière du même nom. (Crédit photo: Picasa)

Et puis, un jour, la dynastie d’Avis a voulu donner un grand destin à son petit royaume et un prince a
consacré sa vie à réunir toutes les connaissances de son temps en matière de navigation.
Collectionner les portulans, réunir autour de lui les meilleurs capitaines, lancer expédition après
expédition. On l’a appelé Henri le Navigateur, alors qu’il n’a probablement fait qu’un seul voyage
dans sa vie, lors de la conquête de Ceuta en 1415.

Il a quitté Porto pour Lagos, et il a passé les vingt-deux dernières années de sa vie sur cette falaise.
Beaucoup d’historiens disent aujourd’hui que l’École de Sagres n’a jamais existé ; que c’est un mythe
romantique du XIX e siècle ; que toutes les expéditions ont été préparées à Lagos. Pourtant, c’est bien
ici qu’il a fini sa vie. On peut quand même supposer que des gens venaient lui rendre visite, sinon
quel sens aurait eu son séjour dans cette désolation ?

Comme tant de choses au Portugal, les bâtiments qui existaient du temps de l’Infant ont été détruits
par le terrible tremblement de terre de 1755. Et comme tant de choses encore, le fort de Sagres a été
reconstruit du temps du marquis de Pombal. Du passé le plus glorieux, il ne reste plus que les murs
d’une tour qui aurait servi de citerne du temps d’Henri le Navigateur.

Une exposition a été installée pour rappeler ce que fut la vie d’Henri le Navigateur et ce que furent
les découvertes portugaises. Une exposition modeste, certes. Mais ici, tout prend une autre
importance, puisque c’est ici que tout a commencé.

L’endroit n’est pas hospitalier, c’est le moins que l’on puisse dire. Il y a même un gouffre en plein
milieu de la falaise, que l’on a eu l’obligeance d’entourer d’une solide clôture pour diminuer la
mortalité des touristes. Après une heure à entendre le vent, je me demande comment on peut
passer une nuit ici. Alors passer toutes les nuits pendant vingt-deux ans ? Comme si l’Infant avait
voulu que le vent et le ressac lui rappelassent sans arrêt quelle était sa mission en ce monde.

En 1960, pour le cinquième centenaire de la mort du prince Henri, il y a eu une commémoration ici. Il
y avait le président du Portugal, l’amiral Tomas, le président du Brésil, Kubitschek, l’inamovible
Salazar et le cardinal Cerejeira. Curieux symbole, d’ailleurs, que la présence de ces deux-là. Ils avaient
longtemps vécu ensemble en colocation à Coimbra, comme pour prolonger leur vie d’étudiants.
Probablement la dernière fois que le chef temporel et le chef spirituel d’un pays européen se
connaissaient si bien. Deux hommes sans femme et sans enfants, comme Henri lui-même. Tous ces
gens sont oubliés depuis des lustres, sauf peut-être Kubitschek, fondateur de Brasilia. Il n’est pas
venu ici sans raison. Par des voies inattendues, il y a bien un fil de l’histoire qui relie ce promontoire
abandonné des hommes au bout de l’Europe à la capitale symbole de la modernité en Amérique du
Sud.

Pièce de monnaie célébrant le 500e anniversaire de la mort du prince Henri, en 1960.

Quand j’étais gamin, on nous faisait encore croire que le Carthaginois Hannon avait navigué jusqu’au
Gabon et qu’il avait vu le Mont Cameroun. Même Carcopino y avait cru. Il paraît que c’est encore ce
qu’on enseigne aux enfants dans les écoles camerounaises. Mais non, hélas, mille fois hélas, car moi
aussi j’ai rêvé de circumnavigations antiques. Il n’est pas allé plus loin que l’îlot de Mogador, ou peut-
être l’oued Drâa, la limite du vrai désert. (Il faudrait qu’un jour quelqu’un écrive un livre sur le rôle
considérable du Maroc dans l’Histoire, en tant qu’Extrême-Occident.) Mais non, on n’a jamais trouvé
aucun vestige punique ou romain au sud de Mogador, et il y a tout lieu de penser que personne
n’avait jamais navigué au sud du cap Bojador. Combien d’expéditions l’Infant Henri a-t-il organisées
jusqu’à ce que Gil Eanes franchisse enfin le cap ? Douze, treize ? Et ce jour-là, le petit Portugal a pris
les dimensions du monde. Une fois le premier obstacle surmonté, tout a été fait avec une facilité
déconcertante. Cap Bojador en 1434 (Gil Eanes), cap de Bonne-Espérance en 1488 (Bartolomeu Dias),
Calicut en 1498 (Vasco de Gama), le tour du monde en 1522 (Elkano après la mort de Magellan). Et
tout a commencé ici.

Des mondes inconnus se sont rencontrés, pour le meilleur et pour le pire. L’Europe a enfin échappé à
son destin de proie du djihad en établissant le contact direct avec l’Inde et la Chine. Tout, absolument tout, a changé. Tout a procédé de Sagres. Y compris le président Senghor, y compris le président Houphouët-Boigny, y compris ma propre vie. Je ne suis pas grand-chose ; mais ma propre vie est quand même importante à mes yeux ; et sans ce qui s’est passé ici, en Algarve, il y a si longtemps, elle aurait été tout autre.

Il y a eu ceux qui ont commencé les premiers et qui ont connu le succès (le Portugal et l’Espagne).
Ceux qui sont venus après et qui ont fini par rafler la mise (l’Angleterre). Ceux qui sont venus encore
plus tard et qui n’ont joué qu’un rôle plus modeste (la France, les Pays-Bas). Le paradoxe, c’est que si
la Commission de Bruxelles rêve d’une Europe qui ne parlerait qu’anglais, c’est parce que l’anglais
s’est répandu à travers le monde, ce qui aurait été impossible sans le pari des Portugais…

Un jour, un petit pays qui avait fort peu de moyens a jeté toutes ses forces dans un rêve impossible. Il
a joué, et il a gagné. Et ce projet, il ne l’a pas conçu dans sa capitale ou dans un grand port. Il l’a mûri,
il l’a préparé ici, au bout de la terre, au milieu de rien, là où tout était soumis à l’océan et où tout
rappelait l’âpreté du défi à relever.

Ici, à Sagres, extrémité de l’Europe, commencement du monde.