Libre de se taire

En langage journalistique, Korab Rashiti constitue ce que l’on appelle un «trublion»: un politicien qui ne connaît pas l’autocensure et fait feu de tout bois sur les réseaux sociaux. Seulement voilà, le député de Gerolfingen vient de mettre le feu aux poudres lors d’une discussion avec l’historien Raphael Racine, ancien élu socialiste. En cause: l’assimilation de l’idéologie de son interlocuteur aux totalitarismes du siècle dernier, et l’idée que les socialistes d’aujourd’hui auraient simplement renoncé à la moustache – d’Hitler ou de Staline, à chacun son interprétation. Un dépassement de la «ligne rouge» qui incite Raphael Racine à exiger sa démission du Grand Conseil, annonce Le Journal du Jura. Étrange pudeur pour un historien: l’un de ses collègues, Johann Chapoutot, n’est-il pas passé sur les plus grandes chaînes d’informations en 2020 pour défendre un essai sur les racines nazies du management? Quand il est de gauche, l’intellectuel semble avoir peu d’ennuis en assimilant «lutte pour la vie» des nazis et lutte pour la compétitivité capitaliste. Et combien de fois, en Suisse, des propositions du parti de Korab Rashiti ont-elles été comparées à des politiques allemandes du siècle dernier?

On est libre de trouver, ou non, élégants les propos en question. Pour notre part, nous ne sommes pas friands de comparaisons entre partis qui respectent les usages démocratiques et dictatures qui massacraient des innocents, qu’elles soient communistes ou nazies. Reste qu’en traçant de nouvelles «lignes rouges», à géométrie variable qui plus est, c’est encore à la liberté que l’on s’en prend. Et c’est autrement plus effrayant que des propos trop enlevés sur Facebook.

À Lausanne aussi…

Situation inversée au Conseil communal de la Capitale Olympique. Cette fois, c’est Franziska Meinherz, élue d’extrême-gauche au tempérament particulier, qui a comparé un municipal à un nazi. La grande faute du PLR Pierre-Antoine Hildbrand, avoir vanté «l’émancipation par le travail» lors d’un débat sur la mendicité. Au moment où ce journal sera mis sous presse, gageons qu’une batterie d’historiens aura également condamné des raccourcis indignes. RP




Le rap «libéré» n’apprécie guère les homos

Taper sur les homosexuels dans ses chansons pour créer le buzz. C’est ça, désormais, la marche à suivre pour se faire connaître dans le rap?

Je pense que Tovaritch a été autant surpris que moi de tout ce buzz. Cela fait des années qu’il est dans le circuit, avec une personnalité et un style bien à lui. Il s’est créé une petite fan base avec son rap que je classerais dans la catégorie «musique de salle de muscu», il n’a jamais prétendu faire plus. Le rap semble être pour lui un petit à-côté et il n’a du reste pas l’air d’être particulièrement à plaindre financièrement. Si je comprends et soutiens complètement le combat contre l’homophobie, j’ai un peu l’impression qu’en s’en prenant à Tovaritch on se trompe de cible.

Mais alors comment expliquer cette mise en scène, une fois la polémique en marche, où il se fait filmer en train d’apporter un gâteau à une association LGBTQIA+?

C’est certainement sa manière de relativiser ses propos, de dire qu’il n’a rien contre les homosexuels. Pour lui, aller offrir un gâteau à une association était une manière d’enterrer la hache de guerre, de dire «bon les gars on peut passer à autre chose maintenant». Ça a été pris comme de la provoc. Alors oui il y en a un peu, mais pour moi on est au niveau d’une blague potache. Ce n’est évidemment pas très malin, mais qu’attendre de plus d’un Tovaritch…? Et puis surtout il me donne l’impression de joyeusement se foutre de toute cette affaire. Pour lui, ce qu’il dit dans son rap n’a rien de violent. C’est une rhétorique commune dans le monde du sport, cette homophobie ordinaire du type  «on est des vrais bonshommes, on n’est pas des pédés». Bien entendu je dénonce ce genre de propos, mais quand on remarque que des centaines de commentaires provenant de la communauté LGBTQIA+ sur sa page Instagram le traitent d’homosexuel refoulé j’ai un peu l’impression que cette homophobie ordinaire est tolérée quand elle émane des concernés…

Toute sa conduite ressemble quand même drôlement à une course au buzz, non?

Au départ c’est une page Instagram LGBTQIA+ qui a créé ce buzz, très vite repris par les associations et certains politiques… Après oui il en joue, il surfe dessus en faisant du Tovaritch. Dans le rap on aime bien cette citation «Qu’on parle de moi en bien ou en mal, peu importe. L’essentiel, c’est qu’on parle de moi», donc oui il en profite, mais il ne tombe jamais dans la violence, ça reste potache. Et sans vouloir minimiser le problème réel de misogynie et d’homophobie dans le rap, pour le coup la réelle violence est surtout du fait de la communauté LGBTQIA+ si on en croit les printscreens partagés par Tovaritch dans lesquels on peut trouver des menaces de mort, voire de viol sur sa fille…

On a l’impression que les associations LGBTQIA+ se retrouvent face à un mur, avec cette affaire. Comment l’expliquer?

Il y a certainement plusieurs pistes à explorer, mais selon moi l’une des plus pertinentes est celle des nouveaux modèles de business pour les artistes sur le Net. Tovaritch est un artiste parfaitement indépendant qui streame. Il diffuse sa musique sans avoir besoin d’une maison de disque. Il n’y a personne pour faire pression et lui dire ce qu’il peut dire ou non. Et surtout, quand une polémique éclate il est libre de réagir comme il le veut, il n’a pas à être politiquement correct pour conserver un contrat. Il peut tout simplement s’en foutre… Freeze Corleone, un autre rappeur attaqué pour ses paroles, est un peu dans la même situation. Il était signé en major quand une polémique a débuté, il a refusé de rentrer dans le rang et s’est donc fait virer. Depuis il est un des artistes rap français qui streament le plus et ses concerts sont tous complets (quand ils peuvent avoir lieu). Le fameux tribunal du Net se retrouve désormais face à des gens qui se sont libérés et qui, maîtres de leur destin, peuvent décider de réagir aux polémiques comme ils l’entendent.




Anatomie d’un délire bien-pensant

Nous sommes vendredi 2 septembre en fin de journée, à Henniez, devant le nouveau café exploité par la Commune. Un bistrot – déclarons d’emblée nos intérêts – qui propose Le Peuple à ses clients. L’assemblée est solide, compte-tenu des 400 habitants de l’endroit, et devise tranquillement autour d’un verre tandis que la présidente du Conseil d’État, Christelle Luisier, est attendue pour un discours. La partie officielle débute. Un des exploitants des lieux, d’origine mauricienne, prend la parole le premier pour rassembler les convives. Puis paisiblement, un chœur mixte commence à chanter «bonjour» dans toutes les langues, de l’espagnol à l’arabe.
Voilà le point culminant, aussi paisible que joyeusement banal, d’une triste affaire débutée près d’une semaine plus tôt dans la presse. A l’origine, une lettre vengeresse d’un habitant, ancien patron d’un bistrot qui n’est pas parvenu à tenir sur le long terme dans la commune. Peu assidu au Conseil général, il n’en dénonce pas moins l’implication des autorités dans la mise sur pied du projet, la personne du syndic, et l’imagerie choisie pour l’endroit. «L’inadmissible, ce qui interpelle», dit-il avec emphase, est qu’un tel endroit s’appelle Le Confédéré, et montre une représentation stylisée de hallebarde dans la rue. Ce serait, apprend-on, un clin d’œil à l’extrême-droite inacceptable. Ni une ni deux, un habitant prend la défense de la Municipalité dans un deuxième tout-ménage, avant que l’exécutif lui-même réponde à son administré.

Une construction de toutes pièces

Récapitulons: un habitant mécontent sort du bois et règle ses comptes dans un tout-ménage, deux semaines avant une inauguration. Des accusations graves sont portées contre un individu, avec lequel il ne semble pas vouloir garder les vaches. A ce stade, toute cette valse d’amabilités aurait pu rester à l’état de tempête dans un verre d’eau, à ceci près que La Liberté, dont seul un photographe s’est rendu sur place, enclenche la machine. «Polémique villageoise sur le nom du bistrot», écrit-elle sur ses affichettes. Un mot-clé apparaît: diviser. Une seule personne, visiblement en rupture, se plaint d’un projet décidé au sein des instances démocratiques, mais Le Confédéré devient «le bistrot qui divise». 24 heures, quelques jours plus tard, élabore: non seulement le bistrot «divise le village au lieu de le réunir», mais «le nom et l’enseigne retenus créent la polémique».

De polémique, ce vendredi 2 septembre, il n’y en aura guère. Amusée, la présidente du Conseil d’État glissera rapidement un mot sur l’affaire dans un discours tout à fait apaisé sur les vertus de la démocratie villageoise. Quant au syndic, muet depuis le début de l’emballement médiatique, il évoquera un lieu «dédié à la joie de vivre, à la cohésion sociale». Une auberge «où se retrouvent des représentants de tous milieux». Et de citer l’auteur anglais G. K. Chesterton, pour qui «le déclin des tavernes n’est qu’un aspect du déclin général de la démocratie.»

Partie officielle terminée. Dans l’assemblée, une jeune fille voilée boit un verre de soda aux côtés de quelque sommité locale. Des enfants jouent dans le parc situé à quelques mètres. Nul esclandre. Une fête de village tout à fait banale, mais chaleureuse. Tandis que tout ce joli monde se rassasie, un nouveau reportage sur la polémique, bien difficile à constater sur place, commence à tourner sur La Télé. D’aucuns le découvriront en fin de soirée. Et l’on s’étonnera d’avoir été tous réunis par un bistrot qui, dans la langue des médias, devait diviser la population.

Comment a-t-on pu en arriver là? En trois points.

D’un point de vue journalistique, voici les éléments qui ont concouru à créer un décalage sidérant entre le récit des journalistes (présomption de sympathie pour l’extrême-droite, division du village) et la réalité, d’une glorieuse banalité.

1) La distance par rapport au terrain: Le premier article a été réalisé par une personne qui n’a pas jugé utile de se rendre sur les lieux. C’est pourtant ce papier qui a posé les jalons des sujets à venir, imposant la notion de «division».

2) La logique comptable des journalistes: Deux ou trois éléments concordants, dans la langue des médias, suffisent généralement à valider l’hypothèse de la «tendance». De même, ici, des lettres ouvertes successives, même lorsqu’elles contribuaient à donner l’image d’un quérulent isolé, ont suffi à valider le thème de la guéguerre clochemerlesque.


3) Une question de taille:
À quoi bon prendre des pincettes avec une administration villageoise qui, certes, agit dans les règles, mais avec une sensibilité conservatrice? Aurait-on imaginé offrir un tel porte-voix à un, voire trois habitants qui, à Lausanne, auraient dénoncé la politique de la Municipalité? Non, parce qu’un tel exécutif, avec ses qualités et ses défauts, ne sera jamais jugé «sulfureux».