Du Covid aux pénuries, l’autoritarisme mou

La stratégie «de la carotte et du bâton». C’est ainsi que nos confrères de 24 heures, au début du mois, ont synthétisé l’ensemble des mesures proposées par Berne, avec le soutien d’une large coalition d’acteurs économiques et politiques, pour faire face aux menaces de pénuries d’énergie. Au menu, des «recommandations» aussi basiques que remplir complètement le lave-vaisselle avant de l’utiliser, bien essorer le linge ou – nous citons – «aérer intelligemment» sa demeure.

Pas peur du ridicule

Autant de bons conseils qui nous forcent à faire un constat clair: face aux enjeux de taille, les dirigeants ne craignent plus d’assumer un certain ridicule en se substituant aux cadres familiaux, où se passaient naguère ces savoirs. «Ces conseils me font rire dans la mesure où les plus généraux invitent à faire ce que les vieux de mon genre font, s’amuse d’ailleurs Suzette Sandoz, ancienne Conseillère nationale libérale. Cuire avec un couvercle, faire bouillir l’eau dans une bouilloire plutôt que dans une casserole, éteindre la lumière systématiquement, se doucher plutôt que se baigner.» Là où l’affaire devient moins amusante, c’est quand Berne menace de manier le bâton, pardon, de faire recours à un «appel plus pressant», dans le langage du Conseiller fédéral Guy Parmelin. Il est ainsi prévu que, si le volontarisme ne suffit pas, les Cantons se muent en policiers de la consommation d’énergie dans les ménages, pour éviter notamment que ces derniers soient chauffés au-delà de 19 degrés. «Ce qui est sûr, c’est qu’une surveillance dans les maisons individuelles serait irréalisable, conclut Suzette Sandoz. Ce sont les éventuels modes de surveillance qui m’inquièteront.»

Un héritage en question

Co-fondateur du Mouvement Fédératif Romand, né de l’opposition à la loi Covid, Daniel Rousseau va encore plus loin. Pour lui, cette façon d’agiter la carotte et le bâton est un héritage clair de la gestion de la pandémie: «La recette est assez simple: il faut agiter le drapeau de la peur sur nos libertés en décrivant le pire. Dans un second temps, on annonce au peuple que c’est moins pire que prévu pour le convaincre qu’il doit accepter aujourd’hui ce qu’il aurait refusé hier. Ce concept s’appelle ʻla soumission librement consentieʼ et il est largement utilisé dans la vente.» Une illusion démocratique qui le conduit à la question suivante: «La manipulation psychologique pour le bien commun est-elle justifiée?»

«Ces conseils me font rire dans la mesure où les plus généraux invitent à faire ce que les vieux de mon genre font.»

Suzette Sandoz, ancienne Conseillère nationale libérale

Président du groupe Ensemble à Gauche au Conseil communal de Lausanne, Johann Dupuis tempère: certes, l’approche a été utilisée pour le Covid, mais non, elle n’a pas été inventée pour lui. Il s’agirait en réalité d’un héritage néolibéral de l’ère Thatcher-Reagan, dans les années 80: «L’état ne doit plus réglementer ni même réguler, mais informer, conseiller voire tout au plus inciter à». Une posture qui le pousse à invoquer la possibilité d’interdictions uniquement en cas de crise grave, ou «comme une espèce d’épée de Damoclès qui interviendrait seulement pour venir trancher une main invisible éventuellement égarée».
Un nouveau mode de «management» des peuples qui, quelle que soit son origine, laisse ouverte une question fondamentale: combien de temps un peuple unifié par le désir de liberté acceptera-t-il de se laisser mener avec une carotte et un bâton, à la manière des ânes?




Les menaces pour rattraper les erreurs

Ce «portefeuille de mesures», préparé par l’OSTRAL (Organisation pour l’approvisionnement en électricité en cas de crise), comprend notamment, si les réserves d’énergie venaient à être compromises, l’interdiction d’utiliser les jacuzzis, les saunas, voire les ascenseurs. Fabrice Moscheni, ingénieur EPFL et élu UDC au Conseil communal de Lausanne, juge que de telles mesures sont une manière très cavalière pour le Conseil fédéral de ne pas prendre ses responsabilités: «Se passer de jacuzzis ou de saunas, pourquoi pas. Mais interdire l’utilisation des ascenseurs aux personnes handicapées est une mesure stigmatisante.»

Ce chef d’entreprise demande dès lors que le gouvernement explique quelles sont les mauvaises décisions qui nous ont menés jusque-là et comment il entend assumer ses responsabilités. Un devoir de transparence nécessaire au moment de diminuer le niveau de vie des Suisses.

« Remplacer le réflexe du thermostat que l’on pousse vers le haut au premier ressenti de froid par un pull supplémentaire porté dans le logement, permettra d’économiser des quantités non négligeables de gaz naturel. »

Philippe Petitpierre, président du Conseil d’administration des sociétés du Groupe Holdigaz SA

Philippe Petitpierre, président du Conseil d’administration des sociétés du Groupe Holdigaz SA, basé à Vevey, est moins critique. Il estime que le plan d’action de l’OSTRAL est cohérent lorsqu’il en appelle aux économies d’énergie pratiquées prioritairement sur les appareils de nécessité accessoire comme la climatisation, les ascenseurs ou les télévisions: «Il devrait en aller de même pour le gaz, quand bien même les applications sur lesquelles nous pourrions avoir prise sont nettement moins nombreuses que pour l’électricité, soit: le chauffage, la cuisson, la production d’eau chaude, la mobilité, les applications industrielles, pour les principales.» Pour le spécialiste en énergie, la seule aide de la part de la population serait d’abaisser le chauffage de un à plusieurs degrés: «Remplacer le réflexe du thermostat que l’on pousse vers le haut au premier ressenti de froid par un pull supplémentaire porté dans le logement, permettra d’économiser des quantités non négligeables de gaz naturel. Une baisse de 1°C correspond à une diminution de la consommation de 7%.»

Dans son catalogue de mesures, l’OSTRAL prévoit, en dernier recours, des interruptions cycliques d’une durée de quatre à huit heures. L’organisation précise qu’une telle éventualité aurait de lourdes conséquences pour l’économie et les citoyens. Les experts demandent donc à tout un chacun d’apporter sa pierre à l’édifice: «Economiser ensemble suffisamment et de manière solidaire pour empêcher à tout prix les coupures!», point d’exclamation à l’appui.

Pourquoi cette situation?

Mais comment la Suisse en est-elle arrivée à une situation telle que le rationnement devient une option? L’Office fédéral de l’énergie (OFEN) déclenche la machine à langue de bois: «En Europe, la situation est de plus en plus tendue en matière d’énergie, principalement en ce qui concerne le gaz. Depuis mars 2022, le Conseil fédéral et l’industrie gazière suisse œuvrent conjointement à renforcer l’approvisionnement en gaz de la Suisse pour l’hiver prochain en s’assurant des capacités de stockage dans les pays voisins et en prenant des options sur des livraisons supplémentaires de gaz.»

« Je suis atterré par la manière dont les analyses concernant les perspectives énergétiques ont été menées. Le Conseil fédéral doit prendre ses responsabilités et se rendre compte qu’il s’est trompé en permettant l’abandon du nucléaire. »

Fabrice Moscheni, Ingénieur EPFL et élu UDC au Conseil communal de Lausanne

Pour Fabrice Moscheni, c’est surtout la politique d’approvisionnement de la Suisse, depuis plusieurs années, qui doit être questionnée: «Je suis atterré par la manière dont les analyses concernant les perspectives énergétiques ont été menées. Le Conseil fédéral doit prendre ses responsabilités et se rendre compte qu’il s’est trompé en permettant l’abandon du nucléaire. Nous devons diversifier les sources énergétiques: hydraulique, renouvelable mais aussi nucléaire, qui est une énergie à bas taux carbone et pilotable.» Discours militant ou simple constat objectif? «La décision prise par Bruxelles le 6 juillet de considérer le nucléaire et le gaz naturel comme des énergies contribuant positivement à faciliter et améliorer la transition énergétique répond à la question», appuie Philippe Petitpierre. Néanmoins, il juge que tous les problèmes ne doivent pas être imputés aux militants anti-nucléaire: «Ce serait un peu facile de désigner les écologistes comme portant une responsabilité dans ce qui nous arrive en matière d’approvisionnement en gaz naturel. Par contre, l’idéologie est mauvaise conseillère quand elle est monolithique, et que l’on ne prend pas le soin d’analyser la situation sur un plan plus large que la seule défense de l’environnement.»

Fruit de l’enthousiasme écologique de la dernière décennie, le non à l’énergie atomique, décidé par votation populaire en mai 2017, n’est pas irrévocable selon Fabrice Moscheni: «Persister dans l’erreur n’est pas acceptable pour le futur de la Suisse. Le Conseil fédéral doit prendre l’initiative de proposer de relancer l’énergie nucléaire. A l’instar du droit de vote pour les femmes qui a nécessité plusieurs essais avant d’être accepté, le peuple peut changer d’avis et s’approprier l’idée que l’énergie nucléaire est nécessaire dans notre mixe énergétique.»

Les Verts suisses n’ont visiblement pas apprécié le revirement pro-nucléaire de l’UE. Ils l’ont fait savoir sur Twitter.

Un fumet soviétique

Si le catalogue de mesures est déjà dans les tuyaux, quand et comment celles-ci seront-elles déployées? Réponse de l’OFEN: «En cas de contingentement de la consommation d’électricité, le respect serait contrôlé par les gestionnaires de réseau de distribution, le contrôle du respect des restrictions de consommation dépend des interdictions et restrictions concrètement prescrites.» Des perspectives qui sentent bon le triomphe de la bureaucratie et la surveillance des gestes les plus anodins. L’OFEN précise qu’en cas d’infraction aux mesures d’intervention fondées sur la loi sur l’approvisionnement du pays (LAP), l’Office fédéral pour l’approvisionnement économique du pays (OFAE) pourra prendre des mesures administratives et, par exemple, réduire les attributions. Les infractions sont en outre punies conformément à l’art. 49 LAP. La poursuite pénale incombe aux cantons.

Art. 49 LAP

Infractions aux dispositions régissant les mesures d’approvisionnement économique du pays
1 Est puni d’une peine privative de liberté de trois ans au plus ou d’une peine pécuniaire quiconque, intentionnellement:
a. enfreint les prescriptions sur les mesures d’approvisionnement du pays édictées en vertu des art. 5, al. 4, 28, al. 1, 29, 31, al. 1, 32, al. 1, ou 33, al. 2;
b. viole une décision qui se fonde sur la présente loi ou sur ses dispositions d’exécution bien qu’il ait été averti de la peine prévue par le présent article, ou
c. viole un contrat qui se fonde sur la présente loi ou sur ses dispositions d’exécution et auquel il est partie, bien qu’il ait été averti de la peine prévue par le présent article.
2 Si l’auteur agit par négligence, il est puni d’une peine pécuniaire de 180 jours-amende au plus.