Oscar Wilde : Histoire d’une âme

J’ai toujours un ou deux livres avec moi. Il y a bien des années, à la suite d’un départ précipité, j’oublie d’emporter mon viatique. Sur le quai de la gare, j’ouvre ma musette et je constate avec effroi mon erreur. Que faire ? Je décide d’aller examiner ce que le kiosque à proximité propose. Les revues m’intéressant peu, j’examine le tourniquet à livres et mon regard s’arrête sur Le portrait de Dorian Gray d’Oscar Wilde. Faute de mieux, j’achète le roman et commence sa lecture en attendant le train. Le trajet terminé, saisi par cette œuvre, je décide d’acquérir l’édition de la Pléiade d’Oscar Wilde, qui fut suivie quelques jours plus tard par le volume de sa correspondance. 

Un provocateur dans l’Angleterre victorienne

Parmi les éclats de la société victorienne émerge une figure à la fois énigmatique et captivante : Oscar Wilde. Né sous les cieux d’Irlande, dans la paisible effervescence de Dublin, le 16 octobre 1854, il fut, dès sa jeunesse, marqué par une éducation raffinée. Après un passage au Trinity College de Dublin, la scène littéraire londonienne l’accueillie en lui ouvrant ses portes dorées et ses salons enivrants. Ses mots d’esprit captivent les esprits et enflamment les cœurs, révélant un talent sans égal dans l’art de l’écriture.

Ses œuvres, telles que Le Portrait de Dorian Gray ou L’importance d’être Constant, une comédie jouant avec les masques de la société, demeurent des œuvres intemporelles de la littérature anglophone. À travers elles, Wilde se révèle non seulement comme un conteur exceptionnel, mais aussi comme un observateur subtil des paradoxes de la condition humaine.

Sa destinée, telle un drame shakespearien, connaît une chute tragique. Sa relation avec Lord Alfred Douglas le conduit sur les routes tumultueuses de la condamnation sociale et de la tragédie personnelle. Après avoir affronté les tourments de la prison suivis des rigueurs de l’exil, Oscar Wilde trouve refuge à Paris où il meurt le 30 novembre 1900 à l’âge de 46 ans.

Condamnation d’Oscar Wilde à cause de son homosexualité.

Une éthique qui ne dit pas son nom

Il semble facile d’appliquer la citation de Dorian Gray à la vie d’Oscar Wilde : « Je n’ai recherché le bonheur. Qui désire le bonheur ? J’ai recherché le plaisir. » (Le Portrait de Dorian Gray, p. 537) Il serait aisé de faire de lui un autre Lord Henry ou un Dorian Gray de surcroît. Que nenni ! Une clef de lecture, autant intéressante que mystérieuse, se trouve dans la préface du Portrait de Dorian Gray : « Tout art est à la fois surface et symbole. Ceux qui plongent sous la surface le font à leurs risques et périls. Ceux qui déchiffrent les symboles le font à leurs risques et périls. » (Le Portrait de Dorian Gray, p. 347). En abordant la vie et l’œuvre du dandy scandaleux, on peut rester à la surface ou plonger à nos risques et périls. On ne s’approche pas sans crainte de la vérité mystérieuse et déroutante de l’âme humaine.

L’éthique de Wilde ne se résume pas une existence exclusivement hédoniste tournée vers les plaisirs sensibles. Certes, il y a bien un côté jouisseur chez lui qui n’hésiterait pas à se faire « tuer pour une sensation » (Lettre 59, 12 décembre 1885, p. 118). La fascination qu’il ressent pour « le mystère des goûts » (idem) et ses vertiges lui laisse cependant parfois une saveur amère. Une sorte de nostalgie des moments d’extases sensibles, les ombres de ce qu’il a éprouvé et de ce qu’il aspire à éprouver. Son regret d’un autre monde, d’une autre vie, n’est pas quelque chose de spirituel ou de métaphysique. Il s’en défend ardemment. Pour Wilde « la citta divina n’a pas de couleur, et la fruitio Dei pas de signification » (Le Critique comme artiste, p. 873). Il ferme alors ostensiblement la porte à la métaphysique et à « l’extase religieuse ». Refusant toute forme de transcendance, Wilde oriente volontairement son désir intime, sa nostalgie vers le monde sensible.

Cependant Wilde regrette de n’avoir « plus accès au parvis de la cité de Dieu » (idem). On peut se faire une idée de la portée de ce renoncement, un véritable drame intérieur dans la vie de Wilde, en le rapprochant de celui que doit faire le jeune Dorian Gray qui « sentait que le moment était véritablement venu pour lui de faire un choix. Mais son choix n’avait-il pas déjà été fait ? Oui, la vie avait décidé pour lui – la vie, mais aussi la curiosité infinie qu’il portait à la vie » (idem).

Wilde est conscient de cette quête du bonheur. Des deux voies qui se sont offertes à lui, il a choisi la moins fréquentée. Peut-être que cela a fait toute la différence ? Pour atteindre ce à quoi il aspire, il partage avec Lord Henry « l’un des grands secrets de la vie : guérir l’âme par les sens et les sens par l’âme » (ibid. p. 368). Mais devant l’impossibilité de guérir les sens par l’âme, il se contente de guérir l’âme par les sens. C’est là que prend naissance l’hédonisme ou « le nouvel hellénisme » prôné par Wilde. Contrairement aux apparences, le plaisir n’est pas premier dans cette option fondamentale. Il n’est que « la pierre de touche de la Nature, le signe d’approbation qu’elle nous donne » (ibid. p. 423).

Un nouvel hellénisme

Le « nouvel hellénisme » est en fait une éthique de la sculpture de soi. Wilde prend à son compte une idée antique qui lui a été enseignée à Oxford par Walter Pater via la Renaissance : « (Dieu) prit donc l’homme, cette œuvre indistinctement imagée, (…) il lui adressa la parole en ces termes : (…) si nous ne t’avons fait ni céleste ni terrestre, ni mortel ni immortel, c’est afin que, doté pour ainsi dire du pouvoir arbitral et honorifique de te modeler et de te façonner toi-même, tu te donnes la forme qui aurait eu ta préférence » (Pic de la Mirandole, Oratio de hominis dignitate, trad. Y. Hersant, Paris 1993, p. 9).

L’Artiste comme homme accompli

L’éthique est en même temps une esthétique. Le geste beau est un geste moral et vice-versa.  Les personnes qui peuvent poser des actes beaux et moraux, se sont déjà réalisées elles-mêmes : « les poètes, les philosophes, les hommes de science, les hommes de culture, en un mot les hommes véritables » (Le Critique comme artiste, p. 891). Wilde appelle ce type de personne des « Artistes », puisqu’ils sont les artisans de leur propre devenir, de leur propre personnalité. 

L’Artiste « passe, non du sentiment à la forme, mais de la forme à la pensée et à la passion » (idem). C’est cela guérir l’âme par les sens. Toutefois, il reste faible et limité derrière sa prétention à se sculpter soi-même. Wilde pense qu’il « ne peut qu’en être ainsi. Cette concentration même de la vision et cette intensité du projet, qui caractérisent le tempérament artistique, sont par elles-mêmes une forme de limitation » (La plume, le crayon, le poison – Etude en vert, p. 806). Il a bien pressenti l’incomplétude et l’imperfection de l’Artiste, lequel est une sorte d’être en crise, un perpétuel « adolescent solitaire, aux traits déjà formés, au cœur sans oreilles ou aux yeux sans entrailles, il détonne. Attiré, attirant, fait pour séduire, il sent sa tête trop lourde, sa peau trop fine, ses membres étrangers à l’étreinte » (F. Dolto, Le dandy, solitaire et singulier, Paris 1999, p. 18-19). Sans cette imperfection innée qui l’empêche de réaliser pleinement son idéal, l’Artiste ne serait plus un Artiste, mais un vague artisan qui marchande sa vie, un nouveau Sisyphe condamné à se sculpter perpétuellement. Cette tragédie, qui se joue dans l’âme de l’homme, est une tension permanente qui permet à l’Artiste d’exister quasi funambuli entre le déjà et le pas encore. 

Le refus de l’ascétisme

Comment se manifestent l’incomplétude et l’imperfection ? L’Artiste évacue de son éthique la souffrance, l’esprit de sacrifice, c’est-à-dire la dimension ascétique de l’existence humaine. Celle-ci « n’est qu’une méthode permettant à l’homme d’interrompre sa marche en avant » (Le Critique comme artiste, p. 849-850). L’ascèse est un obstacle parce qu’elle empêche d’avancer librement, et surtout parce qu’elle veut orienter la sculpture de soi. Il existe bien un type d’ascèse dans l’éthique wildienne ; elle est « d’ordre esthétique et non plus morale » (ibid., p. 841-842).

Le rejet de la souffrance implique automatiquement un refus clair et net de la compassion et de la charité. Telle est la vertu principale du « nouvel hellénisme » : l’individualisme. On serait porté à croire que l’individualisme s’identifie à l’égoïsme. Pas tout à fait. N’oublions pas que Wilde aime à manier le paradoxe qui « est le chemin de la Vérité » (Le Portrait de Dorian Gray, p. 386). En réalité, il opère ici un changement de paramètres éthiques qui représente une véritable inversion des valeurs morales traditionnelles de la société victorienne : « Lorsque l’homme réalisera l’individualisme, il réalisera la sympathie et la manifestera librement et spontanément. Jusqu’à présent l’homme n’a guère cultivé la sympathie. Il se contente de sympathiser avec la souffrance, et sympathiser avec la souffrance ne représente pas la forme de sympathie la plus haute. Toute sympathie est noble, mais la sympathie face à la souffrance en représente la forme la moins raffinée. Elle est entachée d’égoïsme. Elle court le risque de devenir morbide. Nous y révélons une certaine terreur à l’égard de notre propre sort. Nous redoutons de devenir nous-mêmes comme le lépreux ou l’aveugle, sans que personne prenne soin de nous. Elle est aussi curieusement restrictive. » (L’Âme de l’homme sous le socialisme, p. 962)

On ne peut donc qualifier cette éthique d’égoïste, mais plutôt de narcissique. L’Artiste ne doit s’occuper que de lui-même. Il se contemple, jamais satisfait, afin de tailler et de retailler sans cesse dans le marbre blanc son existence pour devenir une personne accomplie, une œuvre d’art. Le burin qui lui permet de tailler sa propre statue n’est autre que l’esprit critique face au monde extérieur mais aussi face à lui-même. La critique est le guide de l’Artiste dans sa marche vers le perfectionnement.

Wilde ne réussira pas à tenir en équilibre sur la corde raide du « nouvel hellénisme » et la chute sera d’autant plus douloureuse qu’il est brillant.

Couverture de la traduction russe de La Ballade de la geôle de Reading, en 1904 (portrait par Modest Durnov (1868-1928).

Le creuset de la souffrance

La vie de l’Artiste devait être « un long et ravissant suicide » (Lettre 59, 12 décembre 1855, p. 118), c’est ce qui est arrivé à Wilde. Il a assassiné sa réputation, sa vie mondaine, par les sens. Au lieu de guérir son âme, les sens l’ont emprisonnée et tuée : « Tandis que le corps mange, boit et prend ses plaisirs, l’âme dont il est la demeure peut mourir entièrement » (De Profundis, p. 290). Il n’est pas dupe de l’orientation erronée de son désir qui, au lieu d’assouvir son âme, l’a affamée. 

Au travers des événements qui ont signifié ce suicide aux yeux du monde et à ses propres yeux, effarés et consentants malgré lui, Wilde fait l’expérience de ce qu’il avait rejeté jusque-là : la souffrance. Ce dandy maniéré découvre la souffrance, tant physique que morale. Elle est « un terrible feu » (Lettre 180, 22 mai 1897, à Mrs Bernard Beere, p. 398) qui purifie et détruit.

Loin de la société mondaine de Londres, Wilde laisse tomber un à un ses masques, ses parures de séducteur pour se voir tel qu’il est. L’expérience carcérale l’invite à faire un retour sur lui-même afin de quitter « le vice suprême : être superficiel » (De Profundis, p. 280). Il analyse avec une réelle acuité sa situation et en tire les conséquences : « (…) Si ma vie semble ruinée aux yeux du monde extérieur, aux miens elle ne l’est pas. Vous aurez, je le sais, plaisir à savoir qu’à ce qu’il paraît, de toutes mes épreuves – du silence, de la vie solitaire, de la faim, des ténèbres, de la douleur, de l’abandon, de la disgrâce – de tout cela je peux extraire quelque bien » (Lettre 180, 22 mai 1897, à Mrs Bernard Beere, p. 398).

Par la souffrance, Wilde découvre un « nouveau monde » (De Profundis, p. 306). L’orgueil et le narcissisme sous-jacents dans le « nouvel hellénisme » font place à l’humilité qui est la ligne d’horizon de son « nouveau monde ».

La découverte du Christ

Alors que « les prêtres et les gens qui pérorent sans sagesse parlent parfois de la souffrance comme d’un mystère » (ibid. p. 306), Wilde la découvre comme une révélation. Ce qu’il avait d’instinct deviné de l’art, « de la vie ; il va le saisir » (idem) avec « une parfaite clarté de vision et une compréhension totale » (idem). Il tend à discerner ce qu’il n’avait pas encore aperçu auparavant, ce qui était plus intime à lui-même que lui-même : le Christ.

Il est vrai que Jésus-Christ n’est pas un inconnu pour Wilde. Il en parle dans d’autres de ses écrits avant la rédaction du De Profundis. Ce qui est curieux, c’est qu’il l’appelle « Jésus » ou « Jésus-Christ » mais rarement « Christ » avant ses dernières épreuves. Jésus est pour lui un grand homme historique qu’il n’hésite pas à comparer à César. Il n’admire en Jésus que le philanthrope, l’homme accompli mais jamais le Sauveur, le Christ. Dès ses écrits de prison, on assiste à un changement, Jésus est appelé simplement « Christ ». Ce changement de vocabulaire me porte à croire que Wilde, du tréfonds de sa misère, a quitté le Jésus de Renan pour le Christ des Évangiles : le Rédempteur. Il est d’ailleurs regrettable que dans la traduction française de la Pléiade on ait systématiquement remplacé « Christ » par « Jésus » dans le De Profundis, ceci afin de « souligner l’influence de l’ouvrage de Renan » (traduction française de la Pléiade, notice au De Profundis, p. 1691).

Wilde parle à demi-mot de sa rencontre avec le Christ : « Une fois au moins dans sa vie, tout homme chemine avec le Christ vers Emmaüs » (De Profundis, p. 326). Cette confession implique une réelle épiphanie du Sauveur dans la vie du prisonnier, comme dans celle des deux disciples qui reconnaissent Jésus au cœur même de leur doute et de leur souffrance. Les doutes, Wilde les a connus quand il écrit avec amertume : « J’ai le sentiment que j’aimerais fonder un ordre pour ceux qui ne peuvent croire : la Confrérie des Orphelins, l’appellerait-on, où devant un autel sur lequel ne brûlerait aucun cierge, un prêtre qui n’aurait pas la paix au cœur célébrerait l’office avec du pain profane et un calice vide de vin » (ibid. p. 300-301). Loin d’être purement et simplement un iconoclaste, Wilde vit une crise profonde, où il se trouve aux prises avec la foi nue qu’il nomme agnosticisme. Tout lui est inutile, rien ne l’aide : ni la morale, ni la religion, ni la raison.

Il prend, peu à peu, conscience que Jésus est le Rédempteur de l’humanité, ce qui éveille en lui une profonde réflexion : « Il me reste encore presque incroyable qu’un jeune paysan galiléen ait imaginé qu’il pourrait porter sur ses épaules le fardeau du monde entier, tout ce qui avait déjà été fait et souffert et tout ce qui serait encore fait et souffert : (…) que ce jeune paysan galiléen l’ait non seulement imaginé, mais accompli, de sorte qu’à l’heure présente tous ceux qui découvrent sa personnalité (…) se voient (…) libérés de la laideur de leur péché et se voient révélés à la beauté de leur souffrance » (ibid., p. 312-313).

L’expérience de la charité et de la miséricorde

Même si Wilde tâtonne quelque peu avant d’envisager réellement le fait que le Christ ait accompli l’œuvre de Rédemption, il s’agit bien pour lui d’une rencontre avec la personnalité du Christ qui le sauve au plus intime de sa souffrance. En s’approchant du Sauveur, il découvre la charité. L’amour que le Christ enseigne « est le secret primordial du monde, le secret perdu qu’ont cherché les sages (…). C’est seulement par l’amour qu’on peut approcher du cœur du lépreux et des pieds du Seigneur » (ibid. p. 315).

En lien avec cette charité, Wilde fait l’expérience de la miséricorde du Christ. Pour Jésus, « il n’était pas de lois : il n’existait que des exceptions » (ibid. p. 323) qui ne sont autres que les personnes qu’il rencontre et qu’il sauve. Les lois sont bonnes pour ceux que Wilde appelle les philistins, qui jugent et condamnent. Jésus, lui, regarde jusqu’au plus intime des cœurs. Il connaît le désir de l’homme, c’est pourquoi il n’existe pour lui « que des exceptions ». « Sa morale est toute de sympathie, exactement ce que doit être la morale » (idem). Et Wilde de prendre en exemple le passage évangélique de la femme adultère. Cette sympathie du Sauveur est une invite au repentir. « Mais pourquoi ? Pour cette simple raison qu’autrement il serait incapable de se rendre compte de ce qu’il a fait. Le moment du repentir est le moment de l’initiation (…). Le Christ prouve que le pécheur le plus ordinaire pourrait le faire, que c’est la seule chose qu’il puisse faire » (ibid. p. 325-326). Wilde va plus loin en sous-entendant que le Christ aurait dit au fils prodigue que ses débauches avec les prostituées sont les beaux et saints épisodes de sa vie. Le Christ ne regarde que le désir d’amour même s’il est parfois mal orienté et il pardonne. Comment ne pas reconnaître ici la confession à peine voilée de Wilde ? N’est-il pas ce nouveau fils prodigue condamné par tous mais pardonné par le Christ ? N’est-il pas une figure de cette courtisane, Marie-Madeleine, qui a été pardonnée car elle avait beaucoup aimé ?

Dans un élan quasi-mystique Wilde condense son expérience du Christ en quelques lignes : « Tout ce que le Christ nous enseigne par de petits avertissements c’est que chaque instant de notre vie doit être beau, que l’âme doit toujours être prête pour la venue de l’époux, toujours attentive à la voix de l’amant » (ibid. p. 325). 

Peut-on réellement parler d’une conversion dans le cas de Wilde ? Je crois que ce serait le faire mentir lui-même. Dès lors, il appelle son existence une vie nouvelle qui est simplement la continuation, l’évolution de sa vie première. Il ne renie pas son passé : « Rejeter le souvenir de ses propres épreuves, c’est arrêter sa propre évolution ; la renier, c’est mettre un mensonge sur les lèvres de sa propre vie. Ce n’est rien de moins que le reniement de son âme » (ibid. p. 302). 

Une conversion qui n’en est pas une

Il ne croit pas à la conversion morale et théologique, cette « résolution d’être meilleur est un acte empirique et hypocrite » (ibid. p. 328-329), tout juste bonne pour les philistins. Sa vie nouvelle réside simplement en ce qu’il est « devenu plus profond » (ibid. p. 329). C’est-à-dire qu’il a découvert la dimension spirituelle et transcendante de son existence grâce au Christ, le seul vrai Artiste, « le suprême individualiste » (ibid. p. 316), « le poète » (ibid. p. 313). 

Au cœur de la vie de Wilde peut réapparaître alors la cité de Dieu, longtemps rejetée, « semblable à une perle parfaite » (ibid. p. 308). « La vue en est si merveilleuse qu’il semble qu’un enfant puisse l’atteindre en une journée d’été » (idem). Malgré tout, Wilde se sent faible. Il sait que ses penchants ne se résorberont pas miraculeusement.

A sa sortie de prison, il vivra encore trois ans d’un exil douloureux où il doit apprendre à se laisser pénétrer par la grâce, « les effluves du ciel » (ibid. p. 309). Il a bien conscience qu’il peut tomber « maintes fois dans la boue et souvent s’égarer dans la brume » (idem). Finalement peu lui importe, du moment qu’il a son « visage tourné vers la porte qui est appelée la Belle » (idem).

A travers les souffrances de sa vie errante, condamné à mendier de l’argent à ses amis, privé de ses enfants, Wilde va discrètement se rapprocher du catholicisme. Dans la matinée du 29 novembre 1900, le Père Cuthbert Dunne reçoit Oscar Wilde dans la pleine communion de l’Église catholique. D’aucuns auront vu dans ce geste in articulo mortis un pied de nez de l’hédoniste impénitent aux philistins qui l’ont condamné. Comme si Wilde collectionnait sur son lit de mort les chasubles et les calices, symboles du faste catholique, à la manière de Dorian Gray. Peut-être a-t-il simplement réalisé son désir d’adolescent « de rendre visite à Newman, puis de contempler le Saint-Sacrement dans une église nouvelle et de connaître ensuite le calme et la paix de l’âme » (Lettre 8, 3 mars 1877, à William Ward, p. 46).

Bibliographie

  • Daniel Salvatore Schiffer, Oscar Wilde, Folio biographie, Paris, 2009.
  • Oscar Wilde, Œuvres, Bibliothèque de la Pléiade, Paris, 1996.
  • Lettres d’Oscar Wilde, Gallimard, Paris, 1994.
  • The Complete Letters of Oscar Wilde, 4th Estate, London, 2020.



Édition 33 – Pour en finir avec le wokisme

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Combattre dans la joie

« Do you know Chesterton ? » me lançait sans ambages mon vénérable enseignant d’anglais en portant une tasse de thé à ses lèvres. Surpris par cette entrée en matière, l’adolescent que j’étais répondit par la négative. « It’s a mistake young fellow », murmura-il en regardant par-dessus ses lunettes. Je n’avais plus le choix. J’occuperai mon temps libre au Royaume-Uni à lire ce dénommé Chesterton. Je ne sais pas si je progressai réellement en anglais durant ce séjour linguistique. En revanche, j’entrouvris la porte du paradoxe.

Une vie paradoxale

 Imaginez, au détour d’une rue, un colosse jovial de cent trente kilos pour un mètre nonante, une cape flottant sur les épaules et ne quittant jamais sa canne-épée. Vous venez de rencontrer Gilbert Keith Chesterton et, à n’en pas douter, vous ne l’oublierez pas de sitôt.

Chesterton vient au monde à Londres en pleine époque victorienne. Après des études où il va, entre autres, développer des compétences artistiques, il s’oriente vers le journalisme. Ses talents de polémistes joints à son style d’écriture autant satirique que spirituel lui valent admiration et célébrité mais aussi quelques solides inimitiés.

Auteur prolifique, il ne cesse d’écrire essais, articles et romans touchant à des sujets divers et variés : poésie, politique, religion, philosophie et littérature.

Cet amateur de vin de Bourgogne aux écrits parfois délirants (Le nommé JeudiLe Napoléon de Notting HillL’inconvénient d’avoir deux têtes, etc.) est aussi une âme tourmentée par la vérité. Élevé dans un anglicanisme de convenance, il va s’essayer au spiritisme avant d’entreprendre un long chemin qui va le conduire à entrer dans le giron de l’Église catholique en 1922.

Amoureux de la liberté et de la justice sociale, défenseur du peuple dont la voix n’est pas entendue, Chesterton s’éteint en 1936 en laissant derrière lui le souvenir d’un bretteur passionné et courtois.

Autoportrait de l’auteur avec le slogan distributiste « trois hectares et une vache ».

A travers ses écrits, Chesterton nous invite à comprendre les faiblesses et les impasses de la pensée moderne. Suivons-le !

 Le mythe du progrès

Depuis le Siècle des Lumières, le mythe du progrès est une matrice idéologique qui justifie tous les changements et toutes les transformations. Chesterton s’attaque à ce mythe fondateur de la modernité qui postule un progrès cumulatif et indéfini s’affranchissant de l’ordre naturel. 

Chesterton critique cette idée qui n’est un sophisme car « même quand il y a progrès du fait qu’il y a développement, le progrès ne porte pas sur tous les points : il n’est jamais simple, ni absolu » (Chaucer).  Bien plus cette croyance en un progrès nécessaire représente une hérésie car elle est simpliste et nuisible. Elle néglige aussi la réalité qui est nuancée et complexe. Chesterton fait ici écho à Hamlet, dans la tragédie éponyme de Shakespeare, qui voyait plus de chose dans la réalité qu’il n’en est rêvé dans la philosophie.

Chesterton n’est pas misonéiste pour autant. Il refuse que le progrès se fasse au détriment de la sagesse éprouvée par les siècles. Face au progrès aveugle et destructeur, Chesterton propose la prudence et le discernement. Il envisage toujours les conséquences d’un soi-disant progrès pour montrer son inanité. Le progrès ne peut se construire sur les cadavres de ce qui était bel et bon précédemment : « Il m’a paru inique que l’humanité trouve toujours mauvaises tant de choses qui ont été assez bonnes pour en rendre d’autres meilleures, et qu’elle repousse sans cesse du pied l’échelle qui lui a permis de monter. Il m’a semblé que le progrès devait être autre chose qu’un parricide continuel. » (Le Défenseur)

Rayon Chesterton de l’auteur.

La pensée captive

Fille du mythe du progrès, force est de constater que la pensée moderne n’est ni libre ni féconde et que « le monde moderne dépasse en bouffonnerie les caricatures les plus satiriques » (L’Homme éternel). En effet, il est courant aujourd’hui d’adopter des idées préconçues et des préconcepts sans remettre en question leur validité. Prisonnier de ses habitudes de pensée et de ses préjugés, l’homme moderne limite sa capacité de découvrir le réel, bien plus il impose sa propre grille de lecture à la réalité.

Pour libérer notre pensée, Chesterton invite tout un chacun à redevenir un homme ordinaire car ce dernier « a toujours été bien portant parce qu’il a toujours été un mystique. Il a permis le crépuscule. Il a toujours eu un pied sur la terre et l’autre dans le royaume des fées. Il s’est toujours gardé la liberté de douter de ses dieux, contrairement à l’agnostique moderne, libre aussi de croire en eux. Il est plus soucieux de vérité que de logique » (Orthodoxie).

 La folie intolérante

Il suffit de consulter les réseaux sociaux, d’allumer son téléviseur ou d’ouvrir le journal pour constater que l’homme ordinaire se trouve confronté à une forme de folie intolérante qui ne se dissimule plus.

Qu’est-ce que cette folie ? Selon Chesterton, la folie est « la raison utilisée sans racines, la raison dans le vide » (Orthodoxie).  Bien plus, il s’agit de « penser sans s’appuyer sur les principes premiers et authentiques », en inversant « les points de départ et d’arrivée ». (Orthodoxie)

Cette folie s’impose par l’intolérance de certains groupes qui tout en prônant le dialogue, deviennent intolérants envers ceux qui ne partagent pas leur vision du monde. Pire encore, cette intolérance est justifiée par le « droit » à la différence et elle conduit à l’exclusion des « dissidents ». Et Chesterton de considérer avec brio : « Les vieux fanatiques religieux ont torturé des hommes physiquement pour une vérité morale. Les nouveaux réalistes torturent des hommes moralement pour une vérité physique » (Tremendous Trifles).

La joie comme une arme

Confronté à ce monde, le risque est de devenir « un homme dont le cœur est sevré de toutes les joies ». Si tel est le cas « il ne reste plus que la folie » (Le Napoléon de Notting Hill). En pourfendant ce qui ne va pas, Chesterton ne critique pas seulement la pensée moderne ; il nous offre, par ses œuvres et sa vie, l’arme par excellence : la joie.

La joie n’est pas une simple émotion fugace, c’est une attitude fondamentale de l’être humain. Pour Chesterton, « l’homme est plus lui-même, l’homme est plus homme, quand la joie est en lui la chose fondamentale et la tristesse la chose superficielle » (Orthodoxie). Le cœur de cette joie c’est la louange, mystérieuse « pulsation de l’âme » ; c’est-à-dire l’action de grâce, la reconnaissance pour la beauté, pour la vie, pour l’amitié, pour une bière partagée dans un taverne enfumée. Par la joie, nous maintenons vivante notre capacité d’émerveillement et nous touchons au mystère même de Dieu. D’ailleurs Kafka ne s’était pas trompé quand il disait de Chesterton que sa joie donnait l’assurance qu’il avait rencontré Dieu.

Paul Sernine

Quand Chesterton annonçait le « wokisme » 

« La grande marche de destruction mentale va continuer. Tout sera nié. Tout deviendra objet de croyance. C’est une position raisonnable de nier l’existence des pierres dans la rue ; ce sera un dogme religieux de l’affirmer. C’est une thèse rationnelle que nous vivons tous dans un rêve ; ce sera une preuve de santé mentale mystique de dire que nous sommes tous éveillés. Des incendies seront allumés pour témoigner que deux et deux font quatre. Des épées seront tirées pour prouver que les feuilles sont vertes en été. Nous serons acculés à défendre, non seulement les incroyables vertus et le bon sens de la vie humaine, mais quelque chose de plus incroyable encore : cet immense et impossible univers qui nous regarde en face. Nous nous battrons pour des prodiges visibles comme s’ils étaient invisibles. Nous regardons l’herbe impossible et les cieux avec un étrange courage. Nous serons de ceux qui ont vu et qui ont pourtant cru. »

G.K. Chesterton, Hérétiques (1905)

Pour aller plus loin:

Biographies :

·      François Rivière, Le divin Chesterton, Rivages, 2015.

·      Ian Ker, G.K. Chesterton – A Biography, OUP Oxford, 2012.

Romans :

·      Le Napoléon de Notting Hill, trad. Jean Florence, Gallimard, 2001.

·      L’Auberge volante, trad. de Pierre Boutang, L’Age d’Homme, 1990.

·      Les enquêtes du Père Brown, Omnibus, 2008.

Essais :

·      Hérétiques, trad. Jenny S. Bradley, Éditions Saint-Rémi, 2008.

·      Orthodoxie, trad. Radu Stoenescu, Carmin, 2023.

·      Saint Thomas d’Aquin, trad. Maximilien Vox, Éditions Saint-Rémi, 2006.




Écrire ou mourir

Il m’arrive parfois de m’emporter et de lancer à mon interlocuteur médusé: «Je vous laisse le choix des armes et je vous attends à l’extérieur.» Hélas, je le sais bien, le monde a changé et on me rappelle sans cesse que l’on ne se bat plus au fleuret ou à l’épée dans la brume du petit matin. L’envie désuète de régler une question par un duel me vient sans doute de mes années d’escrime mais plus encore de la lecture des Trois Mousquetaires d’Alexandre Dumas. Mon édition de poche des aventures d’Athos, Porthos, Aramis et d’Artagnan est préfacée par Robert Nimier. J’y lis que «les jeunes Français […]sont élevés dans la discipline des “Mousquetaires” (et qu’) ils y apprennent des vertus cardinales […], la noblesse, le mystère, la force et l’audace». C’est aussi pour cela que j’ai quelquefois envie de me battre en duel. C’est pour cela que j’aime à lire les œuvres de ces rebelles que furent les Hussards.

Professeur émérite à la Sorbonne Nouvelle, Marc Dambre nous offre une synthèse magistrale et exhaustive sur ce qu’il nomme l’«histoire d’une rébellion en littérature». A travers les vies croisées de Nimier, Blondin, Laurent et Déon, Marc Dambre nous fait revivre tout un pan peu connu de l’histoire culturelle de l’après-guerre.

Oubliés de l’Université, laissés de côté par les manuels scolaires, qui sont les Hussards? Qu’est-ce qui les anime?

Un portrait à charge

En décembre 1952, Bernard Franck, bon soldat de la lourde infanterie sartrienne, publie un article pour brocarder de jeunes auteurs: Blondin, Laurent et Nimier. Il les classe à droite, péché suprême, en les appelant «les Hussards». Depuis lors, on retient cette appellation et la description qu’en donne Franck: «Ils aiment les femmes […], les autos […], la vitesse […], les salons […], les alcools (un peu tout le monde), la plaisanterie (leur mauvais goût). Ils sont truqués comme un après-guerre, presque touchants à force de vouloir nous persuader que nous sommes en 1925 et que tout va recommencer […]. Envers la littérature, il se conduisent comme ces petits-bourgeois qui vont au bordel […].» Bref, les Hussards semblent être des adolescents révoltés, fils à papa profitant de la vie. Tout n’est pas si simple pour ne pas dire simpliste.

Des contestataires de droite

En réalité, si ces jeunes auteurs sont bien de droite, ils ne sont pas conservateurs pour autant. Loin de défendre des valeurs comme l’Église, l’armée, la patrie et le mariage, ils s’en méfient et adoptent même un certain cynisme à leur égard. Ils appartiennent «à cette génération heureuse qui aura eu vingt ans pour la fin du monde civilisé» (Nimier). Dès lors, la société leur apparaît comme superficielle et marquée d’insuffisances. Face à cette crise des valeurs, ils se posent comme supérieurs à la société médiocre. Ils refusent toute compromission et portent un regard autant lucide que désabusé: «En politique, il n’y a, à présent aucune valeur, aucune idée, aucun parti (reconnu ou clandestin), aucune doctrine qui ne soit volontairement ou involontairement solidaire d’un mensonge, d’une injustice, d’un crime ineffable ou d’une palinodie» (Jacques Laurent).

Contrairement à l’engagement existentialiste d’un Sartre ou d’un Camus, ils se font les chantres d’un désengagement, d’une démilitantisation. Pourquoi?

Déçus par un idéal impossible, les Hussards sont poussés par une désespérance: «Il faut savoir désespérer jusqu’au bout» (Nimier). Le monde se divise en deux camps: les opposants et les complices du chaos. Cette attitude permet de comprendre leur posture paradoxale déjà exprimée par Baudelaire dans «l’héautontimorouménos», poème connu de Nimier: «Je suis la plaie et le couteau! / Je suis le soufflet et la joue! / Je suis les membres et la roue, / Et la victime et le bourreau!».

Vive la mort!

Céline n’hésitait pas à affirmer, dans un entretien à l’ORTF en 1961, que «la vraie inspiratrice c’est la mort». Les Hussards l’ont bien compris et surtout vécu. Ils ne s’engagent pas pour une cause mais ils engagent leur propre vie quand ils écrivent. C’est ce qui peut les rendre odieux, insupportables comme François dans L’enfant triste de Nimier. Il y a donc une dimension tragique à ne pas négliger. Nous sommes loin de la description alcool, femme, vitesse, etc.

En somme, les Hussards n’ont qu’une alternative: écrire ou mourir. Comment ne pas citer la lettre de Jean-René Huguenin à Jean Le Marchand: «Je fourre mes mains dans mes poches pour que l’ennemi ne voie pas qu’elles tremblent d’appréhension avant le grand combat, je fais une prière muette et recommande mon âme à Dieu, puis je descends une à une les marches du fortin et j’attends les cavaliers qui approchent en galopant sans craindre la défaite puisque je ne connaîtrai que la victoire ou la mort – vous l’avez dit. Écrire ou mourir.»
A l’heure où le prix Nobel de littérature est attribué à Annie Ernaux pour «le courage et l’acuité clinique avec laquelle elle découvre les racines, les éloignements et les contraintes collectives de la mémoire personnelle»; à l’heure où l’on s’extasie sans recul critique sur Sa Préférée, de Sarah Jollien-Fardel, en soulignant que ce roman peut libérer la parole; à l’heure où l’on s’émeut des poèmes et des chroniques «engagés» de Quentin Mouron, je rêve de nouveaux «Hussards» ou d’un duel.

Le style hussard

«Le style du hussard, c’est le désespoir avec l’allégresse, le pessimisme avec la gaieté, la piété avec l’humour. C’est un refus avec un appel. C’est une enfance avec son secret. C’est l’honneur avec le courage et le courage avec la désinvolture. C’est une fierté avec un charme; ce charme-là hérissé de pointes. C’est une force avec son abandon. C’est une fidélité. C’est une élégance. C’est une allure. C’est ce qui ne sert aucune carrière sous aucun régime. C’est le conte d’Andersen quand on montre du doigt le roi nu. C’est la chouannerie sous la Convention. C’est le christianisme des catacombes. C’est le passé sous le regard de l’avenir et la mort sous celui de la vie. C’est la solitude et le danger. Bref, c’est le dandysme.» Pol Vandromme, Roger Nimier, le Grand d’Espagne (1977)

Marc Dambre, Génération hussards, Perrin, 2022.
Pol Vandromme, Roger Nimier, Le Grand d’Espagne, Editions Vagabonde, 2002.
Marc Dambre, Roger Nimier, hussard du demi-siècle, Flammarion, 1989.




Un réac nommé Lovecraft

Adolescent, je fréquentais une librairie d’occasion. C’était une sorte de caverne d’Ali-Baba. Le propriétaire, tel Jabba le Hutt, trônant au fond du magasin dans une imposante chaise, fumait cigare sur cigare en buvant des litres de café. L’honneur était d’être invité à sa table, une sorte de petite cour des miracles, pour se voir attribuer un surnom et offrir un livre. Un jour d’automne, il m’interpella en me tendant un volume de la collection «Présence du futur»: H.P. Lovecraft, Dans l’abîme du temps. Le soir même je dévorai d’une traite ce livre. J’ai découvert Lovecraft (et Cthulhu) qui ne m’a plus jamais réellement quitté.

C’est un bien étrange personnage que ce H.P. Lovecraft. Auteur sans succès qui meurt inconnu du grand public à Providence dans le Rhode Island en 1937. Après sa mort, il sera publié, sous l’impulsion d’August Derleth, par une petite maison d’édition «Arkham House». Il faudra attendre les années huitante pour que sa notoriété quitte le cercle de ses admirateurs avec le célèbre jeu de rôle L’Appel de Cthulhu. Aujourd’hui, l’auteur de Providence est devenu une véritable icône de la culture pop: site internet, jeu de rôle, bande dessinée, manga, jeu vidéo, littérature, cinéma, etc.

Lovecraft nous fait éprouver l’horreur de la fin d’une civilisation et nous fait expérimenter le cauchemar d’un monde sans Dieu.

Celui que la légende peint comme «le reclus de Providence», un misanthrope ou même un grand initié à je ne sais quelle secte occulte est en fait, aux dires de ses proches, quelqu’un d’affable qui entretient une très grande correspondance que l’on estime à environ 100’000 lettres. Il n’hésite pas à proposer ses services pour réviser des textes en vue de publication qu’il réécrit parfois complètement. Pour celui qu’on a qualifié de «reclus», il a tout de même vécu à New-York quelques années et une fois revenu à Providence, il se lance dans de longs voyages (Charleston et Québec). Eh oui! Lovecraft vivait, et même souriait.

Ni reclus ni misanthrope, Lovecraft est en fait un réactionnaire, et ce jusque dans son style. En parcourant quelques extraits de sa correspondance, on est étonné de découvrir certains archaïsmes orthographiques volontaires dans le but d’être assimilé à un conservateur anglais du XVIIIe siècle. On raconte même qu’il chantait le «God save the King» le jour de la fête de l’Indépendance des États-Unis! Il décrit sa sensibilité conservatrice dans une lettre datée de 1925: «Il se trouve que je suis incapable de trouver du plaisir […] ailleurs que dans une re-création mentale des jours passés et des jours meilleurs […]; donc, pour éviter la folie qui mène à la violence et au suicide, je dois me raccrocher aux quelques lambeaux des jours anciens et aux anciennes manières qui me restent. Par conséquent, personne ne doit s’attendre à ce que je me débarrasse des meubles, des tableaux, des pendules et des livres […]. Quand ils s’en iront, je m’en irai, car ils sont tout ce qui me permet d’ouvrir les yeux le matin ou d’envisager consciemment un autre jour sans hurler de désespoir et sans frapper les murs en criant frénétiquement afin d’être réveillé du cauchemar de la ʻréalitéʼ […].» Lovecraft s’oppose au mythe du progrès technique et économique issu des Lumières. Dans une lettre à Robert E. Howard il relève que son «propre archaïsme provient d’un manque d’intérêt pour le monde actuel si emmêlé par les lois complexes et trompeuses des relations industrielles.» Bien plus, pour Lovecraft «le monde ne peut s’empêcher de devenir plus terne à mesure qu’il devient plus complexe.»

Cthulhu, Nyarlathotep, Azathoth

Alors pourquoi lire Lovecraft? Pourquoi se plonger dans des histoires de goules, de vampires de créatures monstrueuses, aux noms imprononçables telles que Cthulhu, Nyarlathotep, Azathoth? Pourquoi se poser la question de l’existence du livre qui rend fou, le Nécronomicon? Peut-être lit-on encore Lovecraft parce que, en décrivant l’indescriptible, l’homme de Providence nous fait expérimenter la terreur d’un monde sans espoir de bonheur et de justice, d’un monde livré à d’obscures forces qui nous dominent. L’univers de Lovecraft est autant marqué par le rejet de toute consolation que par le déni de toutes les formes de mythes et de religion. Il n’y a pas d’âme immortelle ni d’au-delà meilleur. Le monde de Lovecraft est celui d’une philosophie matérialiste et antihumaniste où l’être humain n’est rien. En fait, Lovecraft nous fait éprouver l’horreur de la fin d’une civilisation et nous fait expérimenter le cauchemar d’un monde sans Dieu.

Bibliographie

Intégrale Lovecraft aux éditions Mnémos:
Tome 1: Les Contrées du Rêve.
Tome 2: Les Montagnes hallucinées et autres récits d’explorations.
Tome 3: L’Affaire Charles Dexter Ward.
Tome 4: Le Cycle de Providence (à paraître).
Tome 5: Récits horrifiques, contes de jeunesse et récits humoristiques (à paraître).
Tome 6: Essai, correspondance, poésie et révisions (à paraître)

Une biographie:
S.T. Joshi, Je suis Providence, actusf 2021. (2 tomes)

Un ouvrage de référence:
Lovecraft – Au cœur du cauchemar, actusf 2017

Un essai:
Michel Houellebecq, H.P. Lovecraft – Contre le monde, contre la vie, Editions du Rocher 2005.




Céline: l’infime espérance

L’été dernier, nous apprenions, à la fois stupéfaits et réjouis, la réapparition des fameux manuscrits disparus de Louis-Ferdinand Céline. Quelques mois plus tard, la maison lausannoise BSN press publiait, dans sa nouvelle collection verum factum, Coulisses du nom propre (Louis-Ferdinand Céline), un essai de Jérôme Meizoz réunissant et actualisant les propos du sociologue sur l’auteur du Voyage au bout de la nuit (1932) et de Mort à crédit (1936). Enfin, paraissait début mai le tant attendu Guerre, écrit très probablement entre les publications des deux précités, et premier de quatre ouvrages à paraître, dont deux autres inédits et une version plus longue du déjà connu Casse-pipe

M. Jérôme Meizoz écrit donc sur Céline, médite sociologiquement son œuvre, sa posture. Son propos est argumenté, assez agréable à lire – comme dans ses autres écrits du genre, en particulier sa thèse, L’Âge du roman parlant (2001), dans laquelle il consacrait déjà un chapitre important à Céline, auteur dont il parle dans plusieurs autres publications. Voilà de l’académique fluide, certes un peu jargonnant ; de l’argumentation sociologique : or l’auteur outrepasse le domaine de la sociologie, ou déborde avec sa sociologie sur d’autres domaines plus fondamentaux. 

«Une œuvre, c’est un style et un secret.» (Maurice Chappaz) L’œuvre des grands écrivains, c’est-à-dire des écrivains dont le style naît d’une pensée cherchant sa formulation, témoigne d’un secret. C’est le secret de leur âme qui gît derrière leurs lignes, et non seulement celui de l’image qu’ils prétendent donner d’eux; ne jamais tenter d’approcher celui-là et se focaliser exclusivement sur celui-ci, c’est la tendance du sociologue: comme s’il s’agissait de parler de posture pour mieux ignorer l’âme, voire pour la nier. 

Le sociologue abordant l’œuvre d’un grand écrivain s’attaque paradoxalement à l’œuvre la moins susceptible d’être comprise grâce à ses méthodes.

L’âme: voilà justement un mot que Céline utilise, dans Guerre et ailleurs; mot que M. Meizoz n’utilise pas, que les sociologues n’utilisent pas. M. Meizoz lisant Céline: nous avons là un cas typique. Le sociologue abordant l’œuvre d’un grand écrivain s’attaque paradoxalement à l’œuvre la moins susceptible d’être comprise grâce à ses méthodes; et c’est peut-être parce qu’il le sait au fond de lui (dans le secret de son âme) qu’il consacre autant d’habileté à tâcher de prouver le contraire – en vain. 

Le plus grave, ce ne sont pas les habiles dissections de la posture célinienne – qui ont leur légitimité, certes relative, circonscrite – mais l’hypothèse, affirmée dès la quatrième de couverture, comme pour attirer le chaland bien-pensant, d’un lien de nature entre le style de Céline et certaines idées énoncées dans ses pamphlets, dont la plupart parlent sans en avoir lu une seule ligne. Ce qui n’est pas le cas de M. Meizoz – bien qu’il ne semble pas avoir été très attentif à ce que dit leur structure et leur tonalité, au contraire de M. Maxence Caron, dans un article extrêmement pertinent paru en 2019 (voir la référence en fin d’article).

Voici donc l’hypothèse aguicheuse de M. Meizoz, en quatrième de couverture: «Et si l’écriture de Céline, ses choix de genres et de style étaient profondément solidaires de ses idées nationalistes et racistes?» Et voici, cette fois dans l’ouvrage, quelques mots venant étayer cette hypothèse: le propos de Bagatelles pour un massacre consisterait selon l’auteur en une «lente déconstruction de la notion de «raffinement» intellectuel qui ramène à l’éloge du physiologique: l’oral célinien touche simultanément au pulsionnel et au politique» (p. 55). Il faut être bien matérialiste, ignorer l’âme, ignorer le spiritualisme universaliste de Céline, pour penser que son travail stylistique relève d’un tel éloge du physiologique… Le terme pulsionnel, de même, est réducteur; il faut lui préférer cette notion si importante et que Céline invoque lui-même à plusieurs reprises : l’émotion, qu’on pourrait qualifier de possession de la vérité dans une âme et un corps (Rimbaud). M. Meizoz, du moins le Meizoz sociologue, réduit le spirituel au matériel, l’auteur à sa posture, le style à une stratégie, l’émotion à la pulsion. 

Pulsionpolitique: Céline est un fasciste, avant tout, plus que tout, tout le temps, et son œuvre elle-même baigne dans ce fascisme. Voilà semble-t-il où veut en venir le sociologue, qui résume le sens global de son propos ainsi: «Loin d’être par nature le site privilégié où un sujet de génie rend compte du monde, la littérature célinienne apparaît plutôt ici […] comme l’effet de divers subterfuges discursifs. Sans vigilance critique, avec Destouches/Céline, on tomberait vite sous le charme de la «petite musique»…» (p. 73) A-t-on jamais lu plus ridicule mise en garde? Sous ses humbles airs, le maître de vertu met au pinacle sa vigilance, son état de veille qui relève plutôt, à vrai dire, d’un coma spirituel…

Sur Céline, que faut-il lire? Un ouvrage, tout d’abord, que M. Meizoz ne cite étonnamment pas dans sa bibliographie pourtant étoffée: le Céline de Philippe Muray, paru en 1981, augmenté en 2001. Plutôt que d’affronter cet ouvrage important – ce qui m’aurait semblé légitime – dont M. Meizoz connaît l’auteur (il cite du moins son nom p. 114), le sociologue s’attaque à la posture de Richard Millet, qu’il inscrit dans la lignée de celle de l’ermite de Meudon. Le choix de la cible dit ici peut-être quelque chose des capacités du tireur… Je conseille donc de lire – liste évidemment non exhaustive – cet ouvrage essentiel de Muray ainsi que deux articles fondamentaux de Maxence Caron (voir ci-desous).

Quant à l’œuvre de Céline, il faut bien sûr lire tous les romans, ainsi que, à titre au moins informatif, mais aussi pour leurs qualités indéniables, certes mêlées à des propos immondes, les pamphlets ; et non se contenter de lire en diagonale le Voyage et Mort à crédit, comme font les belles âmes «cultivées». Lisons maintenant Guerre, en particulier les premières pages de ce récit qui est apparemment un premier jet que Céline aurait peut-être retravaillé s’il l’avait eu encore sous la main, pendant et après son exil – mais c’est loin d’être certain, la matière existentielle qu’il transposa dans la trilogie allemande (D’un château l’autreNordRigodon) étant bien assez riche pour qu’il ne ressentît pas le besoin de remonter plus haut dans ses souvenirs.

Au début de ce récit, le narrateur vient de subir une blessure au bras et à l’oreille. Il reste plusieurs heures dans la boue : nous sommes dans le nord de la France, en 1914; c’est de son expérience de la guerre, de sa propre blessure, que l’auteur parle – de cet événement au principe de son œuvre, comme en atteste cette première illumination qu’il nous plaît de citer: 

«De penser, même un bout, fallait que je m’y reprenne à plusieurs fois comme quand on se parle sur le quai d’une gare quand un train passe. Un bout de pensée très fort à la fois, l’un après l’autre. C’est un exercice je vous assure qui fatigue. À présent je suis entraîné. Vingt ans, on apprend. J’ai l’âme plus dure, comme un biceps. Je crois plus aux facilités. J’ai appris à faire de la musique, du sommeil, du pardon et, vous le voyez, de la belle littérature aussi, avec des petits morceaux d’horreur arrachés au bruit qui n’en finira jamais. Passons.» (p. 27-28)

Ces morceaux d’horreur arrachés au bruit, au chaos, c’est la matière horrible de l’expérience de la guerre qu’il met à distance et transmue par la littérature, c’est le mal dont il fait éclore les fleurs de son style. 

Un exercice. Au futile exercice de style, Céline, comme tout grand écrivain, privilégie le style comme exercice, étymologiquement comme ascèse. Ainsi, ces facilités auxquelles il ne croit plus, ce sont celles du style limpide des lettres que le père du narrateur lui écrit, ou encore du style du roman bourgeois, traditionnel. C’est son âme, donc, qui travaille ascétiquement son style, ou qui est travaillée par lui: un style et un secret… Passons maintenant à l’énumération : de la musique, celle de son style bien sûr, sa petite musique; ce sommeil ensuite qu’il s’évertue à trouver, tant les bruits en lui sont incessants depuis sa blessure – Beethoven apocalyptique n’ayant pour seule ressource musicale que la langue qu’il invente ; du pardon, cette absolution qu’il cherche dans le travail littéraire; de la belle littérature aussi, précise-t-il, comme pour ironiser sur cette (trop) belle tirade qu’il fait là. Et ces morceaux d’horreur arrachés au bruit, au chaos, c’est la matière horrible de l’expérience de la guerre qu’il met à distance et transmue par la littérature, c’est le mal dont il fait éclore les fleurs de son style. 

On ne travaille pas ainsi pendant plus de trente ans à l’exigeante élaboration d’une œuvre littéraire (à placer parmi les toutes premières du XXe siècle) quand on ne vit que de matière, de cynisme, de pulsion, bref quand on est substantiellement un salaud, un fasciste – car l’âme perçoit, dans le chaos du monde, derrière tout cela, un mystère, son propre mystère :

«Ça brille pas fort l’espérance, une mince bobèche au fin fond d’un infini corridor parfaitement hostile. On se contente.» (p. 45)

Post scriptum: dans son compte-rendu de Guerre paru le 5 juin sur le site Grand Continent, M. Meizoz, omettant l’important «On se contente», cite cette phrase sur l’espérance comme preuve d’un nihilisme radical de Céline. Cela à l’appui de sa théorie d’un Céline essentiellement fasciste, qu’il associe quelques lignes plus bas à Mussolini et Hitler. L’espérance n’est justement pas absente, bien qu’elle soit infime… Il s’agit de s’en contenter, d’accepter. M. Meizoz lisant Céline, n’est-ce pas un bon exemple de cette mort qui «refroidit tout»…

Guerre, Louis-Ferdinand Céline, Gallimard, 2022

Coulisses du nom propre (Louis-Ferdinand Céline), Jérôme Meizoz, BSN press, verum factum, Lausanne, 2021

Céline, Philippe Muray, Gallimard, Tel, 2001 [1981].

Maxence Caron, «Céline: apocalypse, âme et musique» dans Pages – Le Sens, la musique et les mots, Séguier, 2011, p. 241-251.

Maxence Caron, «Bagatelles pour une autre fois» dans Fastes – De la littérature après la fin du temps, Belles-Lettres, essais, 2019, p. 359-385.




Et Céline anéantit le wokisme

En décrivant des femmes qui sont tantôt «bandatoires de naissance» ou susceptibles de «mettre le feu à la bite», le roman inédit de Céline, qui vient de paraître, a peu de chances de figurer un jour dans la bibliothèque idéale du jeune déconstructionniste. Pourtant, c’est un document exceptionnel sur l’horreur du premier conflit mondial, et sur les crises morales qui en ont découlé, que l’histoire vient de nous restituer avec la publication de Guerre. Conçu à partir d’un manuscrit perdu, puis tenu à l’écart de la veuve de l’auteur, ce récit nous plonge dans la réalité de Peurdu-sur-la-Lys, une localité paumée des Flandres où le protagoniste entame sa convalescence, dans le dégoût de l’humanité et la quête fragile d’une lueur d’espérance.

Roman des blessures de la chair, c’est aussi le récit des rapports humains détruits par l’expérience des tranchées. Ainsi, la figure d’une infirmière, moitié tortionnaire, moitié vénusienne, qui poursuivra le principal protagoniste de ses assiduités, mais aussi de son goût pervers pour les sondages vésicaux. «C’est un beau livre où l’on découvre des femmes dans des rôles très “genrés”, analyse Patrick Gilliéron Lopreno, photographe et chroniqueur littéraire pour L’Antipresse. Il y a la mère, l’infirmière et la prostituée, et toutes sont, à leur manière, restées aimantes sauf que le cadre moral a complètement éclaté.» Autre tension importante qui traverse le roman, la haine «des planqués», et une certaine solidarité «de classe» entre rescapés du front. «Malgré la détestation que peut inspirer sa pensée politique, cet aspect de l’œuvre nous rappelle que Céline lui-même s’est toujours senti du côté des exploités», poursuit Patrick Gilliéron Lopreno. A ses yeux, cette livraison post mortem relève du «grand Céline», à côté du Voyage au bout de la nuit ou de Mort à crédit. Et de relever que Gallimard a eu du courage de sortir le roman sans le censurer, même si un autre que Céline, et a fortiori un auteur vivant, n’aurait jamais pu publier un livre comme celui-ci en 2022.

« Tout le reste paraît bien pâle, en comparaison. C’est une excellente entrée dans l’œuvre de Céline. »

Laurent Passer, Président de l’association éditrice de la revue littéraire La cinquième saison

Un tel brulot pourrait-il d’ailleurs avoir sa place en classe? Président de l’association éditrice de la revue littéraire La cinquième saison, Laurent Passer estime que oui, à condition d’un bon encadrement. A part Houellebecq, il ne voit pas qui, dans la production contemporaine, pourrait résister au «coup de poing» représenté par la sortie de Guerre: «Tout le reste paraît bien pâle, en comparaison. C’est une excellente entrée dans l’œuvre de Céline, dont tous les thèmes sont présents.» Pas question, non plus, de trop s’attarder sur l’aspect très cru de certaines scènes de sexe: «Ce sont les ennemis de Céline qui estiment qu’il faudrait quasiment les interdire. J’aimerais mieux que l’on relève son style, qui me fascine et me séduit, ou son pacifisme, très présent dans ce livre, et que beaucoup semblent négliger.»

Éditorial: Le retour du grand contradicteur

Il y a tout d’abord ce titre, Guerre, qui vient nous engueuler d’un siècle qui nous paraît déjà si lointain, alors que la plupart d’entre nous y sommes pourtant nés. Un siècle où l’on pouvait encore célébrer l’«entrain» des jeunes enthousiastes qui allaient se jeter dans des tranchées pour participer au suicide sans gloire de leur continent.

Et il y a cette figure, Céline. La figure d’un homme brisé par les blessures, par les acouphènes, par la «mocherie humaine» aussi. Un homme façonné par l’horreur de la guerre sur laquelle s’ouvrent les premières pages du roman inédit publié ces jours chez Gallimard. Un anarchiste contrarié qui n’était peut-être pas tout à fait programmé pour la joie.

Céline: une figure que ses errements antisémites et ses compromissions semblaient avoir condamnée à ne plus rien pouvoir nous dire. Car nous vivons, nous autres modernes, dans l’Empire du Bien que vitupérait l’un de ses grands lecteurs, Philippe Muray. Un monde où l’on exige des guerres sans morts, du Coca sans sucre et une vie sexuelle aux contours soigneusement délimités par des contrats. Combien paraît loin cet univers à la pornographie débridée que nous découvrons, médusés, dans le nouveau roman de l’ermite de Meudon !

Pour bien illustrer ce choc des réalités, cette image troublante dans une grande librairie vaudoise: la collision entre, bien en évidence près de la caisse, le Guerre de Céline et, quelques rayons plus loin, un livre qui nous invitait à «cuisiner simplissime et aider l’Ukraine». Comme si préparer du chou farci et du bortsch allait tout soudainement nous transformer en valeureux guerriers de la liberté! Au fond, si Céline reste essentiel, c’est qu’il vient nous rappeler qu’il n’y a pas d’histoire, pas de littérature et peut-être pas tout à fait d’humanité sans un moteur fondamental qui s’appelle la contradiction. Céline, et c’est sa grandeur, est ce grand contradicteur d’une société qui a troqué le tragique pour le fun.




La littérature qui sauve

J’ aime les transports publics aux heures de pointe! Il ne faut pas y voir une grande préoccupation écologique, mais plutôt un intérêt ethnologique. Dans ce contexte, je surpris un échange entre deux gymnasiens. Un exemplaire de Germinal dans une main et le téléphone portable dans l’autre, ils évoquaient leur enseignante de français les «condamnant» à ne lire que des «vieilleries», aussi ennuyantes qu’ennuyeuses et rédigées dans un français incompréhensible qui plus est. Comment ne pas penser à Nicolas Sarkozy se moquant du choix de La Princesse de Clèves de Madame de Lafayette au concours d’attaché d’administration en 2006: «Je ne sais pas si cela vous est souvent arrivé de demander à la guichetière ce qu’elle pensait de La Princesse de Clèves… Imaginez un peu le spectacle!» Pourquoi lisons-nous?

La réponse à cette question nous vient d’abord d’ailleurs. Un réfugié afghan, Mahmud Nasimi, dans son livre Un Afghan à Paris (Editions du Palais, 2021) nous raconte sa découverte de la littérature française en visitant le cimetière du Père-Lachaise à Paris, ainsi que son apprentissage de la langue de Molière, afin d’assouvir «sa passion de la littérature française». Ce jeune homme seul et isolé, dans un pays étranger et parfois hostile, n’hésite pas à écrire: «La littérature, qui n’existait pas dans ma vie, est venue rompre ma solitude, elle me prend par la main pour m’accompagner chaque jour jusqu’à la fin du voyage. Elle me fait plonger dans son univers et je la dévore par les yeux et les oreilles et même par l’air que je respire. Elle est ma fenêtre ouverte sur un paysage magnifique, elle me fait entendre le matin le chant des tourterelles, sentir le scintillement des étoiles. Parfois même, je voyage sur les océans, je vole au-dessus des nuages, je traverse les frontières… en tournant les pages.»
Dans son ouvrage La nuit comme le jour est lumière (Le Cerf, 2022), François Huguenin témoigne, avec pudeur et retenue, de son cheminement. Loin de tout bavardage moitrinaire et égocentrique, l’auteur nous explique comment « Julien Green est le frère qui [lui] tendit la main, [lui] murmurant au cœur de [ses] ténèbres que la nuit est lumière comme le jour».

Comment ne pas être soi-même brûlé par ces propos incandescents: «Green a aussi été à l’origine d’un long cheminement pour essayer de percer l’énigme que j’étais à mes yeux, pour sortir d’un clivage incompréhensible qui me divisait. Le compagnonnage intime avec son œuvre ne fut donc pas seulement ce qu’on appelle de la littérature, de la culture qui est souvent réduite à n’être qu’un élément décoratif d’une vie mondaine et d’un statut social. Ce dont je vais rendre compte ici est d’abord et essentiellement une expérience existentielle. […] Son œuvre entre tellement en résonance avec le plus intime de mon être que je ne peux la séparer de ma vie.»

Sans la littérature, notre vie ne serait qu’un désert

La confession, et non pas le témoignage, de ces deux auteurs, chacun à leur manière, nous rappelle le sens authentique de la littérature pour l’homme contemporain. Nous sauver de notre misère. Sans littérature, notre vie ne serait qu’un désert, un désert interminable, un désert où l’on se bornerait à subir la chaleur le jour et le froid la nuit, un désert que l’on ne pourrait ni comprendre ni interpréter.

Alors, n’en déplaise à Sainte-Beuve, la littérature classique n’est pas seulement ce qui «enrichit l’esprit humain». Lire c’est ouvrir les plis et les replis des choses, c’est faire l’apprentissage du métier d’homme, c’est s’ouvrir à l’altérité, c’est devenir encore plus vivant. Finalement, ouvrir un livre et prendre le temps de le lire avec tout son être, n’est-ce pas découvrir cette «amoureuse profondeur» dont nous parle Shelley?