Qui pour défendre nos libertés?

Les âmes, après vingt siècles d’oppression judéo-chrétienne, allaient se trouver enfin libérées, les appartenances ethniques allaient être oubliées, l’égalité conquise. Le monde, sorti de l’histoire, devait ressembler à une curieuse fusion de roman d’Alexandre Jardin et de chanson de Yannick Noah. Bien sûr, la rapide marche vers le paradis sur terre a parfois connu des coups d’arrêt, au Cambodge comme en ex-Yougoslavie. Reste que jusqu’à ces dernières années, il fallait être très mal luné, voire une cassandre de la pire espèce, pour annoncer des lendemains qui ne ressembleraient pas à la description d’Imagine, l’épouvantable balade de John Lennon que nous apprenions religieusement à l’école.

Lorsqu’en fin d’édition, au Peuple, nous effectuons un survol de nos différents articles, nous devons souvent constater que nous en revenons à une question essentielle, déclinée de façon multiple: celle des dangers qui planent au-dessus de notre liberté. Non pas la liberté de l’ado incapable de comprendre qu’en période de crise, la population peut elle aussi être amenée à fournir des efforts, mais la liberté, la vraie. Celle qui implique qu’aucun inquisiteur à la petite semaine n’ira fouiller dans nos factures pour voir si nous avons oublié d’éteindre une ampoule un soir, ou choisir pour nous les chansons que nous avons le droit de chanter sur scène. Deux exemples, mais nous aurions pu en choisir d’autres, issus de ce numéro.

Au moment où vous lirez cet édito, le 1er août aura tout juste passé. Nous aurons fêté notre indépendance et cette suissitude, à la fois discrète et si fondamentale, qui nous rassemble. Notre pays a été formé par des hommes qui désiraient vivre librement, et qui auraient accueilli à coups de fourche des donneurs de leçons venus leur dire comment dépenser l’argent du ménage. Alors qu’aujourd’hui, une apparente quête de «responsabilité» fait ressurgir les pires souvenirs des totalitarismes passés, avec l’aval de personnes que nous avons pourtant élues pour nous défendre, peut-être n’est-il pas si bête de nous souvenir que nous aussi devons aspirer à rester des citoyens plutôt que des sujets.




Quand le PLR «serre la vis» aux libertés individuelles

Jusqu’à une époque récente, c’était en principe à propos de comportements illégaux que les politiciens parlaient de «serrer la vis» . Tel ou tel voulait serrer la vis au deal de rue, aux pickpockets, aux resquilleurs… Les choses ont bien changé puisque ce sont désormais les personnes n’enfreignant aucune loi qui font le plus souvent l’objet de ces velléités, à l’image des non-vaccinés durant la crise du Covid. Ironie de l’histoire, certains comportements délictueux – pensons à la consommation de drogue – ont suivi le chemin inverse pour passer, depuis une dizaine d’années, à l’état de simples «réalités à encadrer».

Étonnamment, le Parti libéral-radical (PLR) n’est plus le dernier à proposer ses services pour le grand serrage de vis permanent dont la population devrait faire l’objet. Dernier exemple en date, la proposition, relayée par Blick, de taxer les ménages dont la consommation de gaz augmenterait alors que des efforts de limitation sont demandés à l’industrie. Pas de raison que l’économie soit seule à se serrer la ceinture en matière d’énergie, selon la conseillère nationale Susanne Vincenz-Stauffacher et le conseiller aux états Damian Müller, aux commandes de cet ovni.

«Personne ne consomme pour le plaisir»

«Je trouve ce genre de mesures ridicules», fulmine Alec von Barnekow, vice-président des Jeunes PLR suisses et président des Jeunes PLR fribourgeois. «Vu le prix actuel de l’énergie, l’ensemble des acteurs ont un intérêt clair à économiser. Personne ne consomme juste pour consommer. Punir des entreprises qui viendraient à consommer davantage ne me semble pas plus judicieux. Probablement qu’elles n’ont pas d’alternative si elles veulent croître.» D’autres, sous couvert d’anonymat, dénoncent une proposition suicidaire un an avant les élections fédérales. Ou l’art de choisir le pire moment pour se montrer antipathique…

«Il faut faire comprendre aux gens qu’ils agissent pour leur propre intérêt, et non pas les menacer avec des sanctions.»

Eric Bonjour, ancien député vaudois

Mais comment un parti héritier du libéralisme peut-il accoucher de mesures n’hésitant plus à brandir la menace de nouvelles taxes? La proposition du duo d’élus est en tout cas jugée «troublante et assez intrusive» par l’historien Olivier Meuwly, spécialiste de l’histoire des idées politiques. «Comment vont-ils faire? Examiner chaque facture de consommation de gaz? Le PLR sera mal pris pour critiquer, par la suite, l’ultra-étatisme des Verts qui ne cessent de culpabiliser les gens et jouer la police de la verdure.»

On l’aura compris, l’intellectuel n’est pas emballé par la proposition. Mais pas au point de dénoncer une sortie de route de son parti, en tension constante entre son aile radicale, plus étatique, et son aile purement libérale. «Les ennemis du PLR sont toujours en train de chercher les moments où il dévie. Ils n’aiment pas le libéralisme mais reprochent aux libéraux de ne pas l’être. On peut cependant se demander s’il n’y a pas actuellement une tentation de surjouer le ‘R’ parce que l’ambiance du moment n’est pas très ‘L’. C’est un risque possible.» Et de plaider pour que le parti donne au moins du sens aux accents qu’il choisit de mettre dans ses propositions.
Et si, à force de miser sur la «responsabilité», le PLR laissait sa place à la conservatrice UDC comme parti le plus libéral de l’échiquier politique suisse? «Mais c’est déjà le cas», juge Eric Bonjour, ancien député vaudois passé par les deux formations durant un parcours politique de trente ans. «Le covid l’a montré, seule l’UDC demandait une politique libérale, encourageant la vaccination, mais sans demander qu’on l’impose.» L’idée que l’on puisse venir fouiller dans ses factures, et dans sa vie privée, lui est particulièrement antipathique: «C’est du communisme, inadmissible.» Loin de nier la réalité des problèmes d’approvisionnement énergétique, et la nécessité d’ajustements, il propose une politique basée sur l’éducation. «Si tout le monde faisait des économies individuelles, on pourrait économiser une centrale nucléaire, explique-t-il. Mais il faut faire comprendre aux gens qu’ils agissent pour leur propre intérêt, et non pas les menacer avec des sanctions.»




La grande peur des censeurs

En 2017, Elon Musk déclarait: «J’aime Twitter.» Un utilisateur lui répondait: «Alors achète la plateforme.» Ce à quoi le milliardaire répondait: «Combien ça coûte ?». Cinq ans plus tard, le patron de Tesla, accessoirement homme le plus riche du monde, est finalement devenu propriétaire de Twitter. L’autoproclamé «absolutiste de la liberté de parole» a déclenché des torrents de réactions abracadabrantesques en sortant 44 milliards de dollars de sa poche pour faire de Twitter la «plateforme de la liberté d’expression dans le monde».
Sans surprise, bon nombre de médias, de tweetos et de philosophes se devaient d’affirmer qu’Elon Musk venait de dépasser les bornes en concrétisant sa parole. Pensons à Jeffery Shaun King, militant des droits civiques : il utilise Twitter pour promouvoir des causes de justice sociale, dont le mouvement Black Lives Matter. Selon lui, le rachat de la plateforme par le milliardaire est un signe de l’affirmation du «pouvoir blanc» (white supremacy). Des propos validés par d’autres utilisateurs du réseau. Toutefois, la manœuvre repose sur d’étranges raccourcis: Elon Musk est blanc, d’origine sud-africaine. Il est par conséquent un suprématiste blanc.
Plus proche de nous, les médias français se sont fendus de colonnes tout aussi épouvantées. France Info a, par exemple, convoqué Olivier Lascar, rédacteur en chef du pôle digital de Sciences et Avenir – La Recherche et, visiblement, médium: «Elon Musk a un projet politique derrière la tête. Avec Twitter, il s’achète en réalité un instrument d’influence, une arme de communication massive qui lui permet d’avoir l’oreille des politiques et peut-être de trouver les amitiés nécessaires pour son développement.»
Le Nouvel Obs n’a pas montré davantage de finesse dans un article publié quelques heures après l’annonce du rachat: «La définition de liberté d’expression d’Elon Musk s’annonce bien éloignée de la nôtre.»
La «nôtre»? Le Nouvel Obs semble bien ignorant quant à cette notion. La liberté d’expression est complète ou n’est pas. Un point c’est tout. Et c’est John Stuart Mill qui le rappelle le mieux: «Il est étonnant que les hommes admettent la validité des arguments en faveur de la libre discussion, mais qu’ils objectent dès qu’il s’agit de les pousser jusqu’au bout, et cela sans voir que si ces raisons ne sont pas bonnes pour un cas extrême, c’est qu’elles ne valent rien.»
Le philosophe anglais poursuit, semblant pressentir à quel point la liberté de parole serait si violemment malmenée, 160 ans après ses écrits: «Il est étonnant qu’ils s’imaginent s’attribuer l’infaillibilité en reconnaissant la nécessité de la libre discussion sur tous les sujets ouverts au doute, mais pensent également que certaines doctrines ou principes particuliers devraient échapper à la remise en question sous prétexte que leur certitude est prouvée, ou plutôt qu’ils sont certains, eux, de leur certitude.» On ne saurait trop conseiller aux rédacteurs de L’Obs de se pencher sur le fameux De la liberté, écrit en 1859 par le Britannique proto-libertarien.
Un ouvrage à conseiller aussi au philosophe français Raphaël Enthoven, auteur d’une bombe de non-sens sur l’antenne d’Europe 1: «Il y a quelque chose de liberticide dans une liberté totale.» On attend avec impatience son potentiel prochain best-seller: «Il y a quelque chose de glacial dans la chaleur absolue».
En attendant, on peut continuer à se divertir jour après jour avec les provocations diffusées par Elon Musk sur sa plateforme. Une des dernières en date ? «Je vais racheter Coca-Cola pour remettre de la cocaïne dedans.»