Écrire ou mourir

Il m’arrive parfois de m’emporter et de lancer à mon interlocuteur médusé: «Je vous laisse le choix des armes et je vous attends à l’extérieur.» Hélas, je le sais bien, le monde a changé et on me rappelle sans cesse que l’on ne se bat plus au fleuret ou à l’épée dans la brume du petit matin. L’envie désuète de régler une question par un duel me vient sans doute de mes années d’escrime mais plus encore de la lecture des Trois Mousquetaires d’Alexandre Dumas. Mon édition de poche des aventures d’Athos, Porthos, Aramis et d’Artagnan est préfacée par Robert Nimier. J’y lis que «les jeunes Français […]sont élevés dans la discipline des “Mousquetaires” (et qu’) ils y apprennent des vertus cardinales […], la noblesse, le mystère, la force et l’audace». C’est aussi pour cela que j’ai quelquefois envie de me battre en duel. C’est pour cela que j’aime à lire les œuvres de ces rebelles que furent les Hussards.

Professeur émérite à la Sorbonne Nouvelle, Marc Dambre nous offre une synthèse magistrale et exhaustive sur ce qu’il nomme l’«histoire d’une rébellion en littérature». A travers les vies croisées de Nimier, Blondin, Laurent et Déon, Marc Dambre nous fait revivre tout un pan peu connu de l’histoire culturelle de l’après-guerre.

Oubliés de l’Université, laissés de côté par les manuels scolaires, qui sont les Hussards? Qu’est-ce qui les anime?

Un portrait à charge

En décembre 1952, Bernard Franck, bon soldat de la lourde infanterie sartrienne, publie un article pour brocarder de jeunes auteurs: Blondin, Laurent et Nimier. Il les classe à droite, péché suprême, en les appelant «les Hussards». Depuis lors, on retient cette appellation et la description qu’en donne Franck: «Ils aiment les femmes […], les autos […], la vitesse […], les salons […], les alcools (un peu tout le monde), la plaisanterie (leur mauvais goût). Ils sont truqués comme un après-guerre, presque touchants à force de vouloir nous persuader que nous sommes en 1925 et que tout va recommencer […]. Envers la littérature, il se conduisent comme ces petits-bourgeois qui vont au bordel […].» Bref, les Hussards semblent être des adolescents révoltés, fils à papa profitant de la vie. Tout n’est pas si simple pour ne pas dire simpliste.

Des contestataires de droite

En réalité, si ces jeunes auteurs sont bien de droite, ils ne sont pas conservateurs pour autant. Loin de défendre des valeurs comme l’Église, l’armée, la patrie et le mariage, ils s’en méfient et adoptent même un certain cynisme à leur égard. Ils appartiennent «à cette génération heureuse qui aura eu vingt ans pour la fin du monde civilisé» (Nimier). Dès lors, la société leur apparaît comme superficielle et marquée d’insuffisances. Face à cette crise des valeurs, ils se posent comme supérieurs à la société médiocre. Ils refusent toute compromission et portent un regard autant lucide que désabusé: «En politique, il n’y a, à présent aucune valeur, aucune idée, aucun parti (reconnu ou clandestin), aucune doctrine qui ne soit volontairement ou involontairement solidaire d’un mensonge, d’une injustice, d’un crime ineffable ou d’une palinodie» (Jacques Laurent).

Contrairement à l’engagement existentialiste d’un Sartre ou d’un Camus, ils se font les chantres d’un désengagement, d’une démilitantisation. Pourquoi?

Déçus par un idéal impossible, les Hussards sont poussés par une désespérance: «Il faut savoir désespérer jusqu’au bout» (Nimier). Le monde se divise en deux camps: les opposants et les complices du chaos. Cette attitude permet de comprendre leur posture paradoxale déjà exprimée par Baudelaire dans «l’héautontimorouménos», poème connu de Nimier: «Je suis la plaie et le couteau! / Je suis le soufflet et la joue! / Je suis les membres et la roue, / Et la victime et le bourreau!».

Vive la mort!

Céline n’hésitait pas à affirmer, dans un entretien à l’ORTF en 1961, que «la vraie inspiratrice c’est la mort». Les Hussards l’ont bien compris et surtout vécu. Ils ne s’engagent pas pour une cause mais ils engagent leur propre vie quand ils écrivent. C’est ce qui peut les rendre odieux, insupportables comme François dans L’enfant triste de Nimier. Il y a donc une dimension tragique à ne pas négliger. Nous sommes loin de la description alcool, femme, vitesse, etc.

En somme, les Hussards n’ont qu’une alternative: écrire ou mourir. Comment ne pas citer la lettre de Jean-René Huguenin à Jean Le Marchand: «Je fourre mes mains dans mes poches pour que l’ennemi ne voie pas qu’elles tremblent d’appréhension avant le grand combat, je fais une prière muette et recommande mon âme à Dieu, puis je descends une à une les marches du fortin et j’attends les cavaliers qui approchent en galopant sans craindre la défaite puisque je ne connaîtrai que la victoire ou la mort – vous l’avez dit. Écrire ou mourir.»
A l’heure où le prix Nobel de littérature est attribué à Annie Ernaux pour «le courage et l’acuité clinique avec laquelle elle découvre les racines, les éloignements et les contraintes collectives de la mémoire personnelle»; à l’heure où l’on s’extasie sans recul critique sur Sa Préférée, de Sarah Jollien-Fardel, en soulignant que ce roman peut libérer la parole; à l’heure où l’on s’émeut des poèmes et des chroniques «engagés» de Quentin Mouron, je rêve de nouveaux «Hussards» ou d’un duel.

Le style hussard

«Le style du hussard, c’est le désespoir avec l’allégresse, le pessimisme avec la gaieté, la piété avec l’humour. C’est un refus avec un appel. C’est une enfance avec son secret. C’est l’honneur avec le courage et le courage avec la désinvolture. C’est une fierté avec un charme; ce charme-là hérissé de pointes. C’est une force avec son abandon. C’est une fidélité. C’est une élégance. C’est une allure. C’est ce qui ne sert aucune carrière sous aucun régime. C’est le conte d’Andersen quand on montre du doigt le roi nu. C’est la chouannerie sous la Convention. C’est le christianisme des catacombes. C’est le passé sous le regard de l’avenir et la mort sous celui de la vie. C’est la solitude et le danger. Bref, c’est le dandysme.» Pol Vandromme, Roger Nimier, le Grand d’Espagne (1977)

Marc Dambre, Génération hussards, Perrin, 2022.
Pol Vandromme, Roger Nimier, Le Grand d’Espagne, Editions Vagabonde, 2002.
Marc Dambre, Roger Nimier, hussard du demi-siècle, Flammarion, 1989.




Vous avez dit réac?

Parfois, lors de discussions autour d’une bière ou d’un café on me lâche à la cantonade: «Tu es tout de même un peu réac!». Longtemps, j’ai mal assumé mon côté «réactionnaire», comme une sorte de maladie honteuse. Aujourd’hui, je réponds invariablement avec Léon Daudet: «Je suis tellement réactionnaire que quelquefois j’en perds le souffle», puis je passe à autre chose.

Vous comprenez aisément pourquoi le titre et surtout le sous-titre de l’ouvrage (De Maurras à Houellebecq) m’a interpellé. A peine acheté, je me suis mis à le lire. Plus j’avançais dans la lecture et plus mon crayon rouge soulignait et griffonnait des remarques dans les marges. J’avais l’impression de lire le travail de maturité d’un gymnasien militant d’Extinction Rebellion ou d’un zadiste du Mormont. En fait, l’ouvrage de Monsieur Berthelier est le fruit trop mûr de sa thèse réalisée sous la direction de Christelle Reggiani de la Sorbonne et de Gilles Philippe, professeur ordinaire de l’Université de Lausanne.

La méthode utilisée pour analyser les différents auteurs est, on peut être en droit de la contester, une grille de lecture marxiste empruntée au philosophe et sociologue Lucien Goldmann (1913-1970). Moi qui croyais que le matérialisme historique avait été jeté aux oubliettes de l’histoire! Il faut dire que notre auteur organise depuis des années des séminaires de «Lecture de Marx» ainsi que le «Séminaire littéraire des armes de la critique». On peut tout de même douter de son objectivité. Non content de se faire l’héritier d’une critique marxiste, Monsieur Berthelier fait des incursions dans le genre «psychologique» notamment avec Marcel Jouhandeau. Il explique que Jouhandeau va publier à la NRF – que Berthelier qualifie de «cénacle de la bourgeoisie mondaine et esthète» – à cause de la récente fortune de sa famille et de son homosexualité. On ne peut que saluer la rigueur de la critique académique!
En ce qui concerne le contenu de cet ouvrage, je suis aussi assez dubitatif. Tout d’abord pourquoi partir de Maurras? Barrès aurait été plus approprié, mais laissons cela. Notre auteur commet un grand nombre d’erreurs sur Maurras. Passés les poncifs que l’extrême gauche accumule sur le maître de Martigues, on découvre que Monsieur Berthelier ne connaît pas son sujet. Maurras appréciait le style de Proust, contrairement à ce qu’affirme l’ouvrage. Il fut même un des premiers lecteurs enthousiastes des Plaisirs et les jours, œuvre de jeunesse de Proust. L’auteur lui en sera toujours reconnaissant, comme il l’écrit dans des lettres à la fin de sa vie. D’ailleurs, tous deux fréquentaient les mêmes salons mondains vers 1895. Sur le plan formel, Maurras appréciait davantage la liberté de la Renaissance que le formalisme du Grand Siècle.

Quant à Céline, Monsieur Berthelier reconnaît qu’il est étudié brièvement, juste pour rappeler qu’il n’a aucun lien avec Maurras et aussi «parce qu’il existe déjà une quantité pléthorique d’études céliniennes».
Le traitement que l’auteur réserve à Georges Bernanos reste dans le ton de l’ouvrage, un travail d’étudiant qui n’a pas compris grand-chose, et en particulier pas le génie prophétique de l’auteur. Le maître de conférence omet encore un grand nombre d’auteurs: Léon Daudet, René Barjavel, Pierre Benoit, Abel Bonnard, Henry Bordeaux, Paul Chack, Alphonse de Châteaubriant, Bernard Faÿ, Maurice Bardèche, Pierre-Antoine Cousteau et j’en oublie. En ce qui concerne Les Hussards, je ne saurais trop recommander le livre de Marc Dambre, Génération Hussards, qui vient de paraître.
Je m’arrête là et laisse de côté tout ce qu’il faudrait écrire sur l’étrange choix d’inclure Renaud Camus dans la liste autant que celui de s’en prendre à Houellebecq, qui relève de l’art d’enfoncer des portes ouvertes.
Pour Vincent Berthelier: «Chez les réactionnaires, une anecdote personnelle peut servir de point de départ à un texte apocalyptique». Il est vrai que le réactionnaire authentique ne vit pas dans le monde des idées, il ne fait pas de sculpture sur nuages, mais il met ses mains dans la pâte humaine et s’enracine dans la réalité, loin des idéologies et des préconcepts.
Le chroniqueur culturel de Bon pour la tête – média qui se qualifie lui-même d’indocile – ne s’est pas trompé en intitulant son article «Le style réac: usine à maximes». Le but de l’ouvrage est de fourbir des arguments au camp de la culture de l’effacement en discréditant les auteurs qui pourraient permettre de structurer une résistance intellectuelle. Ne nous laissons pas culpabiliser par les mandarins du politiquement correct, qu’ils soient revêtus du bonnet de docteur ou qu’ils tiennent la plume de l’information. Rejetons cet «index librorum prohibitorum» d’un revers de main! Comme l’affirmait Nicolás Gómez Dávila: «Le réactionnaire n’est pas un nostalgique rêvant de passés abolis, mais celui qui traque des ombres sacrées sur les collines éternelles.»

Vincent Berthelier, Le style réactionnaire. De Maurras à Houellebecq, Paris, Éditions Amsterdam, 2022

Marc Dambre, Génération Hussards. Nimier, Blondin Laurent… Histoire d’une rébellion en littérature, Paris, Perrin, 2022

Nicolás Gómez Dávila, Le Réactionnaire authentique, Monaco, Éditions du Rocher, 2005