A bas l’intelligence !

Il y a quelques années, lors d’une soirée où les autorités politiques étaient présentes, j’ai eu la mauvaise surprise d‘entendre un ancien conseiller d’État affirmer à plusieurs reprises, qu’en politique, on n’avait pas besoin d’intellectuels et qu’il fallait se méfier d’eux. Le petit groupe qui taillait le bout de gras avec lui abondait en son sens en filant la métaphore. Le film d’Amenábar illustre assez bien cette tension entre le monde intellectuel, représenté par Miguel de Unamuno, et le monde politique, incarné par le général Franco et le commandant en chef de la légion espagnole Millán-Astray.

Tout comme Plutarque, Amenábar nous offre, avec ce film, des vies parallèles entre Unamuno et Franco.

Miguel de Unamuno (1864-1936), considéré comme le plus grand penseur espagnol de son époque, occupe les fonctions de recteur de la prestigieuse université de Salamanque à partir de 1900. Destitué en 1914 pour ses positions antimonarchiques, il est exilé aux Iles Canaries puis en France de 1924 à 1930. Lorsque la République est proclamée en 1930, il retrouve son poste de recteur.
Le film commence en 1936, lorsque les nationalistes se révoltent contre une république sombrant dans l’illégalité. Unamuno décide de les soutenir en leur versant 5’000 pesetas soit six mois de salaire. Là, c’est l’incompréhension de son entourage. Comment lui, l’homme qui s’est opposé à la monarchie puis à la dictature militaire de Primo de Rivera, lui qui fut le premier professeur d’université inscrit au parti socialiste, pouvait-il soutenir l’insurrection nationaliste des militaires? Dans les premiers jours de cette rébellion, le recteur de l’université de Salamanque la conçoit comme un des nombreux pronunciamientos qu’a connus l’Espagne au XIXe siècle. Il pense que les militaires vont rétablir l’ordre républicain. Il devait partager en cela l’opinion d’Alejandro Lerroux, radical républicain et président du conseil des ministres (1933-1935): «Ni Franco ni l’armée n’ont enfreint la loi, ni ne se sont élevés contre une démocratie légale, normale et fonctionnant normalement. Ils n’ont fait que la remplacer dans le vide qu’elle a laissé lorsqu’elle s’est dissoute dans le sang, la boue et les larmes.» Miguel de Unamuno va progressivement ouvrir les yeux sur la réalité de l’insurrection et prendre conscience de la tournure dramatique des événements. Le 12 octobre 1936, dans l’amphithéâtre de l’université où l’on célèbre la «Fête de la race», qui est le jour de la découverte de l’Amérique par Christophe Colomb, Unamuno improvise un discours afin de répondre aux inepties proférées dans ce temple du savoir: «Il y a des circonstances où se taire est mentir. Car le silence peut être interprété comme un acquiescement. […] Vous vaincrez parce que vous possédez plus de force brutale qu’il ne vous en faut. Mais vous ne convaincrez pas. Car, pour convaincre, il faudrait que vous persuadiez. Or, pour persuader, il faudrait avoir ce qui vous manque: la raison et le droit dans la lutte.»

Il eut pour toute réponse le cri de «A bas l’intelligence!» et ne dut son salut qu’à la présence de la femme de Franco. Assigné à résidence, il rendit l’âme le dernier jour de 1936.

En parallèle Amenábar met en scène un Franco inattendu et assez proche du personnage historique. Tout comme l’a relevé Bartolomé Bennassar, biographe du Caudillo, nous nous trouvons en face d’un personnage pusillanime masquant son ambition, sa ruse et son opportunisme politique.

Un passage assez subtil du film d’Amenábar est celui où le général Franco fait remplacer le drapeau républicain par le drapeau royaliste. Les soldats entonnent la «Marcha Real» avec des paroles différentes: celles de Marquina plutôt de tendance royaliste, celles de Pemán rédigées à la demande du dictateur Primo de Rivera. Cela tend à nous montrer que le mouvement nationaliste est très diversifié avant la mise en place de l’idéologie nationale-catholique franquiste.

Un autre mérite de ce film est de faire découvrir Miguel de Unamuno à un public non hispanophone. A ce jour, il n’existe pas de biographie en français du recteur de Salamanque mais on peut lire dans la langue de Molière certaines de ses œuvres. L’accès à la pensée unamunienne n’est, de prime abord, pas aisé. Tout comme Chesterton, Unamuno manie le paradoxe qui «est le moyen le plus tranchant et plus efficace de transmettre la vérité aux endormis et aux distraits.» La pensée de Unamuno est une pensée agonique, c’est-à-dire en lutte perpétuelle: «Les idées qui me viennent de tous côtés sont toujours en lutte dans mon esprit et je n’arrive pas à les mettre en paix. Je n’y arrive pas parce que je n’essaie même pas. J’ai besoin de ces luttes.» Ces batailles d’idées qui peuvent nous sembler parfois contradictoires font de notre auteur un penseur inclassable: «Ce que je fuis, je le répète, comme la peste, c’est d’être classé: je veux mourir en entendant les paresseux d’esprit qui s’arrêtent parfois à m’écouter, demander à mon sujet: «Et celui-là, qu’est-il?» Les libéraux et les progressistes bêtes me tiendront pour réactionnaire et même pour mystique, sans savoir, bien sûr, ce que cela veut dire, les conservateurs et réactionnaires bêtes me tiendront pour une sorte d’anarchiste spiritualiste, et les uns comme les autres verront en moi un pauvre homme désireux de se singulariser et de passer pour original, dont la tête est comme pleine de grillons. Mais personne ne doit se soucier de ce que pensent de lui les imbéciles, qu’ils soient progressistes ou conservateurs, libéraux ou réactionnaires.»

«Lettre à Franco» est un film exigeant et poétique. Exigeant, car il demande une certaine connaissance de l’histoire espagnole. Poétique, car à travers ses paysages et les rues de la ville, à travers ses dialogues, ses silences et ses lenteurs, nous sommes portés à une saine réflexion qui ne sombre pas dans un didactisme manichéen. Avec ce film, Alejandro Amenábar rejoint les trois ambitions qui doivent animer les artistes selon la Poétique d’Aristote: instruire, émouvoir et plaire.

Alejandro Amenábar, Lettre à Franco, 2019, 103 minutes
Bartolomé Bennassar, Franco, Paris, Perrin, 2002
Miguel de Unamuno, Aphorismes et définitions, Paris, Rivages, 2021
Miguel de Unamuno, Contes, Paris, Gallimard, coll. Folio Classique, 2020
Miguel de Unamuno, Le sentiment tragique de la vie, Paris, Gallimard, coll. Folio Essais, 1997
Miguel de Unamuno, L’agonie du christianisme, Paris, R&N Éditions, 2016