Migros a mal négocié son virage woke

Avec son refus de vendre de l’alcool, ses produits «vintage» et son culte du fondateur Gottlieb Duttweiler, Migros a longtemps constitué l’une des incarnations du conservatisme «soft» à la suisse. Au même titre, par exemple, que les humoristes d’État pas drôles, les souris grises de parlements et les people lisses comme des peaux de bébé. Revendiquant un héritage idéologique toujours fécond, la boîte ne cite-t-elle pas encore sur son site les quinze thèses fondamentales du fondateur de la société et de sa femme Adele? En voici un aperçu pour ceux qui les méconnaissent: «servir dans le sens le plus croyant du mot, c’est-à-dire en ayant foi dans ce qu’il y a de bon en l’homme» afin «de témoigner sa foi en Dieu». Ou encore l’idée que «le cœur de la femme est le sanctuaire où se maintiendra le mieux notre patrimoine spirituel». Ce bien joli folklore semble hélas avoir pris du plomb dans l’aile. Car désormais le géant orange célèbre les «révolutions sociétales», le «vivre-ensemble» et les repas pris devant la télé, pour ne citer que des exemples réels issus de la page «Migros Engagement».

Le mâle incarné

Or depuis quelques jours, la coopérative semble carrément avoir effectué un virage woke avec une publicité qui ne laisse pas indifférent sur les réseaux sociaux. On y voit deux adolescentes, jouant avec des figurines de foot, se réjouir que des représentations de femmes figurent dans leur assortiment, et «pas que des Blancs et des vieux» selon les termes de la protagoniste… blanche. Une catégorie honnie vers laquelle se tourne alors la caméra, bien que les mâles en question, évidemment dans une pose ridicule, semblent plutôt avoir la trentaine.

«Le débat ici devrait plus se focaliser sur l’aspect de genre que sur celui de la couleur de peau, pour lequel le foot fait déjà office de modèle, surtout dans le monde francophone.»

Tristan Cerf, porte-parole de Migros

«Pas grave, les Blancs iront à la Coop», s’insurge un internaute, tandis que d’autres affirment ne jamais avoir vu de publicité aussi mauvaise. Parmi ces indignés, Heinrich Ariss: convaincu que le «grand remplacement» des populations européennes est en cours, encouragé par de tels spots, ce quinquagénaire romand a tout bonnement décidé de renvoyer sa carte Cumulus à la Migros avec une lettre annonçant le boycott de ses filiales. «On fait face à une attaque constante contre les «vieux blancs» accusés de véhiculer une masculinité toxique. Dès lors, étant directement visé, je préfère aller m’approvisionner ailleurs.» Sans espoir de lancer un grand mouvement révolutionnaire, il espère que d’autres suivront au sein de la «masse silencieuse» qui subit perpétuellement ce type d’attaque.

Un choix douteux et des ratés

Mais qu’a réellement cherché à faire Migros? «Célébrer la diversité», évidemment, mais pas sans une succession de couacs qui a fait tourner toute l’affaire en eau de boudin. «En allemand, les deux jeunes filles de la vidéo disent ʻnicht nur alte weisse Männerʼ», explique Tristan Cerf, porte-parole, «alors qu’en français, elles se contentent de dire ʻet pas que des Blancs et des vieuxʼ. L’effet d’humour voulu perd en effet en clarté, puisque la remarque répond à la phrase «C’est bien qu’il y ait aussi des femmes». Il serait donc logique que le mot ʻhommeʼ soit présent dans la deuxième partie du dialogue». Raté supplémentaire, une première mouture de la publicité, sur Facebook, s’intitulait «que des Blancs et des blonds», sans que cette dernière notion apparaisse dans la vidéo. «Le débat ici devrait plus se focaliser sur l’aspect de genre que sur celui de la couleur de peau, pour lequel le foot fait déjà office de modèle, surtout dans le monde francophone», reconnaît Tristan Cerf.

Reste une question: pourquoi tant de haine pour les «vieux»? Que deux ados jugent leurs parents (trois hommes, dans la vidéo) ringards, nul ne saurait s’en étonner, mais la publicité doit-elle réellement servir de caisse de résonance au jeunisme ambiant? Contactée, l’organisation Pro Senectute – il est vrai partenaire de Migros – n’a pas répondu à nos interrogations. Reste que les réactions courroucées des internautes semblent inciter la société à davantage de prudence pour la prochaine fois: «La plupart des remarques concernent la compréhension du message réel. (…) Ceci pourrait indiquer que notre mise en scène n’a pas réussi à transmettre l’essence et la complexité du débat de société en question», analyse Tristan Cerf, qui promet: «Nous ferons mieux la prochaine fois.» Il relève toutefois que le nombre de questions concrètes (ndlr d’ordre pratique) est fortement inférieur à la moyenne de celles des publicités similaires. «La représentativité des commentaires pourrait laisser penser que la grande majorité silencieuse ne voit aucun problème au message ou, au pire, ne l’a même pas remarqué.»

Qu’il nous soit permis de nous demander s’il faut réellement s’en réjouir.




Un joueur de foot doit-il épouser les causes de l’époque?

NON, selon Raphaël Pomey
Posons tranquillement le décor: un footballeur musulman très pieux, dont le club est aux mains d’un représentant d’un État appliquant la peine de mort pour les homosexuels, suscite la polémique pour avoir refusé de porter un maillot aux couleurs de l’arc-en-ciel. Est-il vraiment nécessaire de développer pour saisir le ridicule de la situation? Non pas qu’il soit anodin que des personnes LGBT soient encore agressées dans la rue, insultées, ou bien évidemment condamnées par des États en raison de leurs inclinations propres. Simplement, il paraît tout de même doucement hypocrite que l’on demande à des sportifs de porter des causes qui les dépassent et dont on peut légitimement penser qu’elles ne hantent guère les nuits de leurs patrons du Golfe. Idrissa Gana Gueye n’est sans doute pas le plus tolérant des hommes, mais il se trouve que son travail consiste à taper dans un ballon, et non pas à porter le feu de l’égalité aux humains, tel un Prométhée post-moderne. A force de demander à des personnalités extérieures au jeu politique de s’engager sur des enjeux qui, eux, relèvent très clairement de la chose publique, un risque fait peu à peu surface: que l’engagement citoyen ou associatif de base, ciment de notre société, paraisse peu à peu inutile. A quoi bon s’exprimer à propos de la gestion des comptes d’une société de tennis si, de toute manière, il n’y a que des grandes causes dans ce monde, sur lesquelles n’importe quel avis fait autorité? Loin de permettre une «évolution des mentalités», comme on nous le promet toujours, la multiplication des «journées de» et des actions symboliques noie surtout les souffrances de ce monde dans une guimauve vaguement dénonciatrice qui ne sert à personne.

OUI, selon Jérôme Burgener
Faisons fi des idéologies qui gravitent autour de cette affaire et revenons sur la réelle question qui se pose ici. Il s’agit simplement d’une relation contractuelle entre une entreprise et son employé. Revenons sur la définition d’un contrat. Il s’agit d’un accord volontaire entre deux ou plusieurs personnes, faisant naître des obligations entre elles. Pascal Salin, économiste et philosophe français, en donne une description encore plus précise dans «Libérons-nous», sorti en 2014: «Si un contrat existe, c’est évidemment parce qu’il est satisfaisant pour les deux co-contractants. Si le contrat est librement décidé et signé, il rend impossible toute domination des uns par les autres: les contractants partagent la même liberté et la même dignité.» Idrissa Gana Gueye a, en 2019, signé un contrat avec le PSG lui rapportant plus de sept millions d’euros par année. Nous pouvons bien imaginer que l’accord spécifie que le joueur doit porter le maillot, donc l’uniforme, du club qui l’a engagé. Un peu comme un employé de McDonald’s ou un agent de police. Si le joueur refuse de porter le maillot, même si celui-ci affiche les couleurs arc-en-ciel à titre exceptionnel pour la journée de la lutte contre l’homophobie, il n’honore pas les termes du document qui le lie à son club. Ce dernier peut donc prendre des sanctions contre Idrissa Gana Gueye. Une décision qui semble difficilement contestable, si elle a lieu. La pression exercée par Rouge Direct, qui dénonce l’homophobie dans le sport, est plus contestable. L’association a interpellé les deux parties ainsi que la ligue sur Twitter: «L’homophobie n’est pas une opinion mais un délit. La ligue et le PSG doivent demander à Gana Gueye de s’expliquer et très vite. Et le sanctionner le cas échéant.» On doute que cette ire résulte d’une rupture de contrat.