Voyage dans la cinquième dimension 

Prenons le cas de ce qui se fait de mieux en vulgarisation scientifique en langue française : l’astronome d’origine vietnamienne Trinh Xuan Thuan. Auteur sérieux, il mentionne l’hypothèse de Kaluza, mais croit que son auteur était « un physicien polonais » (Le chaos et l’harmonie, page 559 de l’édition Bouquins de 2022). Or, c’était un mathématicien allemand. Triste destin d’un génie, déjà méconnu de son vivant. Certes, le nom de Kaluza est polonais (kałuża = flaque, mare), et il était catholique romain dans une Prusse-Orientale plutôt luthérienne. Mais il était Allemand – qui plus est, décoré de la Croix de Fer en 1917. Il était donc un produit du système éducatif mis en place par Wilhelm von Humboldt, qui avait réorganisé l’enseignement secondaire prussien pour construire des hommes complets, connaissant les sciences exactes, les langues et le travail manuel. (C’est ainsi que Kaluza fit un apprentissage de relieur.) Ce système a, au bout de quelques décennies, donné à l’Allemagne une avance scientifique et technique impressionnante sur le reste du monde, dont elle fit ensuite l’usage déplorable que l’on sait.

Kaluza, qui n’appréciait guère l’armée, en 1918.

Au-delà de l’enseignement obligatoire, dans le système scolaire allemand de l’époque, des trois langues classiques (grec ancien, hébreu et latin) et d’une langue vivante (dans le cas de Kaluza, ce fut le français), le jeune lycéen Kaluza apprit l’anglais, le hongrois et l’italien dans ses loisirs (Wuensch, p. 51), ce qui, ajouté à l’allemand, représente déjà la pratique de 8 langues. (Le hongrois, une performance pour un étrangerNyelvében él a nemzet! ) Toutefois, de telles connaissances n’en faisaient pas pour autant un linguiste, comme certains l’ont cru. De formation, Theodor Kaluza était mathématicien. Ce profil atypique de mathématicien passionné par la physique a gêné sa carrière, puisqu’il entrait difficilement dans un moule. Il dut attendre 20 ans entre son habilitation en 1909 et sa nomination comme professeur en 1929. Kaluza enseigna à Königsberg comme privat-docent. Il fut ensuite professeur à Kiel, puis à Gottingue à partir de 1935. De sa vie, je ne dirai ici, faute de place, que le strict minimum. Je renvoie à la lecture de sa biographie par Daniela Wuensch, qui souligne l’importance du milieu familial et géographique. Milieu géographique : Königsberg (aujourd’hui Kaliningrad) et son université Albertina fondée en 1544, là où Immanuel Kant avait enseigné et où David Hilbert et Hermann Minkowski avaient fait leurs études. Milieu familial : un père professeur d’anglais à l’Albertina ; une fortune évanouie lors de la première Guerre mondiale ; une femme, Anna Beyer (1885-1974), de santé fragile, mais qui lui survivra vingt ans, et deux enfants, Theodor junior (1910-1994) et Dorothea (1916-2006) ; des difficultés financières. Deux points qu’il faut souligner : 1) le fait qu’il dut, en 1925, s’éloigner de la physique pour obtenir une chaire de mathématiques et survivre (Wuensch, p. 339) ; 2) son absence totale de compromission avec le nazisme.

La gloire de Kaluza tient à un article, Zum Unitätsproblem der Physik, envoyé à Albert Einstein en avril 1919. Après l’avoir longtemps examiné, Einstein accepta d’en faire communication à l’Académie des Sciences de Prusse à Berlin le 8 décembre 1921 ; il fut ensuite publié dans les Sitzungsberichten de l’Académie du 22 décembre 1921, pp. 966-972 (article aujourd’hui accessible en ligne).

L’idée fondamentale de Kaluza peut être résumée en une phrase : pour unifier les deux interactions fondamentales que sont la gravitation et l’électromagnétisme, il faut postuler un espace-temps à cinq dimensions. (En 1919, l’interaction faible et l’interaction forte n’avaient pas encore été découvertes.)

Ces idées ne sortent pas du néant. La réflexion sur les dimensions commence avec le Timée de Platon. Dans son roman de maths-fiction Flatland (1884), Edwin Abbott imaginait des dimensions que nous ne percevons pas, mettant à la mode l’idée d’un univers à plus de trois dimensions. En 1903, le lieutenant-colonel Esprit Jouffret, professeur d’artillerie… et actuaire, publie un Traité élémentaire de géométrie à quatre dimensions (cf. Wuensch, p. 209). C’est à Minkowski que reviendra l’honneur, dès 1907, de développer une nouvelle base mathématique pour la relativité spéciale publiée par Einstein en 1905, donnant ainsi une réalité physique à l’espace à quatre dimensions. Dans la conception de Minkowski, la quatrième dimension était le temps, l’espace ne contenant que trois dimensions. Les univers à plus de trois dimensions d’Abbott et de Howard Hinton semblaient oubliés.

Quant à la recherche d’une théorie unitaire de la physique, elle a commencé avec Héraclite (Wuensch, p. 228) et a suscité le vif intérêt de Bernhard Riemann, fondateur en 1854 de la géométrie à dimensions dont il faut rappeler qu’elle a fourni le cadre et les outils mathématiques indispensables à la relativité générale présentée par Einstein en 1915 (cf. Rouvière, p. 140).  En 1914, Gunnar Nordström publie une théorie unifiée de la gravitation et de l’électromagnétisme dans un espace à cinq dimensions. On commence à se rapprocher de l’hypothèse de Kaluza, qui, dans son article de 1919, se réfère à l’article Gravitation und Elektrizität publié en 1918 par Hermann Weyl, alors professeur à Zurich (in Sitzungsberichte der Berliner Akademie, 1918, p. 465), mais atteint le même objectif par d’autres moyens. En effet, il reformule les équations du champ gravitationnel d’Einstein, en ajoutant une dimension qui sera associée à l’interaction électromagnétique.  

La condition du cylindre

Kaluza pose (p. 967) la « condition du cylindre » (Zylinderbedingung) : sa théorie exige qu’aucun élément de la métrique en cinq dimensions ne dépende de la cinquième dimension elle-même, mais uniquement des quatre dimensions perceptibles. Au demeurant, l’univers kaluzien est un monde cylindrique, dans lequel la cinquième dimension indique l’axe du cylindre (Wuensch, p. 285).  En tout état de cause, l’article de Kaluza représente un grand pas vers la géométrisation de la physique.

Wuensch, p. 286, et Vladimirov, p. 66, résument les résultats de Kaluza, en termes de langage mathématique moderne, sous la forme d’une matrice d’ordre 5×5 du tenseur métrique.  En fait, il s’agit de la combinaison d’une matrice centrale d’ordre 4×4 qui représente la gravitation et d’une cinquième ligne et d’une cinquième colonne qui représentent l’électromagnétisme. La composante métrique g55 = 2g à l’intersection de la cinquième ligne et de la cinquième colonne, est un nouveau champ, que Kaluza, page 970, qualifie de « potentiel de gravitation négatif ». (Dans son article, Kaluza n’utilise pas de matrice.) 

Einstein n’a jamais approuvé ou condamné la théorie de Kaluza, mais il a vérifié qu’elle était juste sur le plan formel, et c’est pour cette raison qu’il l’a présentée à l’Académie de Berlin. Elle l’a impressionné dès le début : dans une lettre du 21 avril 1919, Einstein écrit à Kaluza que sa pensée lui plaisait („Ihr Gedanke gefällt mir zunächst außerordentlich“) (Wuensch, p. 303). Einstein est d’ailleurs revenu à plusieurs reprises sur l’hypothèse de Kaluza, en 1930, 1931, 1938 et 1941 (Ivanov, p. 72). Citons notamment l’article, co-écrit en 1938 avec Peter Bergmann, où Einstein explique que la cinquième dimension est contre-intuitive, mais qu’il faut la prendre au sérieux (Wuensch, p. 369). Louis de Broglie a lui aussi consacré en 1927 un travail à la cinquième dimension. Cela fait beaucoup de sommités au chevet d’une théorie qu’on a surtout enterrée parce que son fondateur ne pouvait plus la défendre. Un des derniers à prendre la défense de la cinquième dimension de Kaluza fut Kurt Gödel dans un article de 1946, d’ailleurs d’inspiration kantienne (Wuensch, p. 373).

Kaluza en 1928. Il sera nommé professeur un an plus tard.

En 1926, le physicien suédois Oskar Klein a démontré que la composante métrique g55 de Kaluza était une constante et que la cinquième dimension introduite par Kaluza doit être enroulée et de très faibles dimensions, de l’ordre de la longueur de Planck (1,6 x 10-35 m). Ce développement est appelé hypothèse de Kaluza-Klein.

Malgré sa perfection formelle et sa génialité, l’hypothèse de Kaluza n’est pas devenue un « instrument de travail » pour les physiciens (Vladimirov, pp. 72-77). Elle paraît rocambolesque. La cinquième dimension n’est pas observable. On a obtenu des résultats plus probants et plus rapides dans le domaine de la mécanique quantique. Enfin, Kaluza avait travaillé à l’unification des deux interactions connues à son époque : quid de l’interaction forte et de l’interaction faible ?

Et pourtant, après une trentaine d’années, l’hypothèse de Kaluza a ressurgi de l’oubli. Puisqu’il s’agit maintenant de travailler à l’unification de quatre, et non plus de deux interactions, on s’est mis à raisonner au-delà de la cinquième dimension, en modèle Kaluza-Klein à 4+n dimensions (Wuensch, p. 375). Force est dès lors de constater que toutes les versions de la théorie des cordes sont du type Kaluza-Klein (Wuensch, pp. 380 et 632). Exemple : la théorie des supercordes suppose 10 dimensions, dont 9 spatiales et 1 temporelle (Gubser, p. 65). Au fond, ne serait-ce pas du Kaluza avec 5 dimensions en plus ?

Peut-être qu’un jour, les progrès de nos moyens d’observation permettront d’infirmer ou de confirmer la théorie de Kaluza. Après tout, la théorie de Nicolas Copernic, publiée en 1543, n’a eu de confirmation expérimentale que lorsque Friedrich Bessel a fait la première mesure de la parallaxe d’une étoile en 1838.

Qu’elle soit vraie ou fausse, l’hypothèse de Kaluza a le mérite de nous inviter à penser différemment, et à accepter l’idée que l’univers puisse être différent de ce que nous en percevons. C’est le premier bienfait que nous pouvons retirer d’un voyage dans la cinquième dimension, et c’est déjà remarquable. 

En accord avec sa biographe (Wuensch, p. 628), je crois qu’il faut rendre hommage à un grand savant qui a eu une vie difficile et n’a pas connu la reconnaissance scientifique dont ont bénéficié ses contemporains Einstein et Heisenberg.

Steven Gubser, traduit de l’anglais par Julien Bambaggi, Petite introduction à la théorie des cordes, Dunod, Malakoff 2012, 181 pages.

François Rouvière, Initiation à la géométrie de Riemann, Calvage & Mounet, Paris 2018, 343 pages.

Youri Sergueïevitch Vladimirov, Пространство-время, URSS, Moscou 2016, 202 pages.

Daniela Wuensch, Der Erfinder der 5. Dimension. Theodor Kaluza. Leben und Werk, Termessos, Gottingue et Stuttgart 2008, 716 pages.