Citoyens abandonnés

Début avril, dans le train entre Bienne et Berne, un couple s’assoit sur le siège adjacent. Le quinquagénaire, vêtu de vert, s’adresse à sa partenaire: «L’aspect positif de la guerre en Ukraine (sic!), c’est que cela fait augmenter le prix de l’essence. C’est bien pour la planète.»

Même idée, mais dans un langage plus technique, chez le conseiller national Vert genevois Nicolas Walder: «La hausse des prix de l’essence, si elle est durable et s’accompagne d’une baisse des prix des énergies non fossiles, est une bonne chose, car elle rend les énergies renouvelables plus attractives. Une hausse des prix permet également de favoriser les économies d’énergie, car des prix trop bas font que les consommateurs ne cherchent pas à économiser.» Son de cloche à peu près similaire chez sa camarade de parti, Adèle Thorens: lundi 13 mai, lors des discussions au Conseil des États, la Vaudoise a admis qu’il fallait aider les plus défavorisés, mais en relevant que les personnes qui consomment le plus de carburant sont celles qui ont les moyens d’acheter de grosses voitures.

Fin du monde contre fin du mois

Des arguments «de bobos de sous-gare de Lausanne» qui font voir rouge à Patrick Eperon, délégué à la communication du Centre Patronal: «Les prix du carburant causent déjà des problèmes, par exemple chez les personnes qui prodiguent des soins médicaux à domicile, qui sont indemnisées forfaitairement, quel que soit le coût de leurs déplacements.» Il estime qu’une mesure raisonnable serait de supprimer la TVA appliquée à la taxe sur les carburants: «Cela représente 6 centimes par litre, ce n’est pas rien.» Par contre pas question de tout abandonner: «Je ne toucherais en tout cas pas à la taxe affectée à l’entretien des routes et des rails.»
Si certains politiciens se réjouissent d’échapper à l’apocalypse climatique en ne faisant aucun compromis sur les coûts de l’essence, d’autres se font plus de soucis pour les portemonnaies des ménages. La semaine dernière, bon nombre de motions issues de la droite ont été balayées par les Chambres fédérales. Ces motions visaient à alléger les charges des foyers les plus touchés par la crise économique. Jean-Luc Addor, conseiller national UDC valaisan, estime que ces refus en bloc pour des raisons climatiques sont des atteintes à la qualité de vie des Suisses: «La gauche et les Verts poussent des cris d’orfraie dès qu’on évoque un allégement, même temporaire, du prix du carburant. Selon eux, cela compromettrait la réalisation des objectifs climatiques. Or, ceux-ci ne peuvent être atteints que sur la durée alors qu’il faut venir en aide aux gens maintenant. D’autant plus que la Confédération en a les moyens.»

Traduire: la situation est mauvaise, mais comme elle est bien pire ailleurs, pas de quoi s’inquiéter.

De son côté, le Secrétariat d’État à l’économie (SECO) juge inopportun que le Conseil fédéral vienne en aide à la population en abaissant les taxes : «Une telle mesure n’aiderait pas de manière ciblée les ménages à bas revenus. Il faudrait s’attendre à des effets d’aubaine importants. Un prix artificiellement bas créerait de fausses incitations. Le problème de la pénurie ne serait qu’aggravé.» Le SECO essaie de se montrer rassurant: «Malgré la hausse des prix de l’énergie, l’inflation en Suisse est toujours modérée, avec un taux de 2,9% en mai 2022. La situation en Suisse est bien différente de l’étranger. La zone euro affichait un taux de 8,1% à la même période.» Traduire: la situation est mauvaise, mais comme elle est bien pire ailleurs, pas de quoi s’inquiéter. «Certes, notre inflation est inférieure au taux moyen, mais dire qu’elle ne pose aucun problème me semble hasardeux, réagit Patrick Eperon. D’autant plus que si la guerre se poursuit en Ukraine, nous nous dirigeons vers de sérieux problèmes d’approvisionnement en énergie à la fin de l’année. Postuler que la situation à ce moment sera acceptable est faux. Cela reflète surtout une volonté de calmer le jeu.»

Il semblerait donc que ni le Conseil fédéral ni les chambres ne soient disposés à faire quoi que ce soit pour les ménages. Jean-Luc Addor le déplore et propose une alternative: «Il ne reste rien à faire à part descendre dans la rue. Mais est-ce que les gens vont commencer à se mobiliser pour défendre le pouvoir d’achat?»

Une perspective qui n’effraie pas le SECO: «La Suisse profite du fait que la partie des dépenses des ménages qui est consacrée à l’énergie est relativement faible. L’appréciation du franc suisse a jusqu’à présent également contribué à ce que l’inflation ne soit pas plus élevée.»

Manger des asperges

Pour tenter de soulager les porte-monnaies des ménages suisses, le conseiller fédéral Guy Parmelin a récemment invité ses concitoyens à faire plus attention à ce qu’ils mangent, dans les colonnes de Blick. Le ministre de l’économie a aussi estimé que nous pouvions «utiliser l’énergie avec parcimonie».
Avec la mise en place simultanée d’une campagne de sensibilisation au gaspillage, peut-on y voir une volonté de tenir le consommateur par la main, voire de l’infantiliser? Que nenni, selon le SECO. Cette déclaration montre que les citoyens eux-mêmes sont les mieux placés pour savoir où ils peuvent limiter leur consommation
d’énergie.
Une expertise qui risque de se renforcer au vu de la crise qui s’annonce…

Et si on baissait le prix du rail?

Contrairement aux idées reçues, ce ne sont pas les CFF qui fixent les tarifs mais l’Alliance SwissPass. Si l’organisation n’envisage pas de réduire les prix des transports publics, ni de proposer un abonnement général à tarif préférentiel comme en Allemagne (pour aider les citoyens à surmonter l’inflation, l’État a mis en place un abonnement de train à 9 euros par mois pendant trois mois), elle promet que les déplacements en train ne deviendront pas un produit de luxe l’an prochain: «Les prix des transports publics n’augmenteront pas en 2023, et ce malgré l’inflation, la hausse du prix de l’essence (ndlr: dont souffrent également les transports publics routiers) et la pandémie de Covid-19, qui a entraîné un lourd manque à gagner dans la branche. Les transports publics envoient ainsi un signal fort à leur clientèle.»




(Re)penser l’économie avec Werner Sombart

Les élèves des classes prégymnasiales du canton de Vaud ont la chance de pouvoir choisir une option spécifique «Economie et droit». Cette branche est dotée de quatre périodes par semaine et fait l’objet d’un examen de certificat en fin de 11e année. Au milieu du jargon propre aux pédagogistes, le Plan d’étude romand (PER) relève que «l’étude de cette discipline va développer chez l’élève un esprit critique et une autonomie de jugement.» Vaste programme… En s’approchant de plus près, on s’aperçoit que cette option spécifique reste bien classique, pour ne pas dire néo-classique, mâtinée de keynésianisme avec un soupçon de greenwashing. Si les élèves ont de la chance, ils pourront même apprendre à boursicoter, sous forme de jeu, grâce à une application en ligne. Rien de nouveau sous le soleil et ce malgré toutes les grandes déclarations du plan d’étude.

Dans ce contexte, il conviendrait de s’intéresser à la pensée de l’économiste allemand Werner Sombart (1863-1941), qui revient sur le devant de la scène avec différentes rééditions, études et même un manga.

Qui est Werner Sombart? Né en 1863 en Saxe, il rédige une thèse de doctorat, publiée en 1888, sur les structures économiques et sociales de la campagne romaine. Après un bref passage à la Chambre de commerce de Brême, il obtient un poste de chargé de cours à l’université de Breslau. C’est là qu’il découvre la pensée de Karl Marx. En 1896, il publie Le Socialisme et le mouvement social au XIXe siècle, qui connaîtra un grand succès tant en Allemagne qu’à l’étranger. Il introduit le terme «capitalisme» dans le monde universitaire avec son ouvrage monumental Le Capitalisme moderne en 1902. Quatre ans plus tard, il accepte un poste de professeur à l’école de commerce de Berlin. L’université de la capitale lui offre une chaire en 1917. Il conservera ce poste jusqu’à sa retraite en 1931, même s’il continue d’enseigner jusqu’en 1940, un an avant sa mort.

Afin de bien comprendre ce que peut nous apporter la pensée de Werner Sombart, resituons-le dans le courant de pensée issu de l’école historique allemande. Quelle est l’originalité de cette école économique?

L’école néoclassique triomphante durant le dernier quart du XIXe siècle explique les faits économiques en imaginant l’homo œconomicus, un être abstrait mû par son intérêt égoïste qui recherche uniquement le profit. Dès lors, on peut créer une sorte de monde où l’échange marchand est l’état naturel de toute société humaine sans tenir compte des contingences historiques et sociales. Il ne reste aux économistes qu’à découvrir les lois éternelles qui régissent les échanges. Et c’est ainsi que l’économie est devenue une «science», tout comme la mathématique ou la physique.

À mi-chemin des modèles marxiste et libéral

Face à cette vision abstraite et réductrice, les penseurs de l’école historique allemande vont souligner que les faits économiques n’obéissent pas à des lois intemporelles, mais qu’il faut prendre en compte les contingences historiques, sociales et politiques.
Cette démarche est résumée, par Max Weber et Werner Sombart, dans le premier numéro de la revue Archiv für Sozialwissenschaft (1904): «La tâche scientifique à laquelle notre revue devra se consacrer consistera à appréhender historiquement et théoriquement la signification pour notre civilisation de l’évolution capitaliste. Mais comme cette démarche s’appuiera, ou du moins devra nécessairement s’appuyer, sur le principe original que tout phénomène de civilisation est conditionné par l’économie, elle ne pourra que rester étroitement liée aux disciplines voisines que sont la science politique, la philosophie du droit, l’éthique sociale et les enquêtes de psychologie sociale ainsi que celles regroupées habituellement sous le nom de sociologie.»

Notre auteur n’est pas seulement un théoricien, il ose proposer des pistes de changement qui le situent à mi-chemin des modèles marxiste et libéral: privilégier la croissance économique dans un sens qualitatif, orienter la consommation vers «des formes de vie simples et naturelles», ne plus densifier les villes et reruraliser, supprimer certains types de publicité, repenser la concurrence au service du bien commun. De quoi nourrir bien des réflexions.

Werner Sombart nous fait comprendre que nous sommes bien plus que des homo œconomicus. Nous sommes des êtres culturels dont la vie ne se déroule pas de façon prévisible comme la terre tourne autour du soleil. Son analyse du capitalisme est plus que pertinente: consommation à outrance, agitation perpétuelle, uniformisation, etc. L’économie, même enseignée à l’école secondaire, devrait prendre plus largement en compte cette option sinon elle sera condamnée au psittacisme des manuels.

Guillaume Travers, Werner Sombart
Pardès, 2022
Werner Sombart, Comment le capitalisme uniformise le monde?
La Nouvelle Librairie, 2020.
Werner Sombart, Amour, luxe et capitalisme – Le gaspillage comme origine du monde moderne
Krisis, 2022.
Werner Sombart, Amour, luxe et capitalisme
Kurokawa, 2019. (manga)
«Werner Sombart»
Nouvelle Ecole, vol. 71, Paris 2022.