À marche forcée vers l’Île aux enfants

Jusqu’à la récente transformation de notre civilisation en parc d’attractions géant, les enseignants avaient pour mission de transmettre aux enfants l’art de lire, écrire et compter. Ce temps semble définitivement révolu. Dans le Canton de Vaud, malgré un département tenu par ce qu’il est convenu d’appeler la droite, des membres du corps professoral nous ont rapporté un ordre nouveau : leur mission, ont appris certains la semaine dernière, consiste aussi et surtout à « œuvrer au bien-être émotionnel des enfants » désormais. Mieux, pour « fluidifier la communication avec les familles », pour se montrer « efficace et efficient » (propos authentiques rapportés par l’agence ATS), les huiles vaudoises ont mené de puissantes réflexions qui ont entre autres abouti à la mise en place de « congés joker ». Entendre par là : la possibilité pour les parents de poser des demi-journées de congé à la carte, sans justification, deux jours avant l’absence en question. Pas certain que cela résolve les problèmes qui inquiètent réellement les profs, comme le peu de moyens à disposition pour transformer en réalité le grand rêve d’une école inclusive.

La dénaturation festive du réel

Il ne nous appartient pas de livrer des verdicts à l’emporte-pièces sur des décisions qui comportent leur part d’utilité. Par exemple : un « congé joker » bien placé permettra d’éviter quelque leçon de catéchisme sur les questions de genre. Ce qui nous intéresse, ici, est un mouvement de société qui, dans le fond, constitue la matière première de notre réflexion : comment réagir face à la multiplication des approches ludiques et infantilisantes des questions complexes ? Comment rester équilibré, pour dire les choses plus simplement, quand notre environnement prend les allures d’une vaste farce ? Aurait-on imaginé, il y a encore dix ans, qu’un jour l’armée suisse mènerait un sondage au sujet du bien-être de ses incorporés non-binaires ? Aurait-on cru qu’un jour, aux Jeux Olympiques, un speaker demanderait aux spectateurs de se lever « s’ils le peuvent » (comme si les tétraplégiques avaient besoin qu’on leur rappelle leur condition) ? N’aurait-on pas rigolé à l’idée que Libération, un média censé porter des idéaux égalitaires, finirait par multiplier les articles au sujet du plaisir prostatique chez les messieurs ?

Le problème de l’autoritarisme

Ces différents exemples pourraient simplement susciter des haussements d’épaules. Il y a bien pire, après tout. Mais c’est négliger un fait essentiel : à savoir que le voyage vers l’Île aux enfants comporte un versant inévitable, qui est l’autoritarisme. Ainsi, en même temps qu’il imposait sa métaphore du jeu de cartes pour nous parler de congés scolaires, le Canton de Vaud annonçait sa volonté très claire de serrer la vis aux personnes susceptibles de se trouver hors de son orbite. Dans le texte, « le Conseil d’État veut mieux encadrer les écoles privées et l’enseignement à la maison dans un souci de qualité ». Ceux qui possèdent un minimum de culture historique – par exemple parce qu’ils se sont intéressés à l’histoire soviétique – sauront traduire : « Il faut surveiller et imposer ses idées, même lorsqu’elles mènent à la médiocrité pour tous ». Cette réalité a maintes fois été évoquée dans nos réflexions, mais les Églises sont aussi des exemples absolus d’institutions où l’autoritarisme et les pires déviances ont accompagné l’introduction de chants gnangnans et un sentimentalisme digne de La Petite maison dans la prairie.

Un remède pour notre temps.

On peut vouloir remédier à tout cela à travers l’engagement politique. Mais pour nous, qui n’avons pour vocation ni de déposer des motions, ni de guider les âmes, une autre exigence s’impose : faire la paix avec une forme d’anarchisme. Non pas l’anarchisme stérile du révolté de 17 ans, mais celui qui n’entend pas renoncer au réel pour plaire aux puissances du moment, même lorsqu’elles jouent la carte cool (ou joker). Comme l’écrivait Ernst Jünger dans son Traité du rebelle, « Quand toutes les institutions deviennent équivoques, voire suspectes, et que dans les églises même on entend prier publiquement, non pour les persécutés, mais pour les persécuteurs, c’est alors que la responsabilité morale passe à l’individu ou, pour mieux dire, à l’individu qui ne s’est pas encore laissé abattre. »

Restons rebelles. Restons inclassables.