Démocratie directe

Les Suisses se gargarisent du concept de « démocratie directe ». En réalité, il s’agit d’une démocratie semi-directe où le pouvoir des représentants du peuple est limité par le référendum d’initiative populaire, pour empêcher l’entrée en vigueur d’une loi ou d’un traité, ou par l’initiative populaire en matière constitutionnelle, qui a surtout abouti à ce que la Constitution fédérale contienne des dispositions indignes d’une constitution et qui sont en réalité de nature législative (de la construction des résidences secondaires au paiement d’une treizième rente mensuelle aux retraités). Bien entendu, par rapport à la France, où l’article 3 alinéa 1 de la Constitution du 4 octobre 1958 (qui dispose que l peuple exerce sa souveraineté par ses représentants et par la voie du référendum) est constamment violé depuis le départ du général de Gaulle (4 référendums en 10 ans sous sa présidence ; 0 référendum sous Sarkozy, Hollande et Macron), la Suisse apparaît comme bien lotie. Notons toutefois que certains pays connaissent des instruments de contrôle populaire bien plus raffinés encore : le référendum abrogatif en Italie, qui permet d’attaquer une loi déjà entrée en vigueur (et même depuis plusieurs années), et le droit de rappel dans plusieurs États américains, qui permet de révoquer le pouvoir exécutif avant le terme de son mandat.

Un viol permanent des consciences

Le principal parti attaché à la défense de la « démocratie directe » (en fait semi-directe) est l’Union démocratique du centre, qui a d’autant plus de mérite à le faire que son statut de minorité la condamne en général à échouer quand elle lance une initiative. Il est vrai aussi que l’électeur suisse votait autrefois selon des considérations politiques. Cela n’a plus guère cours aujourd’hui que nous assistons à un viol permanent des consciences par les médias de grand chemin qui, en Suisse, penchent à peu près tous dans le même sens. C’est ainsi que le vote insensé du canton de Genève sur le salaire minimum non négocié à indexation automatique sur l’inflation du 27 septembre 2020 fut précédé d’une intense mise en scène télévisuelle à propos de la « précarité » qui allait disparaître comme par magie après l’introduction de cette norme. N’importe quel étudiant de première année d’économie aurait pu expliquer que cela allait, au contraire, renforcer la pauvreté. Mais il va de soi que, pas plus dans ce domaine qu’en politique étrangère, la raison n’a droit de cité. Trois ans et demi plus tard, on constate, comme on pouvait le prévoir, que la « précarité » a augmenté et qu’elle touche de plus en plus les jeunes. Ce qui est normal, puisque c’est la conséquence automatique de l’introduction de ce genre de dispositions. 

Une décision du peuple qui n’a pas exactement effacé la précarité.

Autrefois, on savait que le recours à la souveraineté du peuple avait l’avantage de mettre en échec les pressions, les menaces, les violences qui pouvaient s’exercer contre une assemblée délibérative. C’est ainsi que, lors du procès de Louis XVI, ceux des conventionnels qui voulaient sauver le Roi, constatant que les députés étaient terrorisés par les sans-culottes qui s’agitaient dans les tribunes, avaient en vain demandé que le jugement de la Convention fût ratifié par le peuple, proposition rejetée le 15 janvier 1793 par 423 voix contre 286.

Aujourd’hui, la situation est radicalement différente. C’est sans doute le représentant du peuple qui est libre. Ne serait-ce que, surtout dans les pays qui connaissent la bienfaisante proportionnelle, les élus des divers partis travaillent ensemble dans tant de commissions et de comités qu’ils ont un minimum d’égards les uns pour les autres. L’électeur, lui, se souvient jusque dans le secret de l’isoloir du « bon vote » qui lui a été martelé par la télévision et la radio. Les humains les plus conditionnés de l’Histoire, comme disait Jules Monnerot… Le formatage médiatique permanent a transformé le vote populaire, qui était un frein aux excès, qui était la voix du bon sens, en une course en avant. À voir les mines réjouies de certains électeurs qui ont voté contre toute logique et même contre leur propre intérêt, je me demande s’ils croient vraiment qu’un journaliste de la télévision d’État va venir leur donner une médaille en chocolat pour avoir voté « progressiste ».

Une démocratie directe de moins en moins directe

Ceci étant, la vraie démocratie directe, l’absence de corps délibératif, le contact direct entre l’exécutif et les électeurs, ceci existe dans certains cantons suisses au niveau communal.  Voici un exemple concret que j’ai vu fonctionner dans mon village de résidence en Valais.

Il est vrai que le village n’en est plus un, puisqu’à force de fusions de communes, il est arrivé à compter 5’733 électeurs inscrits à la date du 3 mars 2024. Retenons bien ce chiffre : 5’733.

Me voici convoqué, un certain soir de novembre, à l’assemblée primaire qui doit délibérer d’une question vitale pour l’avenir de la commune. Mais vraiment vitale. Je me dois donc de soutenir l’exécutif communal. Je m’en vais ainsi vivre la vraie démocratie directe, telle un Athénien sous Périclès ou un Appenzellois sous Raymond Broger. « La liberté des Anciens », aurait dit Benjamin Constant. Premier problème : il faut bien que quelqu’un se dévoue pour garder les enfants. Horresco referens… Madame se sacrifie (là, j’ai l’impression de faire un aveu qui va me condamner à mort). J’ai tout à coup l’impression que la démocratie directe, c’est un système qui favorise ceux qui n’ont pas d’enfants. Doublement automatique de leur poids électoral. On est loin du vote familial.

Deuxième problème : un soir de novembre, dans les montagnes, on ne va pas tenir une assemblée primaire communale dans la prairie du Grütli. La commune a prévu une salle. Contenance : 500 personnes. 500 places pour 5’733 électeurs inscrits ? On prévoit dès le départ plus de 90% d’abstentions ? L’exercice démocratique est réservé aux plus endurants ?

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La première question à l’ordre du jour est capitale pour l’avenir de la commune. Comme la commune est relativement riche – enfin, riche pour un village valaisan -, elle n’a pas tendance à voter pour les formations politiques qui distribuent les subventions. (En fait, c’est plutôt mon village qui subventionne les villes de la plaine.) Comme par hasard, c’est surtout les représentants de ces formations que je vais devoir entendre pendant toute la soirée critiquer la proposition de l’exécutif communal sans avoir rien à proposer en rechange.

Au bout de quoi… trois heures, un peu plus, un peu moins, d’attaques contre l’exécutif communal, on finit par voter et le hasard fait que la proposition absolument salvatrice pour l’avenir de la commune finit par être adoptée. Peut-être que la minorité qui adhère aux partis distributeurs de la manne étatique n’a pas si bien réussi à prendre en main la composition de l’assistance. Mais je ne peux m’empêcher de me poser une question : qu’est-ce qui garantit, avec une participation de 500 électeurs sur 5’733 inscrits, qu’un parti qui représenterait 5% de l’électorat communal ne puisse s’arroger la majorité à une prochaine assemblée primaire ? Ailleurs, on bourre les urnes ; ici, on pourrait bien bourrer les salles.

Il est 23 heures et il reste trois autres points à l’ordre du jour. J’ai une famille et un boulot. Je ne vais pas rester toute la nuit pour participer au vote. Je me vois forcé de rentrer piteusement chez moi. L’exercice de mes droits de démocrate athénien s’arrêtera donc là.

Je me pose toutefois une question. En quoi l’exercice que je viens de vivre est-il plus démocratique qu’un vote d’un conseil municipal élu, avec un éventuel droit de référendum ?

Je doute donc que la démocratie directe soit plus démocratique que la semi-directe, elle-même de moins en moins démocratique, et de plus en plus conditionnée.

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