Des cartes et des hommes

Lorsque Dieu donna les cartes à jouer aux hommes, Il leur donna en même temps le remède contre l’ennui. Mais les jeux ont eu un début, et ils auront une fin. Un jour, il n’y aura plus de joyeux joueurs de jass et de belote, et tarotage et sirotage ne seront plus les mamelles de la Francophonie. Et ce jour sera l’un des plus tragiques. À moins que le goût de la convivialité et la fidélité aux racines ne sauvent les cartes, si fragiles et si importantes.

Certes, le poker et le bridge se sont imposés dans le monde entier avec la culture anglo-saxonne, au point que l’on a oublié que le bridge, malgré son nom, n’a rien d’anglais et qu’il est apparu vers 1870 dans les milieux cosmopolites, mais francophones, des grands ports de l’Empire ottoman. Il n’empêche que les Allemands continuent de jouer au skat, les Italiens à la scopa, les Russes au dourak, et les Basques au mus. Fait majeur de civilisation, au point que la méthode Assimil d’initiation à la langue basque unifiée contenait une leçon consacrée au mus.

La plupart des choses que nous croyons immémoriales sont en fait récentes. Bien des danses folkloriques sont en fait d’anciennes danses de cour, abandonnées à la ville, et maintenues dans les villages. Les Français ne jouent à la belote que depuis la guerre de 1914, et pourtant elle passe pour aussi traditionnelle que la dentelle du Puy. 

Nos ancêtres, avant la Révolution industrielle, jouaient beaucoup. Puis on a sacrifié deux générations à l’esclavage de la machine pour que leurs descendants puissent entrer dans la civilisation des loisirs. Loisirs dans lequel le jeu de cartes n’a jamais retrouvé la place prépondérante qui fut la sienne sous l’Ancien Régime.

Gustave Caillebotte, La Partie de bésigue (1881), Louvre Abu Dhabi.

Et pourtant… Huysmans, dans Marthe, décrit très précisément le déroulement d’une partie de bésigue. Ce jeu que Caillebote a représenté dans un tableau célèbre. Dans l’édition de la Pléiade, note 4, page 1489, le bésigue est défini comme un « jeu de cartes traditionnel français, très populaire au XIXe siècle ». Certes, ce jeu a perdu de sa superbe, au point que l’on ne sait plus qu’un briscard, c’est à l’origine un joueur qui a levé beaucoup d’as et de dix au bésigue. Mais ma dernière partie de bésigue remonte au 9 septembre 2023, ce qui prolongerait de beaucoup le XIXe siècle. Et l’on trouve des applications pour jouer au bésigue contre un ordinateur. Il ne faut pas trop vite enterrer les jeux.

Il y a des traditions locales qui, tel le village d’Astérix, résistent à la déferlante du poker et du bridge. Je doute qu’il y ait encore des joueurs de piquet, pourtant distraction principale de la Gigi de Colette dans le Paris de 1900. Mais la crapette évoquée par Paul Morand dans La clef du souterrain se porte toujours bien. Il paraît qu’on trouve encore des pratiquants du whist qui a donné son nom à une des nouvelles des Diaboliques de Barbey d’Aurevilly.  Le jeu de l’hombre survit au Danemark, alors qu’il a disparu ailleurs. Le tarot, qui agonise en Autriche, a reconquis la France au cours du dernier demi-siècle. Il y a des jeux qui ne se pratiquent plus guère que dans un village – la chouine à Lavardin. Sympathique forme de résistance à tous les impérialismes.

Sans compter qu’une simple navigation sur Internet permet de constater que, dans bien des villages, le concours de belote, de tarot ou de jass est la principale, voire la dernière, forme de lien social.

Elles nous accompagnent depuis tant de générations, ces cartes à jouer, que leur arrivée en Europe, depuis un Orient imprécis, se perd dans les brumes de l’oubli. À peine savons-nous que Charles VI le Fol jouait à la bataille et que les cartes à jouer étaient bien implantées chez nous au début du XVe siècle. Et les chroniques de l’empire des jeux de cartes restent emplies de mystères. 

Là encore, les autorités ecclésiastiques ont manqué le coche, puisqu’en 1452, à Erfurt, le légat papal Jean de Capistran faisait encore brûler les cartes à jouer. Heureusement, cet affront a été réparé par le pasteur bernois Ruedi Heinzer, auteur d’une stimulante théologie du jass.

Leur adoption par les Britanniques et les Américains a popularisé dans le monde entier les enseignes françaises – carreaux, cœurs, piques et trèfles. Mais il y aussi des enseignes allemandes – cœurs, feuilles, glands et grelots – et des enseignes espagnoles et italiennes qui, ailleurs, ne sont utilisées que pour le tarot divinatoire – bâtons, coupes, deniers et épées. Comme souvent, la Suisse est le pays des particularismes et le conservatoire des traditions disparues ailleurs. Il ne s’agit pas seulement des enseignes propres à la Suisse alémanique – écussons, glands, grelots et roses. Plus édifiant est le fait que dans la Surselva, l’Oberland grison, on joue encore au Troccas, variante locale du tarot français pratiquée avec des enseignes espagnoles et des légendes en français. (Une association grisonne vient toutefois de traduire, au bout de trois cents ans, les légendes de ces cartes du français vers le romanche sursilvan.) Il s’agit d’une variante du tarot de Besançon, depuis longtemps oublié en France au profit du tarot de Marseille pour la divination et du tarot Grimaud pour le jeu, mais qui a donné naissance aux cartes suisses 1JJ, variante dans laquelle Jupiter et Junon remplacent le Pape et la Papesse. Ledit tarot suisse 1JJ est encore utilisé pour le Troggu, autre variante encore plus localisée du jeu de tarot, limitée à quelques villages du district de Viège, dans le Haut-Valais. Dans le reste de la Suisse alémanique, le tarot suisse n’est plus utilisé qu’à des fins divinatoires. 

Mais la réalité est encore plus complexe. Milan, Gênes et Turin italiennes jouent avec les enseignes françaises, de même que Berne et Bâle pourtant alémaniques. En sens inverse, la Vendée et la Saintonge, bien françaises, jouent à l’aluette avec des cartes espagnoles. Dire que l’on joue avec les enseignes suisses à l’est de la ligne Brunig-Napf-Reuss, soit environ 100 kilomètres à l’est de la frontière linguistique, sur l’ancienne démarcation entre les Burgondes et les Alamans, est une simplification. Quel accident de l’Histoire explique l’existence d’une enclave thurgovienne qui joue avec les cartes françaises sur les rives du lac de Constance, bien à l’est de Zurich ?

Une libération du hasard

L’histoire des jeux de cartes est celle d’une libération du hasard. Des jeux qui étaient à la mode au XVIIIe siècle, comme le pharaon, nous seraient sans doute insupportables aujourd’hui, encore que le jeu du nain jaune ait survécu à toutes les révolutions et toutes les guerres. Étape par étape, on en est arrivé à des jeux où le hasard ne joue plus de rôle, comme le Differenzler suisse ou la Bâtarde créée en France au début du XXIe siècle. Je ne me lasse jamais de cet avis du ministère autrichien des Finances qui a exclu le Tarock de la liste des jeux de hasard et constaté qu’il était un jeu d’adresse.

Il est dommage que le français, contrairement à l’allemand, n’utilise pas des mots différents pour désigner le tarot divinatoire et le tarot ludique. Depuis plus d’un siècle, ils sont pourtant distincts jusque dans leur apparence physique. Celui qui tient entre ses mains les arcanes majeurs du tarot divinatoire a devant lui un résumé de la civilisation occidentale, puisque l’Hermite n’est autre que Diogène, que c’est Alexandre le Grand qui trône sur le Chariot et que la Papesse perpétue la mémoire de Manfreda de Pirovano. Quant au joueur de tarot, il célèbre encore et toujours, à travers les 21 atouts du jeu, le mode de vie de la Troisième République française avant le déluge de 1914.

Annonce de 1932 dans Paris-Soir. Une certaine civilisation française dont on peut se montrer nostalgique.

Un jeu français de belote contient à la fois l’Antiquité, la matière de Bretagne (Lancelot, le valet de trèfle), la matière de France (Charles, alias Charlemagne, le roi de cœur) et la geste de Jeanne d’Arc (Lahire, le valet de cœur). L’adultère jubilatoire qui donne son nom au bésigue, le mariage du valet de carreau et de la dame de pique, découle en toute logique de ce que Hector et Pallas sont les seules figures d’un jeu français qui se regardent. Le joueur de belote tient ainsi dans ses mains trois mille ans d’histoire.

Une boîte d’initiation au jass publiée en 2019 par AGM AGMüller proclame que « ces jeux favorisent la mémoire, la réflexion stratégique et la flexibilité ». Loin de moi l’idée de le contester. On le sait depuis Joseph de Maistre : « la chose la plus utile aux hommes, c’est le jeu ». Je ne me lasserai jamais des paroles du penseur savoisien :

« Je ne veux pas considérer la chose par le côté moral et sublime ; je ne veux pas examiner quel avantage doit avoir dans les affaires celui qui a passé sa vie à méditer sur la puissance des Rois, des Dames, et des Valets. Sous ce point de vue, j’aurais trop beau jeu. Allons terre-à-terre, et dites-moi, je vous prie, si vous trouvez quelque moyen comparable au jeu pour perfectionner deux qualités éminentes : la mémoire et la présence d’esprit ? »

Une excellente école de volonté

Je m’étonne plutôt que, dans la Suisse du XXIe siècle, il soit nécessaire de rappeler de telles évidences et de faire la propagande des jeux de cartes. Car enfin, ces jeux comme la belote ou le jass, où le valet, à l’atout, devient soudain la carte la plus puissante, n’est-ce pas la lutte de ceux qui veulent sortir de la médiocrité et qui aspirent à un succès éclatant ? N’est-ce pas le résumé de ce que fait l’Occident depuis qu’il est devenu capitaliste ? N’est-ce pas une très excellente école de volonté ?

D’où la liste interminable des hommes d’État qui ont lié leur nom aux cartes. Une quantité de conseillers fédéraux suisses joueurs de jass. Le cardinal Mazarin et le hoc. Talleyrand et le whist. Napoléon et le vingt-et-un. Guy Mollet et la belote. Edgar Faure et le tarot. Winston Churchill et le bésigue qui n’avait de chinois que le nom. Józef Piłsudski et Charles de Gaulle, amateurs de réussites, dont certaines sont attribuées à Napoléon. Giscard d’Estaing et le gin-rami. 

Et le barbu lié à jamais à la famille Mitterrand. Cela ne me surprend guère, s’agissant d’un jeu où il faut chasser le roi de cœur, prénommé Charles comme un certain général dont François Mitterrand était le principal adversaire politique. D’où le délicieux petit roman policier de Roger Gouze, beau-frère du leader socialiste, La partie de Bambu, plus tard adapté à la télévision sous le titre L’énigme blanche.

Le jeu de barbu des Mitterrand, cela semble bien dépassé. Pourtant, quelque part en Suisse, deux petites filles jumelles qui n’ont pas six ans jouent chaque semaine au Roi des Nains, la version simplifiée et médiévale-fantastique du barbu mise au point par Bruno Faidutti. 

Alors je me dis qu’avec un peu d’efforts, de convivialité et de volonté de transmission des parents aux enfants, la veine souterraine du jeu de cartes, qui irrigue l’Europe depuis plus de six siècles, ne tarira pas.

  • Roger Caillois e.a., Jeux et sports, Encyclopédie de la Pléiade, Paris 1967, 1826 pages.
  • Daniel Daynes, Le livre de la belote, Bornemann, Paris 1996, 160 pages.
  • Daniel Daynes, Les 30 meilleurs jeux de cartes, Bornemann, Paris 2001, 128 pages.
  • Thierry Depaulis, Histoire du Bridge, Bornemann, Paris 1997, 176 pages.
  • Ruedi Heinzer, Sonntagsjass, Theologischer Verlag Zürich, Zurich 2019, 120 pages. 
  • Joseph de Maistre, « Six paradoxes à Madame la Marquise de Nav… », in Joseph de Maistre, Œuvres, édition établie par Pierre Glaudes, Bouquins, Robert Laffont, Paris 2007, pp. 103-174.



En quête d’harmonie

Au Peuple, voilà un article que nous ne ferons pas. Non pas qu’une telle nomination nous déçoive, mais au contraire parce que nous considérons que ce poste a été accordé à une personne et non pas à un profil. Une personne assurément compétente, courageuse, et dont l’engagement, comme tout engagement au profit de la chose publique, mérite toute notre estime. Les parcours individuels, pour le reste, ne méritent ni commentaire ni jugement. Un journaliste n’a pas pour vocation de guider les âmes.

Alors pourquoi, nous direz-vous peut-être, consacrer autant d’attention aux questions de genre, numéro après numéro? Dans cette édition, il est en effet de nouveau question de catégories nouvelles, genderqueer (qui échapperait au «schéma binaire» homme-femme, nous explique-t-on) et bigender (qui alternerait ou correspondrait aux deux), dont on découvre avec étonnement dans un fascicule qu’elles sont désormais enseignées aux écoliers vaudois. Il s’agirait, nous explique la fondation Profa, chargée de ces cours, de renforcer l’estime personnelle d’enfants ne se sentant pas tout à fait à l’aise dans les stéréotypes de genre ou de lutter contre les discriminations. Voilà qui est fort vertueux, mais doit-on accepter que des cours de biologie (ou de français pour autant qu’on l’apprenne encore en classe) enseignent la répartition de l’espèce – sauf cas très rares de personnes intersexuées – en deux grandes catégories, tandis que des intervenants externes expliquent à nos enfants qu’il y a une infinité de genres et de possibilités de catégorisation? N’est-il pas un peu déboussolant pour des gamins de faire face à des adultes chargés de leur apprendre des choses très opposées, mais censées toutes s’appuyer sur les derniers développements de la science, présentée comme un tout homogène?

En apprenant des choses que leurs parents ne savent pas, parce qu’elles n’existent parfois tout simplement pas dans la nature, ces enfants seront incités à se penser plus avancés que leurs aînés, tristement englués dans des déterminismes biologiques. Ainsi s’évanouira l’un des commandements sur lesquels s’est construite notre civilisation: le devoir d’honorer son père et sa mère. A quoi bon montrer telle révérence puisque le monde qu’ils représentent sera toujours marqué du soupçon de quelque oppression systémique…
Notre propos n’a jamais été, et ne sera jamais, de juger des gens en raison de leurs parcours individuels, de leurs éventuelles ruptures biographiques, de la manière dont ils entendent vivre leur vie privée. En soulignant les périls d’une «éducation à la déconstruction», pour autant que cet oxymore ait un sens, nous affirmons ceci: qu’une société soucieuse d’harmonie ne peut faire l’économie de modèles dominants si elle entend garder un art de vivre encore susceptible de faire barrage à un vaste sentiment d’impiété générationnelle. Que ces cadres généraux n’étouffent pas les personnes qui ne s’y retrouveraient pas entièrement, à la bonne heure ! Mais de grâce, n’allez pas expliquer à des enfants que 5000 ans de civilisation avant eux n’avaient rien compris.