Vous avez dit réac?

Parfois, lors de discussions autour d’une bière ou d’un café on me lâche à la cantonade: «Tu es tout de même un peu réac!». Longtemps, j’ai mal assumé mon côté «réactionnaire», comme une sorte de maladie honteuse. Aujourd’hui, je réponds invariablement avec Léon Daudet: «Je suis tellement réactionnaire que quelquefois j’en perds le souffle», puis je passe à autre chose.

Vous comprenez aisément pourquoi le titre et surtout le sous-titre de l’ouvrage (De Maurras à Houellebecq) m’a interpellé. A peine acheté, je me suis mis à le lire. Plus j’avançais dans la lecture et plus mon crayon rouge soulignait et griffonnait des remarques dans les marges. J’avais l’impression de lire le travail de maturité d’un gymnasien militant d’Extinction Rebellion ou d’un zadiste du Mormont. En fait, l’ouvrage de Monsieur Berthelier est le fruit trop mûr de sa thèse réalisée sous la direction de Christelle Reggiani de la Sorbonne et de Gilles Philippe, professeur ordinaire de l’Université de Lausanne.

La méthode utilisée pour analyser les différents auteurs est, on peut être en droit de la contester, une grille de lecture marxiste empruntée au philosophe et sociologue Lucien Goldmann (1913-1970). Moi qui croyais que le matérialisme historique avait été jeté aux oubliettes de l’histoire! Il faut dire que notre auteur organise depuis des années des séminaires de «Lecture de Marx» ainsi que le «Séminaire littéraire des armes de la critique». On peut tout de même douter de son objectivité. Non content de se faire l’héritier d’une critique marxiste, Monsieur Berthelier fait des incursions dans le genre «psychologique» notamment avec Marcel Jouhandeau. Il explique que Jouhandeau va publier à la NRF – que Berthelier qualifie de «cénacle de la bourgeoisie mondaine et esthète» – à cause de la récente fortune de sa famille et de son homosexualité. On ne peut que saluer la rigueur de la critique académique!
En ce qui concerne le contenu de cet ouvrage, je suis aussi assez dubitatif. Tout d’abord pourquoi partir de Maurras? Barrès aurait été plus approprié, mais laissons cela. Notre auteur commet un grand nombre d’erreurs sur Maurras. Passés les poncifs que l’extrême gauche accumule sur le maître de Martigues, on découvre que Monsieur Berthelier ne connaît pas son sujet. Maurras appréciait le style de Proust, contrairement à ce qu’affirme l’ouvrage. Il fut même un des premiers lecteurs enthousiastes des Plaisirs et les jours, œuvre de jeunesse de Proust. L’auteur lui en sera toujours reconnaissant, comme il l’écrit dans des lettres à la fin de sa vie. D’ailleurs, tous deux fréquentaient les mêmes salons mondains vers 1895. Sur le plan formel, Maurras appréciait davantage la liberté de la Renaissance que le formalisme du Grand Siècle.

Quant à Céline, Monsieur Berthelier reconnaît qu’il est étudié brièvement, juste pour rappeler qu’il n’a aucun lien avec Maurras et aussi «parce qu’il existe déjà une quantité pléthorique d’études céliniennes».
Le traitement que l’auteur réserve à Georges Bernanos reste dans le ton de l’ouvrage, un travail d’étudiant qui n’a pas compris grand-chose, et en particulier pas le génie prophétique de l’auteur. Le maître de conférence omet encore un grand nombre d’auteurs: Léon Daudet, René Barjavel, Pierre Benoit, Abel Bonnard, Henry Bordeaux, Paul Chack, Alphonse de Châteaubriant, Bernard Faÿ, Maurice Bardèche, Pierre-Antoine Cousteau et j’en oublie. En ce qui concerne Les Hussards, je ne saurais trop recommander le livre de Marc Dambre, Génération Hussards, qui vient de paraître.
Je m’arrête là et laisse de côté tout ce qu’il faudrait écrire sur l’étrange choix d’inclure Renaud Camus dans la liste autant que celui de s’en prendre à Houellebecq, qui relève de l’art d’enfoncer des portes ouvertes.
Pour Vincent Berthelier: «Chez les réactionnaires, une anecdote personnelle peut servir de point de départ à un texte apocalyptique». Il est vrai que le réactionnaire authentique ne vit pas dans le monde des idées, il ne fait pas de sculpture sur nuages, mais il met ses mains dans la pâte humaine et s’enracine dans la réalité, loin des idéologies et des préconcepts.
Le chroniqueur culturel de Bon pour la tête – média qui se qualifie lui-même d’indocile – ne s’est pas trompé en intitulant son article «Le style réac: usine à maximes». Le but de l’ouvrage est de fourbir des arguments au camp de la culture de l’effacement en discréditant les auteurs qui pourraient permettre de structurer une résistance intellectuelle. Ne nous laissons pas culpabiliser par les mandarins du politiquement correct, qu’ils soient revêtus du bonnet de docteur ou qu’ils tiennent la plume de l’information. Rejetons cet «index librorum prohibitorum» d’un revers de main! Comme l’affirmait Nicolás Gómez Dávila: «Le réactionnaire n’est pas un nostalgique rêvant de passés abolis, mais celui qui traque des ombres sacrées sur les collines éternelles.»

Vincent Berthelier, Le style réactionnaire. De Maurras à Houellebecq, Paris, Éditions Amsterdam, 2022

Marc Dambre, Génération Hussards. Nimier, Blondin Laurent… Histoire d’une rébellion en littérature, Paris, Perrin, 2022

Nicolás Gómez Dávila, Le Réactionnaire authentique, Monaco, Éditions du Rocher, 2005




Céline: l’infime espérance

L’été dernier, nous apprenions, à la fois stupéfaits et réjouis, la réapparition des fameux manuscrits disparus de Louis-Ferdinand Céline. Quelques mois plus tard, la maison lausannoise BSN press publiait, dans sa nouvelle collection verum factum, Coulisses du nom propre (Louis-Ferdinand Céline), un essai de Jérôme Meizoz réunissant et actualisant les propos du sociologue sur l’auteur du Voyage au bout de la nuit (1932) et de Mort à crédit (1936). Enfin, paraissait début mai le tant attendu Guerre, écrit très probablement entre les publications des deux précités, et premier de quatre ouvrages à paraître, dont deux autres inédits et une version plus longue du déjà connu Casse-pipe

M. Jérôme Meizoz écrit donc sur Céline, médite sociologiquement son œuvre, sa posture. Son propos est argumenté, assez agréable à lire – comme dans ses autres écrits du genre, en particulier sa thèse, L’Âge du roman parlant (2001), dans laquelle il consacrait déjà un chapitre important à Céline, auteur dont il parle dans plusieurs autres publications. Voilà de l’académique fluide, certes un peu jargonnant ; de l’argumentation sociologique : or l’auteur outrepasse le domaine de la sociologie, ou déborde avec sa sociologie sur d’autres domaines plus fondamentaux. 

«Une œuvre, c’est un style et un secret.» (Maurice Chappaz) L’œuvre des grands écrivains, c’est-à-dire des écrivains dont le style naît d’une pensée cherchant sa formulation, témoigne d’un secret. C’est le secret de leur âme qui gît derrière leurs lignes, et non seulement celui de l’image qu’ils prétendent donner d’eux; ne jamais tenter d’approcher celui-là et se focaliser exclusivement sur celui-ci, c’est la tendance du sociologue: comme s’il s’agissait de parler de posture pour mieux ignorer l’âme, voire pour la nier. 

Le sociologue abordant l’œuvre d’un grand écrivain s’attaque paradoxalement à l’œuvre la moins susceptible d’être comprise grâce à ses méthodes.

L’âme: voilà justement un mot que Céline utilise, dans Guerre et ailleurs; mot que M. Meizoz n’utilise pas, que les sociologues n’utilisent pas. M. Meizoz lisant Céline: nous avons là un cas typique. Le sociologue abordant l’œuvre d’un grand écrivain s’attaque paradoxalement à l’œuvre la moins susceptible d’être comprise grâce à ses méthodes; et c’est peut-être parce qu’il le sait au fond de lui (dans le secret de son âme) qu’il consacre autant d’habileté à tâcher de prouver le contraire – en vain. 

Le plus grave, ce ne sont pas les habiles dissections de la posture célinienne – qui ont leur légitimité, certes relative, circonscrite – mais l’hypothèse, affirmée dès la quatrième de couverture, comme pour attirer le chaland bien-pensant, d’un lien de nature entre le style de Céline et certaines idées énoncées dans ses pamphlets, dont la plupart parlent sans en avoir lu une seule ligne. Ce qui n’est pas le cas de M. Meizoz – bien qu’il ne semble pas avoir été très attentif à ce que dit leur structure et leur tonalité, au contraire de M. Maxence Caron, dans un article extrêmement pertinent paru en 2019 (voir la référence en fin d’article).

Voici donc l’hypothèse aguicheuse de M. Meizoz, en quatrième de couverture: «Et si l’écriture de Céline, ses choix de genres et de style étaient profondément solidaires de ses idées nationalistes et racistes?» Et voici, cette fois dans l’ouvrage, quelques mots venant étayer cette hypothèse: le propos de Bagatelles pour un massacre consisterait selon l’auteur en une «lente déconstruction de la notion de «raffinement» intellectuel qui ramène à l’éloge du physiologique: l’oral célinien touche simultanément au pulsionnel et au politique» (p. 55). Il faut être bien matérialiste, ignorer l’âme, ignorer le spiritualisme universaliste de Céline, pour penser que son travail stylistique relève d’un tel éloge du physiologique… Le terme pulsionnel, de même, est réducteur; il faut lui préférer cette notion si importante et que Céline invoque lui-même à plusieurs reprises : l’émotion, qu’on pourrait qualifier de possession de la vérité dans une âme et un corps (Rimbaud). M. Meizoz, du moins le Meizoz sociologue, réduit le spirituel au matériel, l’auteur à sa posture, le style à une stratégie, l’émotion à la pulsion. 

Pulsionpolitique: Céline est un fasciste, avant tout, plus que tout, tout le temps, et son œuvre elle-même baigne dans ce fascisme. Voilà semble-t-il où veut en venir le sociologue, qui résume le sens global de son propos ainsi: «Loin d’être par nature le site privilégié où un sujet de génie rend compte du monde, la littérature célinienne apparaît plutôt ici […] comme l’effet de divers subterfuges discursifs. Sans vigilance critique, avec Destouches/Céline, on tomberait vite sous le charme de la «petite musique»…» (p. 73) A-t-on jamais lu plus ridicule mise en garde? Sous ses humbles airs, le maître de vertu met au pinacle sa vigilance, son état de veille qui relève plutôt, à vrai dire, d’un coma spirituel…

Sur Céline, que faut-il lire? Un ouvrage, tout d’abord, que M. Meizoz ne cite étonnamment pas dans sa bibliographie pourtant étoffée: le Céline de Philippe Muray, paru en 1981, augmenté en 2001. Plutôt que d’affronter cet ouvrage important – ce qui m’aurait semblé légitime – dont M. Meizoz connaît l’auteur (il cite du moins son nom p. 114), le sociologue s’attaque à la posture de Richard Millet, qu’il inscrit dans la lignée de celle de l’ermite de Meudon. Le choix de la cible dit ici peut-être quelque chose des capacités du tireur… Je conseille donc de lire – liste évidemment non exhaustive – cet ouvrage essentiel de Muray ainsi que deux articles fondamentaux de Maxence Caron (voir ci-desous).

Quant à l’œuvre de Céline, il faut bien sûr lire tous les romans, ainsi que, à titre au moins informatif, mais aussi pour leurs qualités indéniables, certes mêlées à des propos immondes, les pamphlets ; et non se contenter de lire en diagonale le Voyage et Mort à crédit, comme font les belles âmes «cultivées». Lisons maintenant Guerre, en particulier les premières pages de ce récit qui est apparemment un premier jet que Céline aurait peut-être retravaillé s’il l’avait eu encore sous la main, pendant et après son exil – mais c’est loin d’être certain, la matière existentielle qu’il transposa dans la trilogie allemande (D’un château l’autreNordRigodon) étant bien assez riche pour qu’il ne ressentît pas le besoin de remonter plus haut dans ses souvenirs.

Au début de ce récit, le narrateur vient de subir une blessure au bras et à l’oreille. Il reste plusieurs heures dans la boue : nous sommes dans le nord de la France, en 1914; c’est de son expérience de la guerre, de sa propre blessure, que l’auteur parle – de cet événement au principe de son œuvre, comme en atteste cette première illumination qu’il nous plaît de citer: 

«De penser, même un bout, fallait que je m’y reprenne à plusieurs fois comme quand on se parle sur le quai d’une gare quand un train passe. Un bout de pensée très fort à la fois, l’un après l’autre. C’est un exercice je vous assure qui fatigue. À présent je suis entraîné. Vingt ans, on apprend. J’ai l’âme plus dure, comme un biceps. Je crois plus aux facilités. J’ai appris à faire de la musique, du sommeil, du pardon et, vous le voyez, de la belle littérature aussi, avec des petits morceaux d’horreur arrachés au bruit qui n’en finira jamais. Passons.» (p. 27-28)

Ces morceaux d’horreur arrachés au bruit, au chaos, c’est la matière horrible de l’expérience de la guerre qu’il met à distance et transmue par la littérature, c’est le mal dont il fait éclore les fleurs de son style. 

Un exercice. Au futile exercice de style, Céline, comme tout grand écrivain, privilégie le style comme exercice, étymologiquement comme ascèse. Ainsi, ces facilités auxquelles il ne croit plus, ce sont celles du style limpide des lettres que le père du narrateur lui écrit, ou encore du style du roman bourgeois, traditionnel. C’est son âme, donc, qui travaille ascétiquement son style, ou qui est travaillée par lui: un style et un secret… Passons maintenant à l’énumération : de la musique, celle de son style bien sûr, sa petite musique; ce sommeil ensuite qu’il s’évertue à trouver, tant les bruits en lui sont incessants depuis sa blessure – Beethoven apocalyptique n’ayant pour seule ressource musicale que la langue qu’il invente ; du pardon, cette absolution qu’il cherche dans le travail littéraire; de la belle littérature aussi, précise-t-il, comme pour ironiser sur cette (trop) belle tirade qu’il fait là. Et ces morceaux d’horreur arrachés au bruit, au chaos, c’est la matière horrible de l’expérience de la guerre qu’il met à distance et transmue par la littérature, c’est le mal dont il fait éclore les fleurs de son style. 

On ne travaille pas ainsi pendant plus de trente ans à l’exigeante élaboration d’une œuvre littéraire (à placer parmi les toutes premières du XXe siècle) quand on ne vit que de matière, de cynisme, de pulsion, bref quand on est substantiellement un salaud, un fasciste – car l’âme perçoit, dans le chaos du monde, derrière tout cela, un mystère, son propre mystère :

«Ça brille pas fort l’espérance, une mince bobèche au fin fond d’un infini corridor parfaitement hostile. On se contente.» (p. 45)

Post scriptum: dans son compte-rendu de Guerre paru le 5 juin sur le site Grand Continent, M. Meizoz, omettant l’important «On se contente», cite cette phrase sur l’espérance comme preuve d’un nihilisme radical de Céline. Cela à l’appui de sa théorie d’un Céline essentiellement fasciste, qu’il associe quelques lignes plus bas à Mussolini et Hitler. L’espérance n’est justement pas absente, bien qu’elle soit infime… Il s’agit de s’en contenter, d’accepter. M. Meizoz lisant Céline, n’est-ce pas un bon exemple de cette mort qui «refroidit tout»…

Guerre, Louis-Ferdinand Céline, Gallimard, 2022

Coulisses du nom propre (Louis-Ferdinand Céline), Jérôme Meizoz, BSN press, verum factum, Lausanne, 2021

Céline, Philippe Muray, Gallimard, Tel, 2001 [1981].

Maxence Caron, «Céline: apocalypse, âme et musique» dans Pages – Le Sens, la musique et les mots, Séguier, 2011, p. 241-251.

Maxence Caron, «Bagatelles pour une autre fois» dans Fastes – De la littérature après la fin du temps, Belles-Lettres, essais, 2019, p. 359-385.




Et Céline anéantit le wokisme

En décrivant des femmes qui sont tantôt «bandatoires de naissance» ou susceptibles de «mettre le feu à la bite», le roman inédit de Céline, qui vient de paraître, a peu de chances de figurer un jour dans la bibliothèque idéale du jeune déconstructionniste. Pourtant, c’est un document exceptionnel sur l’horreur du premier conflit mondial, et sur les crises morales qui en ont découlé, que l’histoire vient de nous restituer avec la publication de Guerre. Conçu à partir d’un manuscrit perdu, puis tenu à l’écart de la veuve de l’auteur, ce récit nous plonge dans la réalité de Peurdu-sur-la-Lys, une localité paumée des Flandres où le protagoniste entame sa convalescence, dans le dégoût de l’humanité et la quête fragile d’une lueur d’espérance.

Roman des blessures de la chair, c’est aussi le récit des rapports humains détruits par l’expérience des tranchées. Ainsi, la figure d’une infirmière, moitié tortionnaire, moitié vénusienne, qui poursuivra le principal protagoniste de ses assiduités, mais aussi de son goût pervers pour les sondages vésicaux. «C’est un beau livre où l’on découvre des femmes dans des rôles très “genrés”, analyse Patrick Gilliéron Lopreno, photographe et chroniqueur littéraire pour L’Antipresse. Il y a la mère, l’infirmière et la prostituée, et toutes sont, à leur manière, restées aimantes sauf que le cadre moral a complètement éclaté.» Autre tension importante qui traverse le roman, la haine «des planqués», et une certaine solidarité «de classe» entre rescapés du front. «Malgré la détestation que peut inspirer sa pensée politique, cet aspect de l’œuvre nous rappelle que Céline lui-même s’est toujours senti du côté des exploités», poursuit Patrick Gilliéron Lopreno. A ses yeux, cette livraison post mortem relève du «grand Céline», à côté du Voyage au bout de la nuit ou de Mort à crédit. Et de relever que Gallimard a eu du courage de sortir le roman sans le censurer, même si un autre que Céline, et a fortiori un auteur vivant, n’aurait jamais pu publier un livre comme celui-ci en 2022.

« Tout le reste paraît bien pâle, en comparaison. C’est une excellente entrée dans l’œuvre de Céline. »

Laurent Passer, Président de l’association éditrice de la revue littéraire La cinquième saison

Un tel brulot pourrait-il d’ailleurs avoir sa place en classe? Président de l’association éditrice de la revue littéraire La cinquième saison, Laurent Passer estime que oui, à condition d’un bon encadrement. A part Houellebecq, il ne voit pas qui, dans la production contemporaine, pourrait résister au «coup de poing» représenté par la sortie de Guerre: «Tout le reste paraît bien pâle, en comparaison. C’est une excellente entrée dans l’œuvre de Céline, dont tous les thèmes sont présents.» Pas question, non plus, de trop s’attarder sur l’aspect très cru de certaines scènes de sexe: «Ce sont les ennemis de Céline qui estiment qu’il faudrait quasiment les interdire. J’aimerais mieux que l’on relève son style, qui me fascine et me séduit, ou son pacifisme, très présent dans ce livre, et que beaucoup semblent négliger.»

Éditorial: Le retour du grand contradicteur

Il y a tout d’abord ce titre, Guerre, qui vient nous engueuler d’un siècle qui nous paraît déjà si lointain, alors que la plupart d’entre nous y sommes pourtant nés. Un siècle où l’on pouvait encore célébrer l’«entrain» des jeunes enthousiastes qui allaient se jeter dans des tranchées pour participer au suicide sans gloire de leur continent.

Et il y a cette figure, Céline. La figure d’un homme brisé par les blessures, par les acouphènes, par la «mocherie humaine» aussi. Un homme façonné par l’horreur de la guerre sur laquelle s’ouvrent les premières pages du roman inédit publié ces jours chez Gallimard. Un anarchiste contrarié qui n’était peut-être pas tout à fait programmé pour la joie.

Céline: une figure que ses errements antisémites et ses compromissions semblaient avoir condamnée à ne plus rien pouvoir nous dire. Car nous vivons, nous autres modernes, dans l’Empire du Bien que vitupérait l’un de ses grands lecteurs, Philippe Muray. Un monde où l’on exige des guerres sans morts, du Coca sans sucre et une vie sexuelle aux contours soigneusement délimités par des contrats. Combien paraît loin cet univers à la pornographie débridée que nous découvrons, médusés, dans le nouveau roman de l’ermite de Meudon !

Pour bien illustrer ce choc des réalités, cette image troublante dans une grande librairie vaudoise: la collision entre, bien en évidence près de la caisse, le Guerre de Céline et, quelques rayons plus loin, un livre qui nous invitait à «cuisiner simplissime et aider l’Ukraine». Comme si préparer du chou farci et du bortsch allait tout soudainement nous transformer en valeureux guerriers de la liberté! Au fond, si Céline reste essentiel, c’est qu’il vient nous rappeler qu’il n’y a pas d’histoire, pas de littérature et peut-être pas tout à fait d’humanité sans un moteur fondamental qui s’appelle la contradiction. Céline, et c’est sa grandeur, est ce grand contradicteur d’une société qui a troqué le tragique pour le fun.